« La fécondité humaine n’est pas un produit de consommation »

Dans un entretien au « Monde », le cardinal Jean-Marie Lustiger en appelle à la « responsabilité » du politique dans le débat sur la bioéthique. Il s’inquiète des « conséquences morales, sociales et politiques redoutables » de la « maîtrise de la reproduction » qu’autorisent les progrès de la médecine.

Quelle lecture faites-vous du projet de loi sur l’allongement de deux semaines du délai permettant l’interruption volontaire de grossesse, examiné par le Parlement à partir du mercredi 29 novembre ?

La loi Veil de dépénalisation de l’avortement se présentait comme une loi d’exception cherchant à remédier à des situations de « détresse ». On en est passé à une revendication de l’avortement comme d’un « droit » socialement garanti. Cette inversion appelle deux remarques. La première : le développement des moyens de contraception ne diminue pas le nombre des avortements. Au contraire, le nombre d’interruptions volontaires de grossesse a augmenté de 6 % en France entre 1993 et 1998, passant aujourd’hui à 210 000. L’IVG devient une suppléance courante de la contraception. Le responsable politique doit réfléchir à ce décalage entre l’intention du législateur et le résultat obtenu. On ne peut plus dire aujourd’hui que l’IVG est sans conséquences sociales. Le législateur doit favoriser l’aide aux femmes enceintes en difficulté et promouvoir une alternative à l’avortement. C’est une urgence éthique et sociale. » Ma deuxième remarque porte sur la sexualité adolescente et renvoie également à la responsabilité du législateur. A partir d’un point précis, on touche à l’équilibre global de la société et des relations humaines. S’il s’agit de répondre à des situations tragiques de grossesses non désirées, ne faut-il pas s’interroger sur leur origine ? Si le « père » est un adulte, un membre de la famille, un éducateur, on se trouve en face de problèmes d’inceste ou de débauche. Si le « père » est un autre adolescent, que se passe-t-il donc dans le système éducatif pour que la sexualité adolescente soit à ce point permissive et provoque de tels drames ? Les grossesses par accident ne sont-elles pas le symptôme d’une régression affective et psychique de toute une génération ? La responsabilité du gouvernement comme de la société n’est-elle pas de soutenir l’éducation plutôt que de faciliter les avortements ?

Votre analyse est-elle similaire pour ce qui est de la proposition de loi socialiste sur la « pilule du lendemain » ?

Dans la proposition de loi sur la « pilule du lendemain », ou contragestive, l’autorité parentale est dessaisie, ce qui accroît le désordre. Pour lutter contre la violence au lycée et au collège, les ministres de l’intérieur et de l’éducation nationale font appel au renforcement de l’éducation morale et de l’autorité parentale. Mais, s’agissant de la sexualité des adolescents, on fait le contraire. On semble ne pas réagir aux conditionnements d’une sauvagerie inouïe que leur font subir la publicité, l’érotisme grossier et la violence charriés par la télévision et l’Internet. » Il est absolument nécessaire de condamner la pédophilie. Mais il ne faut pas, ailleurs, encourager la transgression sexuelle des adolescents, même sous couvert de prévention. C’est sur la figure de l’enfant que se cristallise la mauvaise conscience de notre société. Mais comment se refuser à faire le rapport entre pratiques perverses et promotion de la licence sexuelle ? C’est l’histoire du pompier pyromane. Alors on me dira qu’il y a des situations d’urgence. Mais il ne faut pas faire d’un geste posé dans l’urgence une norme établie, une règle du comportement. L’urgence obscurcit le jugement moral ; elle ne doit pas conduire à modifier la loi. La même logique éthique vaut d’ailleurs pour les derniers stades de la vie : elle demande au politique de maintenir l’interdit légal de l’homicide et de favoriser le développement des soins palliatifs.

Le gouvernement doit remettre en chantier les lois sur la bioéthique de 1994. En quels termes se pose aujourd’hui, selon vous, l’arbitrage entre le progrès médical et la responsabilité du politique ?

La bioéthique est un lieu symptomatique de notre vie sociale. On se trouve en face de logiques productivistes qui mettent en cause la nature du travail du législateur et du responsable politique. Les intérêts de la recherche et ceux des groupes qui les financent finissent par composer. Ils se confondent, assurent-ils, avec le bien de l’humanité, quitte à laisser leurs victimes au bord de la route. La recherche se pare d’une sorte de légitimité riche et orgueilleuse qui, pour motif de santé - en fait, par peur de la mort -, autoriserait à transgresser toute règle de droit. » Mais il y a quelque chose de pervers quand la recherche et l’argent s’imposent comme des fins. Ce sont des moyens et non des idoles dignes de sacrifices humains. Il est pervers aussi que les responsables politiques du bien commun s’alignent sur des ambitions techniques et économiques. N’est-il pas temps qu’ils déplacent le débat de la question des moyens à l’ordre des fins qu’ils ont la responsabilité de faire prévaloir : qu’est-ce que la dignité des êtres humains, leur liberté et leur fraternité ? Que peut-on permettre, que faut-il interdire pour respecter les individus, leur venue à la vie et leur mort ? Sur de tels enjeux, pourquoi et comment serait-il indispensable politiquement de transgresser des principes moraux essentiels ?

