Texte de la Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 9 mars 2008

Intervention de M. Rémi Brague.

M. Rémi Brague
Rémi Brague est né le 8 septembre 1947. Il est marié et père de quatre enfants.
Il est professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne (Paris I).
Ancien élève de l’École Normale Supérieure en 1967, il est Agrégé de Philosophie et Docteur de 3e cycle et Docteur ès-Lettres. Etudes d’hébreu médiéval à l’EPHE Ve section (séminaire de M. C. Touati), 1982-1986 et 1990-1991. Études d’arabe littéral à l’INALCO, 1985-1987.
Publications récentes : Du temps chez Platon et Aristote. Quadrige, 2003 ; Aristote et la question du monde. Essai sur le contexte cosmologique et anthropologique de l’ontologie, P.U.F., 2001 ; Europe, la voie romaine, Gallimard/Folio-Essais, 2005 ; La Sagesse du monde. Histoire de l’expérience humaine de l’univers, Paris, Fayard, 1999 ; Introduction au monde grec. Études d’histoire de la philosophie, La Transparence, 2005.

Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 9 mars 2008
« Qui dites-vous que je suis ? » – La philosophie

Reproduction papier ou numérique interdite.
Les conférences ont été publiées dans un livre paru le dimanche 16 mars 2008 aux éditions Parole et Silence.

Qui dites-vous que je suis ?
L’histoire

[Matthieu, 16, 13-17 / Marc, 8, 27-30 / Luc, 9, 18-22]

Nous sommes en présence d’une sorte de sondage d’opinion, peut-être le premier de l’histoire. Celui qui y procède pose deux questions, un peu étranges.

La première question est encore relativement normale. « Qu’est-ce que les gens disent de moi ? » Un homme politique peut demander à une agence d’enquêter sur l’image de sa personne auprès des électeurs potentiels.

Les réponses ne sont pas non plus très surprenantes. Le politicien qui s’inquiète de son image peut se voir répondre par des noms propres, que l’on utilise comme des types humains en leur ajoutant l’article indéfini : un Richelieu, un Napoléon, un De Gaulle.

La seconde question est encore plus bizarre. Jésus se tourne vers les enquêteurs eux-mêmes et leur demande quelque chose de plus personnel, voire d’intime. Il est rare que nous demandions aux autres qui nous sommes. C’est le contraire qui est habituel : Nous leur demandons qui ils sont, auquel cas on attend un nom, ou une profession. A la rigueur, nous demanderons à nos proches qui nous sommes pour eux, et cela voudra dire : ce que nous représentons pour eux, quel prix nous avons à leurs yeux.

Cette question prend un tour plus surprenant quand on pense qu’elle émane du fondateur d’une religion. Jésus est le seul à demander à autrui qui il est au juste. On s’attendrait de sa part à une conscience de soi, voire à une confiance en soi sans limite. Elle est nécessaire à quiconque doit lancer un grand mouvement historique : on ne peut se permettre de douter de soi si l’on veut vraiment changer l’ordre établi. Mahomet, Luther, Lénine, disposaient de cette confiance en soi exceptionnelle et ne semblent pas avoir bien longtemps douté de leur mission religieuse ou politique.

Avec la question « qui dites-vous que je suis », le verbe « dire » prend une coloration nouvelle. Désormais, personne ne peut plus se réfugier derrière des statistiques ; chacun doit exposer une opinion personnelle. Le discours change de sujet. Le sujet qui parlait était d’abord une collectivité vague : « on », « les gens ». Ce sujet devient désormais une personne à qui on peut s’adresser avec un « tu » ou un « vous ».
Ce que disait ce sujet impersonnel était une rumeur. Chacun désormais est contraint à un aveu qui l’engage.

Sollicités, mis en demeure de parler, les disciples se taisent. Sauf un, nous aurons à le voir. Sauf un, dont la confession de foi constitue la pointe du récit.

Ce silence des disciples, par définition, nous ne l’entendons pas. Il est pourtant en lui-même intéressant. Il montre une hésitation. Les disciples refusent implicitement d’utiliser une des réponses possibles qu’ils viennent pourtant de rapporter. Elles leur offrent une palette de choix assez large, mais ils sentent qu’aucune des hypothèses émises jusqu’à présent ne convient.

