Un Prophète

Jacques Audiard

Dès les premières images, nous voici emprisonnés avec le héros du film. Par des plans sobres, maîtrisés, Jacques Audiard nous entraîne dans sa propre réalité. Critique du père Denis Dupont-Fauville.

Partant d’un assassinat, Un prophète va narrer une relation père-fils entre un délinquant d’origine algérienne et un truand corse vieillissant (prodigieux acteurs), la rivalité des gangs en prison et l’apprentissage courageux de la vie par un antihéros que tout devrait écraser.

Ici commencent les questions du spectateur libre de ne pas se laisser lui-même enfermer. Apparemment, le message est positif : un prisonnier devient maître de son destin, un laissé pour compte accède à la culture, un marginal relie des communautés, un isolé fonde une famille : l’intelligence triomphe de la force, la faiblesse de la turpitude. À la réflexion, ce qui nous est montré est un personnage broyé par des procédures anonymes jusqu’à ce qu’il parvienne à en imposer de nouvelles ; une intelligence qui n’acquiert le savoir que pour prendre le pouvoir ; un être qui, naissant dans la mort, ne pourra grandir qu’aux dépens des autres ; quelqu’un qui se coule dans des codes sociaux sans jamais se communiquer. Avec lui, la faiblesse ne vainc pas la turpitude : elle l’assimile.

Il y a donc dans ce film une imposture, qui éclate par le contraste entre ce qui est proclamé et le mode de cette proclamation. Les codes sont détournés : la relation père-fils recouvre une dialectique maître-esclave, le seul repas de fête partagé prélude à une fellation, les 40 jours et 40 nuits finaux de "purification" au mitard mènent non à l’offrande de soi, mais au meurtre du père. De même pour la bande son : la multiplicité des langues sculpte un univers ni Babel (la violence transcende les clivages) ni Pentecôte (on ne cherche pas à comprendre, mais à exploiter), où celui qui triomphe asservit les autres à son propre mutisme ; la musique, constituée par des airs folks anglo-saxons, en témoigne avec une sorte d’humour glacé. La manière de filmer les personnages atteste cette manipulation : songeons à l’aspect menaçant de la caméra (plans de dos, en plongée…), à la façon dont les femmes sont objets de défoulement, à la description voluptueuse de la nudité des prisonniers ou de l’égorgement. Cette « monstration » d’un monde déshumanisé est profondément déshumanisante.

La cohérence du scénario ne peut résister. L’espoir renaît au fil de trois scènes de plus en plus caricaturales. D’abord celle du cerf qui, heurtant une voiture, permet au héros de passer pour un prophète auprès d’un caïd. Quelle présentation de la complexité humaine et de la culture nord-africaine… Puis celle d’une fusillade digne de Chuck Norris, dont sort indemne (!) un parrain à qui l’on donne de massacrer un autre truand pour se tirer d’affaire. La prétention moralisatrice de cette manipulation amorale, qui répond au premier meurtre, fait frémir. Enfin, dernière image : à la sortie de prison, un couple portant un enfant se dandine, le regard vide, suivi par trois voitures. S’agit-il d’un épilogue de jeu vidéo ? D’une apologie de la puissance du nouveau caïd ? D’une représentation religieuse détournée ?

Le titre du film implique que son héros incarne le « prophète » d’un monde qui vient. Or un prophète est celui qui rend visible une parole : la qualité de l’homme atteste le message. Ici, Malik est dépourvu d’humanité. Avec lui, Audiard nous montre exactement ce qu’un prophète n’est pas. Tout au plus, son film énonce une prophétie : celle d’une société formée de tribus juxtaposées, que seule la violence régule et la mort tempère. Une prophétie si noire qu’il faut espérer que beaucoup combattront pour qu’elle ne se réalise pas.

P. Denis DUPONT-FAUVILLE +

Cinéma