Partagez-vous les craintes exprimées déjà par de nombreux chercheurs et médecins devant les nouvelles possibilités de maîtrise de la fécondation et les risques d’eugénisme associés aux performances du diagnostic prénatal ? L’arbitrage entre progrès scientifique et responsabilité politique vous semble-t-il nécessaire ?

S’il y a progrès, ma question n’en a que plus d’intérêt : pour quelles fins ? Comment la paternité et la maternité structurent-elles l’être humain, être de langage, d’esprit et de don ? Est-ce que le désir d’enfant suffit à ce qu’un enfant existe ? Est-ce que le non-désir d’enfant suffit pour qu’un être n’existe pas ? La génération qui bénéficie aujourd’hui des techniques de procréation médicalement assistée s’empare de l’histoire, mais cette maîtrise impitoyable de la reproduction par le diagnostic prénatal et pré-implantatoire a des conséquences morales, sociales et politiques redoutables. Diagnostic pour soigner ? Oui. Diagnostic pour éliminer ? Non. La fécondité humaine n’est pas un objet de fabrication ou un produit de consommation. C’est un terrain de la plus haute responsabilité à l’égard d’autrui, de l’enfant d’abord, de l’humanité future ensuite. C’est pervertir le principe de précaution que d’en faire l’équivalent d’une sentence de mort. Cette génération, la première, porte la responsabilité de la lignée génétique, la responsabilité de la continuité et de la solidarité entre les générations humaines. Oui, la responsabilité politique est ici engagée. Qui protégera les êtres humains de leurs violences et de leurs délires si la démocratie y renonce ? Vous dites : « risque d’eugénisme ? ». Où est le risque ? Je vois l’eugénisme.

Vous avez parlé de « lignée génétique » et de « responsabilité » à l’égard de l’humanité future. Faites-vous allusion au clonage humain ?

Oui, bien sûr. Le clonage d’êtres humains, s’il devient techniquement possible, implique une reproduction à l’identique. Ce serait une attaque de la filiation. Il est contraire à notre dignité de réduire la génération humaine à une reproduction du même, à la production de copies conformes. Il est moralement injuste de priver un nouvel être humain de la relation filiale à ses parents et de la nouveauté unique propre à chaque personne engendrée. C’est le devoir civique des responsables politiques d’interdire juridiquement le clonage, comme l’a demandé, le 7 septembre, le Parlement européen. Celui-ci considère que le clonage thérapeutique pose un problème éthique profond, franchit sans retour une frontière dans le domaine des normes de la recherche et est contraire à la politique publique adoptée par l’Union européenne.

Quelle conclusion tirez-vous de ce principe de responsabilité pour les dizaines de milliers d’embryons humains conservés par congélation depuis plusieurs années en France ?

On est là dans une situation totalement absurde. Fabriquer ces embryons, comme on l’a fait, correspondait à une pression médico-scientifique dont on commence à mesurer l’ampleur tragique : 500 000 embryons congelés au monde. Il y a un principe clair : le fruit de la conception humaine est humain et doit donc être respecté du début jusqu’à la fin naturelle de son existence. » Le respect que nous devons à ces embryons humains, c’est de les laisser là où l’industrie des hommes les a placés. Par respect pour nous, par respect pour eux et par respect pour notre propre conception de l’humanité. Peut-on penser qu’il faille arrêter leur congélation ? Ce ne serait pas les tuer, dit-on, mais simplement mettre fin à notre industrie à leur égard, comme on renonce à un acharnement thérapeutique. Mais ils ne sont pas des malades dont il faut soutenir les fonctions organiques. Les priver de milieu vital, ne serait-ce pas un geste de mort qui traduirait seulement notre impuissance à les délivrer de l’enceinte « carcérale » où ils ont été relégués ? Se servir de ces embryons comme d’un matériau de recherche est pire encore : c’est accepter une nouvelle transgression utilitariste du principe de précaution et offenser mortellement le respect dû à ce qui a sur cette terre valeur absolue, l’être humain. Si les responsables politiques autorisent cette transgression, ils n’auront plus de raisons soutenables d’interdire la production d’embryons humains à des fins de recherche. Qui leur a donné pouvoir de vie et de mort sur leurs semblables ?

Alors que la Cour de cassation - dans l’affaire Nicolas Perruch - vient de trancher en faveur de l’indemnisation du préjudice qu’il y aurait à vivre handicapé, que peut faire le responsable politique face au développement des techniques de l’assistance médicale à la procréation et à celui de la demande d’un « enfant parfait » ?

Mais l’enfant parfait n’existe pas ! C’est un cauchemar. Ne vouloir obtenir qu’un enfant parfait, c’est être amené à se débarrasser de combien d’autres ?
Et que répondez-vous à ceux qui demandent la possibilité de travailler sur quelques centaines ou quelques milliers d’embryons humains pour résoudre certaines interrogations qui demeurent et mettre au point de nouvelles thérapies ? C’est, en d’autres termes, poser le problème des mains sales : « Pour faire le bien, laissez-moi commettre le mal. » La réponse, ici, consiste à dire aux chercheurs : « Vous êtes suffisamment intelligents pour atteindre votre objectif en empruntant d’autres voies ». Certaines existent déjà. »

PROPOS RECUEILLIS PAR JEAN-YVES NAU ET HENRI TINCQ
29 novembre 2000

Cardinal Jean-Marie Lustiger

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