Qu’ils laissent vide la place pour une éventuelle réponse correcte est déjà un mérite. Commençons donc par leur savoir gré de ce silence. Respectons-le. Et surtout, retenons-nous de répondre à leur place. Nous nous épargnerons de la sorte l’attestation de bien des ferveurs, mille fadaises sucrées qui peuvent avoir un sens dans le secret des cœurs, mais qu’il serait impudique d’exhiber.

La question « qui dites-vous que je suis ? » s’adressait à un groupe, au pluriel. La réponse est donnée par un seul, Pierre : « tu es le messie ». Celui-ci ne prétend pas exprimer l’opinion du groupe ni non plus, d’ailleurs, avoir une opinion qui se singulariserait par rapport à celle des autres.

Jésus félicite Pierre pour sa réponse. Il félicite la personne qui parle mais, curieusement, il n’approuve pas explicitement le contenu de sa réponse. Il ne dit pas : « bien répondu ! » Il dit encore moins : « mais oui, c’est bien moi le messie ! »

Pourquoi ? Ce mot de « messie » faisait partie du vocabulaire de l’époque. Tout le monde savait que l’on attendait le Messie. Tout le monde savait surtout ce que l’on attendait du Messie : faire quelque chose. Il y avait un cahier des charges : libérer Israël. Jésus ne précise pas tout de suite de quelle façon inattendue il va rectifier cette image et réaliser cette exigence. Nous, nous le savons. Et les disciples, Pierre le premier, vont bientôt se faire administrer à ce sujet une sévère leçon.
Jésus commence par quelque chose de plus simple : il déplace l’origine de ce que dit Pierre. Celui-ci ne parle pas de soi-même, mais de la part de Dieu. L’éloge que Jésus fait de Pierre prend alors une tournure paradoxale, peut-être même ironique. Pierre a bien parlé, mais ce n’est pas vraiment lui qui a parlé. Jésus ne retire-t-il pas aussitôt ce qu’il vient pourtant de donner ?

Comment féliciter quelqu’un de ne pas parler de soi-même ? Car, pour nous, ne pas parler de soi-même, c’est un signe de manque de sincérité.
Mais, effectivement, Dieu n’a que faire de notre « sincérité », de notre « authenticité ». Il nous offre mieux, nous allons le voir. Écoutons pour l’instant un autre évangéliste, Jean. Jésus y dit justement ne pas parler de soi-même, mais à partir du Père. Mieux encore, il caractérise le diable comme suit : « chaque fois qu’il dit le mensonge, il parle de son propre fonds, car il est menteur et le père du mensonge » (8, 44). L’être sincère par excellence, c’est Satan. Il est menteur précisément parce qu’il parle de soi-même et refuse à ce qu’il dit toute autre source que lui-même.

Ce que dit Pierre ne vient donc pas de lui-même, mais du Père. Jésus reprend l’expression par laquelle Pierre avait qualifié le Messie, de « Fils de Dieu ». Elle avait un sens un peu vague, celui où elle désignait le roi oriental, que Dieu est censé engendrer le jour de son accession au trône, comme le chante le Psaume (2, 7). Dans notre récit, l’expression « Fils de Dieu » reçoit un sens nouveau, on le verra.

Ce savoir, personne ne voit d’où il vient. Pierre lui-même ne le sait pas. C’est Jésus qui le lui dit. Le Père ne se manifeste pas en envoyant une « voix céleste » (bath qôl) tonitruante. Le Talmud est plein de ce genre d’historiettes dans lesquelles une voix venue du ciel se prononce pour ou contre l’opinion de tel ou tel rabbin. Et dans l’Évangile de Jean, c’est une voix céleste qui dit : « je l’ai glorifié et je le glorifierai encore », voix que les uns prennent d’ailleurs pour un coup de tonnerre, et les autres pour celle d’un ange (12, 28-29).

Jésus dit que la parole de Pierre vient du Père. Comment le sait-il ? Il prétend de la sorte, implicitement, jouir d’une intimité toute particulière avec Celui qu’il appelle ailleurs « père », voire, d’un petit nom d’enfant qui semble bien avoir été une de ses paroles les plus propres, abba, « papa ».

