Homélie de Mgr André Vingt-Trois – Messe de rentrée des responsables politiques - 2007

Basilique Sainte-Clotilde - Mardi 9 octobre 2007, fête de Saint Denis.

Le mardi 9 octobre à 19h, Mgr André Vingt-Trois a célébré la messe annuelle de rentrée des responsables politiques en la Basilique Saint Clotilde. Des membres du gouvernement, des parlementaires de l’assemblée et du sénat et des membres du Conseil Economique et Social ainsi que des collaborateurs et autres acteurs de la vie politique étaient présents.
Accueilli dans les locaux de la paroisse Sainte Clotilde, le Service Pastoral d’Etudes Politiques constitue une présence de l’Église pour les responsables politiques qui le souhaitent tout au long de l’année.

Mesdames et Messieurs, chers Frères et Sœurs,

Le calendrier liturgique de Paris nous invite à célébrer aujourd’hui la fête de saint Denis, reconnu comme le premier évêque de notre capitale. Pour moi qui suis un de ses lointains successeurs, c’est une occasion privilégiée de réfléchir à la mission qui m’a été confiée et à la manière de l’exercer. Je n’oublie pas le choc des cultures auquel le christianisme a été confronté dans l’empire romain ni comment l’annonce de l’Évangile a été un des moteurs de l’évolution de notre société, ni à quel prix.
Dans cette réflexion le souvenir du regretté cardinal Lustiger et l’exemple de sa vie me sont d’un grand secours. Je connais sa fidélité à célébrer cette Messe au moment de la rentrée parlementaire. Je me demande souvent comment aujourd’hui je puis, à mon tour, annoncer une bonne nouvelle aux habitants de Paris et, plus largement de la France. Puis-je leur adresser une parole d’espérance ?
Cette tradition qui me permet d’inviter à une célébration annuelle les élus et les personnalités des administrations publiques qui le souhaitent est une bonne opportunité de réfléchir sur la vie de notre société à la lumière de l’Évangile du Christ, pour encourager et fortifier celles et ceux d’entre vous pour qui cet Évangile est une source de réflexion et un éclairage pour leur engagement au service de la collectivité. Dans cette perspective, je voudrais ce soir attirer votre attention sur quelques sujets qui ont concerné ou qui concerneront notre mode de vie dans les temps que nous vivons.

Ces derniers temps, divers débats ont traversé l’opinion à propos des rythmes de vie. Certains ont abouti à des décisions, d’autres ne sont encore que des objets de spéculation. Je ne voudrais pas ce soir analyser les attendus de ces débats sur les rythmes scolaires et sur le travail dominical. Je préfère attirer votre attention d’élus et de responsables sur les conséquences prévisibles de certains changements. Il ne vous a pas échappé que les arguments mis en avant, même sous le couvert de spécialistes parfois scientifiques ou proclamés tels, ne laissent pas souvent percevoir quelles sont les motivations réelles.
Dans la réforme des rythmes scolaires, que s’agit-il de promouvoir ? L’équilibre de vie des enfants et des adolescents ? Qui pourrait s’opposer à un tel objectif ? Nous savons cependant que, dans ce domaine, il n’y a pas de vérité scientifique établie, mais plus souvent des hypothèses que l’expérience confirme ou dément. S’agit-il plus prosaïquement d’ajuster les rythmes des enfants aux commodités de leurs parents que l’on suppose tous avides de partir en week-end, oubliant que la France entière ne vit pas au rythme de quelques catégories particulières ? S’agit-il, encore une fois, de conformer les conditions de vie des enfants aux conséquences des choix de leurs parents qui les contraignent à assurer leur présence dans plusieurs foyers ? Quelles peuvent en être les conséquences ? Pourquoi a-t-on mis si longtemps à revoir le plan de charge annuel et l’horaire quotidien ? Dès que l’on semble remettre en cause les horaires scolaires, on voit se dresser les protestations devant les risques d’une formation à moindre frais. Comme si tous les enfants dès la maternelle devaient être programmés et formatés pour entrer dans une grande école ! Oui, nous pouvons mesurer la difficulté de toute réforme dans ce domaine.
Dans les études sur le travail dominical, prend-on suffisamment en compte les retombées de la volatilisation du temps de travail sur l’équilibre des familles ? Quelles possibilités resteront que tous, parents et enfants, puissent se retrouver ensemble un jour complet et nourrir des relations plus riches que sous la contrainte des jours ouvrables, plus riches et plus variées que produire et consommer ? Les nécessités de la vie devraient pouvoir être satisfaites le samedi sans qu’il soit nécessaire que tous les centres commerciaux soient ouverts le dimanche. Même si bien des gens souhaiteront travailler dans ces conditions pour améliorer leurs feuilles de paye, est-ce pour autant une proposition raisonnable ? Les employés doivent pouvoir gagner leur juste salaire sans être acculés à des horaires qui vont déstructurer l’équilibre de leurs relations familiales. Et encore, un effort d’imagination et de générosité est à faire aussi pour que tous puissent trouver de quoi se détendre autrement que dans les centres commerciaux.
Dans un cas comme dans l’autre, vous pouvez penser que je « prêche pour ma paroisse ». Je n’en aurais pas honte et je trouve légitime que les catholiques puissent vivre leur religion et éduquer leurs enfants dans cette religion sans avoir à se livrer à des acrobaties pour gérer leur calendrier. Mais au long de son histoire séculaire, sous toutes les latitudes, l’Église a toujours su trouver les moyens de sa mission. Elle le fera une nouvelle fois. Cependant, dans un cas comme dans l’autre, je suis convaincu que les enjeux d’équilibre humain dépassent les intérêts particuliers d’une religion. Ils touchent à ce qui permet à une vie sociale de se développer dans une paix réelle. Comment espérer que les familles pourront remplir leur mission éducative si on les entraîne, ou pire si on les accule, à une atomisation du temps vécu en commun ?

