Homélie de Mgr André Vingt-Trois – Messe pour Frédéric Ozanam

Saint-Étienne du Mont - Dimanche 9 septembre 2007

Ouverture

Frères et Sœurs,

Au cours des Journées Mondiales de la Jeunesse à Paris en 1997, le regretté Pape Jean-Paul II a béatifié Frédéric Ozanam. Nous sommes heureux de faire mémoire de cette béatification dans cette paroisse où le jeune Frédéric est venu offrir ses services. Unis à toutes celles et à tous ceux qui suivent les traces de Frédéric Ozanam au service des pauvres de notre monde, nous célébrons le Christ ressuscité qui répand son esprit d’amour en nos cœurs.

Prions-le, qu’il purifie nos cœurs et qu’il nous délivre de tous nos péchés.

Homélie de Mgr André Vingt-Trois

Quand Jésus appelle ses disciples à tout quitter et à prendre sa croix pour le suivre, n’avons-nous pas tendance à trouver l’invitation excessive ou, en tout cas, à la penser réservée à quelques rares spécimens d’humanité, et certainement pas adressée au commun des mortels, pas même à tous les chrétiens convaincus ? Quand l’Évangile, en revanche, nous invite à nous asseoir et à réfléchir avant de nous mettre en route pour le combat, il nous semble que nous reprenons pied dans la réalité, que Jésus devient un peu plus raisonnable, lui qui nous conseille alors de mesurer nos forces et de ne pas prendre d’engagements qui les dépassent.

Ne faisons-nous pas ainsi une lecture très orientée de l’Évangile ? Comme si le Christ nous invitait à mesurer notre faiblesse et à ne pas entrer dans une voie disproportionnée à nos forces ! Puisque je suis faible et pécheur, le sagesse et la raison toute simple doivent m’inciter à ne pas avoir une conception excessive ou absolue de la foi et des ses conséquences. Je devrais plutôt chercher à me construire un projet raisonnable et modéré à la mesure de mes capacités. Comme si mes faiblesses et mon peu d’entrain devaient être reconnus par Jésus lui-même comme une excuse à la faiblesse de mon zèle.

A mesure que j’énonce ce raisonnement, vous sentez combien il consonne avec nos tentations de faiblesse et de médiocrité, mais aussi combien il est en rupture avec toute la tonalité de l’appel adressé aux hommes par le Christ en vue de leur conversion. Permettez-moi de renverser la lecture et de remettre le raisonnement dans son bon sens. Puisque la condition pour être disciple de Jésus est de prendre sa croix et de nous rendre libres de tout attachement, si nous faisons vraiment usage de notre raison, ce ne doit pas être pour renoncer à le suivre ainsi, mais pour mettre en œuvre les conditions nécessaires à la vie de disciple. Être sage et raisonnable, ce n’est pas définir notre engagement à la suite du Christ selon la mesure de nos faiblesses ; c’est, au contraire, entrer dans un chemin de conversion pour surmonter ces faiblesses et suivre le Christ comme un véritable disciple. Il ne s’agit pas de limiter nos objectifs à nos moyens, mais d’ajuster les moyens mis en œuvre aux objectifs proposés.

Nous devons encore surmonter la tentation de croire que cet appel à la vie de disciple soit réservé à une petite minorité d’hommes et de femmes, bien identifiés et bien « localisés », si je puis dire, dans la vie religieuse. Ainsi, nous pourrions être sûrs que leur vocation est tellement particulière qu’elle ne risque pas de viser tous les baptisés. Leur statut comme leur mode de vie, nous nous en protégeons en les classant dans le domaine de l’exceptionnel, voire de l’irrationnel, certainement dans le domaine d’un au-delà de la simple raison commune. Dans le meilleur des cas, on les admire sans désirer les imiter ni les prendre pour modèle. Dans le pire des cas, on se détourne d’eux et de leur choix de vie stigmatisé comme un signe de fanatisme.

La béatification de Frédéric Ozanam peut nous aider à surmonter l’obstacle que nous dressons nous-mêmes pour nous retenir de suivre le Christ totalement. Si le Pape Jean-Paul II a voulu le béatifier, comme il l’a fait pour tant d’autres laïcs au cours de son pontificat, c’est précisément pour nous faire comprendre que la perfection évangélique n’est pas réservée à une petite minorité ni à un statut particulier dans l’Église. Elle est proposée et accessible à quiconque veut sérieusement se mettre à la suite du Christ.