Cette intimité entre Jésus et son père, nous saurons plus tard qu’elle est une personne : l’Esprit Saint, commun au Père et au Fils. Celui qui a inspiré Pierre, c’est l’Esprit même du Père et du Fils. Le souffleur n’est autre que le Souffle divin.

Tirons-en une première leçon : Ne nous arrêtons ni au silence des apôtres ni à la confession de Pierre. Ne remplaçons pas la perplexité des apôtres par notre bruissant enthousiasme.

N’en restons pas non plus à la primauté de Pierre, voire à celle de son successeur, et à son discours autorisé. Car celui-là même qui donne son pouvoir à Pierre nous emporte, lui comme nous, au-delà de l’autorité de l’Apôtre.

Il nous est offert plus que cela. Il ne s’agit pas seulement d’exprimer une opinion, encore moins une ferveur. Il ne s’agit pas non plus de nous abriter derrière une autorité et son orthodoxie, mais bien d’entrer dans l’intimité de ce qui unit Jésus à son Père.

Nous n’avons donc pas à nous demander quelle image ou quelle idée nous nous faisons de Jésus. Tout cela, nous avons à le recevoir du Père. Malheur à celui qui se fait lui-même une idée du Christ. Pourquoi ? Parce qu’on peut se faire du Christ lui-même une idole. A peu près tout peut devenir une idole : un objet de bois ou de métal, bien sûr ; mais aussi une force naturelle comme la sexualité, un symbole social comme l’argent, une idée comme le progrès. Il suffit que quelque chose me renvoie l’image de mon désir. L’idole tient sa nature d’idole du regard idolâtrique, et ce regard peut se porter sur quoi que ce soit et sur qui que ce soit, y compris sur Jésus.

Nous avons dans nos cartons toute une collection d’images de Jésus de ce genre. Et rien ne prouve qu’elle soit complète. Aucune n’est totalement fausse, toute disent bien un petit quelque chose de Jésus. Mais elles sont contradictoires : le doux rêveur de Renan ou le non-violent de Tolstoï—mais aussi un révolutionnaire ; ou bien un philosophe profond—mais aussi un simple, presque un idiot ; ou encore un aryen aux yeux bleus, isolé au milieu de sémites au nez crochu—mais aussi un prêcheur populaire qui n’aurait rien apporté de nouveau au judaïsme de son époque et qui aurait été trahi par saint Paul. Ces images ont un point commun : elles ressemblent toutes à s’y méprendre à ceux qui les proposent. Non pas tant à leur réalité souvent un peu pitoyable, mais à celui qu’ils auraient tant rêvé d’être.

Mais revenons à notre récit. Aussitôt après, Jésus interdit à ses disciples d’annoncer qu’il est le messie, ce qu’il vient pourtant d’approuver. Et pourtant, la dignité messianique de Jésus deviendra plus tard le contenu central de l’annonce chrétienne : « Jésus est le Christ », annonce qui en un sens tient tout entière dans le trait d’union de « Jésus-Christ », qui concentre la phrase : « Jésus, qui est le Christ ».
Que Jésus soit le Messie, les disciples ont le droit de le savoir, mais pas celui de le dire. Le Christ lui-même ne dit jamais qui il est au juste. Peut-être parce que c’est Dieu seul qui peut le dire. Et il le dit à travers la vie du Christ.

Le Jésus des trois Évangiles synoptiques se nomme « fils de l’homme », ce qui est une manière de dire « moi ». Dans l’Évangile de Jean, il dit « Je suis ». Le verbe y est, mais sans attribut.

On le sait, l’expression qu’utilise Jean est une citation implicite de la réponse énigmatique du Dieu d’Israël à la question de Moïse : « Je suis qui Je suis » (Exode, 3, 14). Le verbe « être » s’y recourbe sur soi, il reste vide et en attente d’un attribut. Cette attente recevra un premier contenu : le premier attribut que portera le verbe « être » est le rappel d’un acte de libération, celui sur lequel s’ouvre le Décalogue. Cette parole n’est pas un commandement, mais elle est la clef qui permet de comprendre ce que l’on appelle trop facilement les dix « commandements » : « C’est moi, YHWH, ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude » (Exode, 20, 2).

