Intervention du cardinal Jean-Marie Lustiger – Congrès juif européen

Les 28 et 29 janvier 2002.

Les signataires de Seligsberg ont espéré. Jules Isaac a frappé à la porte. Le Concile Vatican II l’a ouverte par la déclaration Nostra Aetate. Il fallait dès lors avancer sur le chemin de la reconnaissance mutuelle des Juifs et des chrétiens. Mais il était impossible de passer par profits et pertes deux millénaires ensanglantés. Il fallait, pour tracer les chemins de l’avenir, clarifier et assumer le passé.

Le Pape Jean-Paul II a entrepris cette tâche avec audace, amour et respect, en dépit des incompréhensions et des contradictions. Il y était préparé. Il connaissait la condition juive. Des Juifs étaient ses voisins, ses condisciples et ses amis. Leurs coutumes lui étaient familières ainsi que leur mémoire des persécutions. Il a vu leur anéantissement dans sa patrie broyée. Après la guerre, c’est dans l’ancienne culture de l’Europe centrale, à laquelle tant d’intellectuels et d’artistes juifs ont contribué, que s’est déployée son intelligence du monde et de l’histoire. Il est le premier Pape à avoir connu par expérience directe le monde aujourd’hui disparu de communautés juives d’Europe centrale.

Au moment où Karol Wojtila inaugurait son pontificat, la génération des contemporains de la Shoah, ceux d’Europe du moins, avait commencé à sortir de son silence. Alors ceux qui « ne savaient pas » perçurent le sentiment du néant qui marque cette génération, néant des vies exterminées, néant des croyances et des espérances, néant de la mémoire. Désormais, Auschwitz est devenu pour tous le symbole d’une mémoire calcinée. Auschwitz renvoie tout ce qui l’a précédé, l’ancienne Europe, au néant. Entre juifs et chrétiens, depuis vingt ans, des incidents aussitôt médiatisés ravivaient les polémiques, nourrissaient les soupçons, rouvraient les plaies, celles de la Shoah et celles des siècles où les juifs ont été périodiquement persécutés dans l’Europe chrétienne. Qui n’éprouverait le sentiment amer que ces relations fragiles risquent sans cesse de se rompre ? Cependant, il s’est trouvé en ces circonstances assez d’hommes de cœur et de vérité pour apaiser les conflits renaissants, dissiper les incompréhensions et rétablir la confiance.

Jean-Paul II, pour sa part, a pris des initiatives d’une éclatante portée symbolique. Il n’a pu le faire que grâce à la volonté et au courage des responsables juifs.
Je laisse de côté l’accord diplomatique conclu entre l’Etat d’Israël et le Vatican. Le texte en est surprenant par son contenu religieux et historique.
Je mentionne ici deux gestes, parmi beaucoup d’autres, qui ont donné à voir ce que veut l’Eglise ainsi engagée aux yeux de l’opinion mondiale.
La visite du Pape à la grande synagogue de Rome : sa photographie avec le grand Rabbin a plus fait qu’un long discours.

Son pèlerinage en Terre Sainte, sa visite en Israël, sa prière au Mur occidental ont bouleversé les esprits les plus hostiles, indifférents ou sceptiques.
En même temps, le Pape Jean-Paul II a développé un enseignement d’une grande portée sur la relation des chrétiens au peuple juif. Le Pape demande aux chrétiens de découvrir avec un nouveau regard le peuple juif, non seulement dans la Bible mais aussi dans l’histoire des deux derniers millénaires. De nombreuses interventions données au fil des ans par la plus haute autorité du monde chrétien seront, je l’espère, rassemblées en un volume. Elles appellent philosophes et théologiens, historiens et sociologues, politiques aussi, à un nouveau travail. Car cette réflexion saisit l’histoire humaine à la lumière de la Révélation. Elle nous invite à comprendre la signification pour tous les hommes de l’élection du peuple juif. Méconnaître ou renier cette élection priverait de toute signification l’histoire du salut qui fonde la foi chrétienne, et peut-être aussi toute l’histoire humaine.

Un énorme travail a donc été accompli dans les esprits des chrétiens comme des juifs : clarifier et reconnaître les responsabilités chrétiennes dans le drame de la deuxième guerre mondiale. Renouer les fils rompus d’une commune histoire bi-millénaire, d’une commune culture. Se dire les griefs accumulés, dans leur vérité, même cruelle, de sorte qu’il n’y ait plus de non-dit entre les héritiers de cette histoire.