Quand le jeune étudiant lyonnais arrive à Paris et rejoint quelques amis catholiques auprès d’Emmanuel. Bailly, journaliste, éditeur, catholique fervent qui, discrètement mais inlassablement, s’attache depuis quelques années, notamment dans la pension pour étudiants qu’il tient rue de l’Estrapade, à maintenir la flamme de la foi parmi les étudiants, c’est bien avec l’intention de mettre l’Évangile en pratique. Quand ils se proposent au curé de Saint Étienne du Mont, c’est pour mettre leurs talents au service de la mission de l’Église. Mais ce que nous devons remarquer et méditer avec attention, c’est que cette volonté du service ecclésial n’entraîne pas un changement de condition. Laïcs ils sont, laïcs ils vont demeurer. Ils sont des étudiants destinés à une carrière intellectuelle, ils vont poursuivre cette carrière. Frédéric sera enseignant à la Sorbonne, marié, père de famille. Voilà, manifestée, de manière modeste mais éclatante, une interprétation autorisée de l’évangile que nous venons d’entendre. Il est possible de devenir un véritable disciple du Christ au cœur des occupations et des exigences d’une vie séculière.

La liberté intérieure à l’égard du travail, de l’engagement social et de l’affection de la famille peut se conquérir autrement que dans la rupture radicale de ces liens sur le mode de la vie religieuse. On peut être un citoyen à part entière et un vrai disciple du Christ. L’appel à la vie religieuse et à la rupture des engagements sociaux n’est pas une voie supérieure. Il constitue plutôt la manifestation prophétique du but vers lequel nous cheminons tous en faisant éclater de façon splendide la grandeur de la vocation des baptisés, comme nous le rappelle le Concile Vatican II.

Mais l’exemple de Frédéric Ozanam nous invite à faire un pas de plus dans la compréhension de l’appel que le Christ nous adresse. Il nous conduit à nous interroger sur la véritable sagesse. Bien des gens sont tentés de croire que la mise en pratique de l’évangile dépasse le sens commun et relève plus d’un genre de fanatisme que d’une pratique raisonnable de la religion. Comme si vivre de l’amour du Christ et vivre pour l’amour du Christ en gardant sa parole était une sorte de folie. Depuis les premiers siècles du christianisme, chaque génération a formulé à sa manière cette critique : vous en faites trop… Dieu n’en demande pas tant... Avec une conscience plus ou moins tranquille, nous nous livrons à des calculs précautionneux pour trouver ce que nous appelons la « juste mesure », c’est-à-dire : comment composer et négocier entre nos divers attachements ?

La véritable sagesse, la conduite vraiment raisonnable, c’est celle de l’homme qui s’assoit et qui réfléchit devant la mission qui lui est proposée. Il mesure sa faiblesse, mais il ne renonce pas pour autant. Puisqu’il est appelé à combattre, pour ne pas aller à une défaite sans recours, il mobilise toutes les forces dont il peut disposer. La véritable raison c’est d’entrer au plus tôt dans la chemin de la conversion pour que nous puissions grandir dans l’amour de Dieu et du prochain. La véritable raison et la vraie sagesse, c’est d’apprendre à nous connaître, à nous accepter, non pour nous soumettre à je ne sais quels conditionnements, mais pour corriger notre vie et la livrer dans l’amour.

Baptisés, nous sommes tous appelés à cet acte de vérité sur nous-mêmes et sur notre vie. Religieux, prêtres, laïcs, tous nous devons nous asseoir et réfléchir. Vers quels combats Dieu m’appelle-t-il aujourd’hui ? Quelles forces dois-je mobiliser pour répondre raisonnablement à son appel ? Dans quels domaines de ma vie suis-je invité à le servir ?

Que l’intercession de Frédéric Ozanam nous aide à faire la vérité dans notre vie, particulièrement les étudiants, les professeurs et les pères de famille qui peuvent reconnaître en lui un précurseur du témoignage chrétien dans notre société si peu évangélisée et qui produit tant de pauvretés.

+ André Vingt-Trois
archevêque de Paris

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