L’usage des mots « Je suis » est le même chez Jésus. Son nom signifie « Dieu sauve ». Ce nom est un programme. Ce qu’il fait est ce qu’il est.
Le Christ n’a jamais dit qu’il était Dieu. Certains naïfs s’imaginent que cette constatation met en danger l’Église chrétienne, qui justement confesse la divinité du Christ. Ils sont naïfs parce qu’ils supposent que nous savons ce que c’est qu’être Dieu. Et qu’un Dieu doit dire ce qu’il est. Or, ce que c’est qu’être Dieu, c’est justement ce que Jésus nous montre en le faisant.

Pourquoi le Christ ne dit-il pas qu’il est Dieu ? En vertu d’une sorte de règle que l’on pourrait s’amuser à appeler la version divine du « principe de subsidiarité ». Il est utile au salut des hommes que les disciples croient et proclament que Jésus est le Seigneur. En revanche, il aurait été inutile à ce salut qu’il le proclame lui-même.

Quel aurait été l’effet de cette déclaration ? S’ils l’avaient acceptée, les auditeurs auraient classé Jésus dans la catégorie des « dieux », et l’auraient compris à partir de l’idée qu’ils se faisaient de ce que c’est qu’être un dieu. Selon les cas, ils se seraient prosternés ; ils auraient offert des sacrifices ; ils se seraient mis au garde à vous et auraient attendu les ordres.

Celui qui se fait de Dieu des idées de ce genre mérite toute notre compassion.

Jésus agit comme Dieu et montre par son action qui est Dieu. Par son action ou plutôt par sa Passion. C’est elle qu’annonce la suite du texte. Le même Pierre, qui avait reconnu Jésus comme Messie, se révolte alors et se voit rabroué de belle façon. Mais qui n’aurait réagi comme lui ? Nous pouvons comprendre son refus. Il est même bon d’y faire étape, même si l’on ne saurait s’y arrêter.

Bien sûr, c’est la Passion qui, pour les chrétiens, opère le salut du monde. Mais ne constitue-t-elle pas justement la négation la plus scandaleuse de ce salut ?

Les formules mêmes par lesquelles Pierre avait confessé sa foi semblent ici mises à l’épreuve. Les ricaneurs au pied de la Croix mettent au défi Jésus qui y pend : « Sauve-toi, si tu es le roi des Juifs » (Luc, 23, 35. 37), c’est-à-dire le Messie ; « Sauve-toi, si tu es fils de Dieu » (Matthieu, 27, 40). L’expérience semble concluante, et conclure de façon négative. Les intellectuels raisonnent même : « il en a sauvé d’autres, qu’il se sauve donc soi-même » (Luc, 23, 35). Ou : « …il ne peut se sauver soi-même » (Matthieu, 27, 42). Leur raisonnement tient tout à fait debout. Il ressemble au proverbe que Jésus lui-même cite comme ce qu’on pourrait lui objecter : « médecin, guéris-toi toi-même ! » (Luc, 4, 23). Nous dirions : « charité bien ordonnée… »

Ceux qui parlent ainsi montrent qu’ils ont une piètre idée de ce que c’est qu’être Dieu ou fils de Dieu. Car que savons-nous de ce que c’est qu’être Dieu ? D’être le Fils de Dieu ? D’être à la tête du peuple de Dieu, et donc le roi des Juifs ?

Pourquoi Jésus ne se sauve-t-il pas lui-même ? Il ne se sauve pas parce que cela ne l’intéresse pas. Précisément parce qu’il est le visage de Dieu, parce qu’il fait comme homme cela même que fait Dieu. Ce qui intéresse Dieu, si l’on peut ainsi parler, ce n’est pas de se sauver soi-même, à supposer qu’Il en aurait besoin. Ce qui intéresse Dieu, c’est de sauver. Ce n’est pas de se préserver sauf, c’est de donner le salut et de le donner à tous.

Conférences de Carême à Notre-Dame de Paris 2008 : “Qui dites-vous que je suis ?”