Rétablir ainsi par-dessus le néant de la Shoah, la continuité de l’histoire européenne, retrouver un dialogue commencé, rompu, repris, depuis deux millénaires. Ainsi, ensemble nous découvrons qu’Auschwitz n’a pas arrêté l’histoire puisque, assumant tout le passé, nous avons la volonté commune de vivre notre avenir commun pour le service de l’humanité.

Qui dira la grandeur spirituelle de tous ceux qui en furent les artisans, la foi et la générosité dont ils ont fait preuve ? Je salue ici en particulier la mémoire du Dr Riegner qui y consacra toutes ses forces. Qui dira l’inspiration divine qui les a guidés ? Qui dira la prière de tant d’hommes et de femmes qui ont ainsi porté devant Dieu ce dessein ? Peu à peu nous entrevoyons que dans ces temps de malheur et de haine, des "justes" ont écrit une histoire faite de bienveillance, de respect, d’humanité et de sainteté, manifestant la puissance de la Parole biblique.

Nous sommes parvenus à un moment historique où un vrai dialogue, interrompu il y a presque deux millénaires, peut à nouveau commencer, dialogue, il est vrai, poursuivi comme à voix basse par d’éminents esprits trop vite oubliés. Il ne supprimera certes pas les oppositions ni les différences entre juifs et chrétiens. L’approfondissement croisé de la Parole de Dieu fera comprendre avec respect ce que l’Esprit donne à chacun de comprendre et de croire. Chrétiens et Juifs se découvriront nécessaires les uns aux autres dans une vision plus vive et plus forte de la grandeur du don de Dieu et de la beauté de la destinée de l’homme.
Le dialogue qui s’est poursuivi entre Jean-Paul II et Emmanuel Levinas en est l’illustration. La Révélation biblique, telle que la Tradition juive la reçoit, et telle que l’Eglise, par sa foi au Christ, y adhère, représente pour l’avenir de l’humanité un trésor inépuisable. En voici deux exemples :

Pour les chrétiens, quelle richesse ce sera que d’accueillir comme une donnée fondamentale de l’histoire humaine l’élection d’Israël et par conséquent de considérer leur propre vocation à cette lumière ! Bien plus, pour peu qu’une compréhension mutuelle s’établisse, penseurs juifs et chrétiens sauront travailler ensemble à une nouvelle prise en considération de toutes les formes religieuses des civilisations au service de la Paix. Le Pape, il y a quelques jours à Assise, a montré le chemin. Certains ici y ont pris part et, en particulier, Monsieur le grand Rabbin, René Samuel Sirat que je salue.

Un autre exemple : la réflexion juive a été très circonspecte depuis deux millénaires sur les chapitres 42 à 54 d’Isaïe, comme s’ils avaient été monopolisés par les chrétiens. Comment, cependant, ne pas discuter à frais nouveaux, les uns avec les autres, sans refus préalables, sur le péché, le mal et la souffrance, sur le repentir, auquel Dieu appelle l’homme pour lui accorder son pardon, sur l’espérance d’une rédemption. La crainte de nous blesser mutuellement, de vouloir nous conquérir, comme c’était le cas dans les disputationes des siècles passés, ne doit pas enfouir cette parole prophétique au moment où les nations voient sans cesse grandir leur aspiration au bonheur et leur certitude des malheurs, au moment où les peurs et les risques semblent ne jamais avoir été aussi grands du fait des pouvoirs nouveaux conquis par les hommes.
Sur ces deux points, sensibles entre tous, l’élection et la rédemption, seul un dialogue à nouveaux frais entre chrétiens et juifs, permettra d’accueillir dans toute sa nouveauté la lumière divine donnée aux hommes.

Ainsi il me semble qu’un avenir commun entre juifs et catholiques ne se réduit pas à régler des contentieux sans cesse renaissants. Nous ne pouvons pas nous contenter d’une bonne et pacifique compréhension, ni même d’une solidarité dans le service du bien de l’humanité. Cet avenir commun consistera en un travail sur ce qui nous est commun, comme sur ce qui nous est propre aux uns et aux autres, travail que ne doivent plus empêcher les différences et les tensions légitimement reconnues. Ces différences et ces tensions sont elles-mêmes un stimulant pour aller, non pas vers de mutuelles concessions comme c’est le cas dans une négociation ou un marchandage, mais vers un approfondissement toujours plus ouvert et rigoureux, vers une plus complète docilité à Dieu, chacun selon son appel. De la sorte, c’est au service de l’humanité entière que cette tension féconde pourra être une source d’inspiration pour la paix et pour le bonheur de tous.

Cardinal Jean-Marie Lustiger

Quelques grands textes