Avec la vérification génétique, le récent débat dont s’est honoré notre parlement a permis de mettre en évidence les paradoxes d’une société qui est comme égarée dans ses repères éthiques. D’un côté, on s’emploie à attribuer le titre de famille à des unions de personnes qui n’ont plus aucun lien biologique et on dépense beaucoup d’énergie pour se convaincre que la filiation choisie est la plus conforme à la paix des ménages. D’un autre côté, on donne l’impression que l’ultime critère pour décider de la filiation serait le critère biologique, et on imagine appliquer ce critère à des sociétés dans lesquelles la conception de la famille s’étend bien au-delà des simples relations parents-enfants au sens strict. Souvent des enfants abandonnés ou orphelins y sont recueillis par la famille au sens large et élevés par ses membres comme leurs propres enfants.
Pour nos pays développés, la famille se définirait par des choix qui doivent de moins en moins à la relation personnelle, à l’union physique et à la transmission biologique. On entend même régulièrement plaider pour la reproduction affranchie d’un réel engagement personnel, voire même pour une reproduction sélective sur des critères génétiques. Mais pour des ressortissants d’autres pays, le lien familial et la reconnaissance du droit au regroupement familial seraient attestés par l’ascendance biologique. Sommes-nous en train de définir une double morale, une morale stricte pour les pauvres et une morale accommodante pour les riches ? Qu’en sera-t-il des Droits de l’Homme dont on se glorifie de faire tant de cas s’ils ne désignent plus les mêmes réalités ?

En évoquant rapidement ces quelques exemples de notre actualité, je voulais simplement attirer votre attention sur le fait que dans des débats circonstanciels, apparemment limités à des situations pratiques que l’exécutif doit règlementer, sont engagés des enjeux beaucoup plus importants. Ceux-ci concernent l’équilibre de notre société et sa capacité à permettre une véritable croissance des personnes dans leur liberté et leurs relations avec les autres. En fait, c’est une modèle de société qui se dessine sans que l’on en perçoive toujours les contours. La recherche des commodités personnelles, le besoin de gagner sa subsistance ou de l’accroître vont-ils déliter le cadre normal d’une vie familiale et sociale ? La maîtrise génétique va-t-elle aider à une plus grande qualité de vie ou devenir un carcan qui conditionne l’ensemble des relations sociales ?
Certains imaginent que l’on doit laisser chacun se déterminer selon les options de sa liberté individuelle. Je ne pense pas que les grands enjeux de l’existence humaine puissent être abandonnés aux seuls choix personnels. Une société civilisée se doit de soutenir ce choix des personnes par les moyens qu’elle met en œuvre et par des règles dont le cadre législatif définit l’obligation pour le bien de tous. Nous devons être vigilants non seulement sur les attendus politiques et les intentions qui peuvent être généreuses, mais aussi sur l’impact des décisions pour l’ensemble de notre société.
Je sais que ces questions préoccupent beaucoup d’entre vous et je me réjouis de les voir discuter avec sérieux et responsabilité. Pour certains autres, énoncer ces préoccupations éthiques s’apparenterait à une immixtion douteuse dans les domaines de la vie publique. Mais je faillirais à ma mission pastorale si je renonçais à alerter ceux qui ont la lourde charge de légiférer et de gouverner quant aux enjeux moraux de leurs actions.

Chez nous, le brassage des cultures et des religions va s’accentuer et nous provoquer à nous réapproprier les éléments fondamentaux de la cohérence de notre vie collective. Pour nous chrétiens, c’est un appel à rechercher dans la richesse de notre tradition et de notre sagesse ce qui peut être partagé généreusement avec d’autres dans la vie sociale et l’organisation de notre société. Notre foi n’est pas un particularisme dangereux pour la concorde sociale. Il serait illusoire de croire que la neutralité aseptisée permette une plus grande liberté à chacun. C’est, au contraire, la force des convictions et la profondeur des engagements personnels qui ouvre un véritable chemin de dialogue et de respect. Je me réjouis donc que depuis quelques décennies le regard des responsables politiques ait évolué et qu’ils mesurent mieux l’impact des croyances dans l’équilibre social. A travers les siècles, à travers des convulsions diverses, nous avons reçu des repères éthiques largement partagés. Ne laissons pas perdre ces acquis précieux, qu’il s’agisse du cadre familial et de l’alliance libre entre un homme et une femme pour éduquer les enfants ou qu’il s’agisse de l’unité de la personne qui intègre à la fois le charnel et le spirituel, le biologique et le culturel, dans une vision unifiée de l’être humain. Ce trésor, mieux nous en vivrons, mieux nous pourrons le partager avec le reste du monde.

A chacune et à chacun d’entre vous je souhaite la force de caractère et la lucidité dans l’exercice de vos missions et je vous assure de la prière de l’Église. En offrant maintenant le sacrifice du Christ, demandons ensemble à Dieu le Père la grâce d’un cœur libre et pur et d’une intelligence pratique éclairée par son amour et le désir de servir nos frères.
Que saint Denis qui porta l’Évangile dans notre ville nous aide à y puiser la lumière dont nous avons besoin et l’espérance que rien ne décourage.

+ André Vingt-Trois, Archevêque de Paris

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