Homélie du cardinal André Vingt-Trois – Ascension - 13e centenaire du Mont-Saint-Michel

Mont-Saint-Michel - Jeudi 1er mai 2008

Messe de la solennité de l’Ascension du Seigneur, année A, le jeudi 1er mai 2008, célébration d’ouverture du XIIIème centenaire du Mont-Saint-Michel, en l’abbatiale du Mont-Saint-Michel, présidée par le cardinal André Vingt-Trois, archevêque de Paris, Président de la conférence des évêques de France, avec Mgr Stanislas Lalanne, évêque de Coutances et Mgr Pierre d’Ornellas, archevêque de Rennes, Dol et Saint-Malo, ainsi que NNSS. Pican (Bayeux-Lisieux), Nourrichard (Évreux), Guyard (Le Havre), Lecrosnier, Gaucher.

Vous pouvez ré-écouter l’ensemble de la messe sur le site RCF du diocèse de Rennes.

Ouverture de la célébration :

Frères et sœurs, chers amis, quel signe plus providentiel pourrions-nous souhaiter que d’ouvrir cette année du 13ème centenaire du Mont-Saint-Michel par la fête liturgique de l’Ascension ?
Car aussi bien quiconque s’approche du Mont peut voir de ses yeux simplement ouverts comment il unit et la terre et la mer et le ciel : il se dresse comme un signe de la vocation que Dieu lance à tous les hommes de partager sa propre vie. C’est le sens de cette fête de l’Ascension quand le Christ ressuscité rejoint le sein du Père et entraîne avec lui l’humanité toute entière dont il est devenu l’un des membres à part entière.
Pour nous préparer à cette Eucharistie, reconnaissons tous ensemble que nous sommes pécheurs.

Homélie

Frères et sœurs, chers amis, pourrions-nous avoir une meilleure image que celle du Mont-Saint-Michel pour nous aider à comprendre ce qui se passe dans l’Ascension du Christ, qui concerne le Christ lui-même et qui, à travers lui, concerne la vie de tous les hommes ? Arrêtons–nous, si vous le voulez, quelques instants alors que nous entrons dans l’année du 13ème centenaire du Mont-Saint-Michel, arrêtons-nous quelques instants sur l’image qui nous est donnée et parcourons là intérieurement du regard du cœur et de l’esprit pour que ce qui est déjà imprimé tant de fois par la vision de nos prunelles pénètre plus profondément au cœur de notre liberté.

Regardez cette image à partir de la base : à la fois harmonieuse mais large, solide dans son grès, plantée en terre et en mer, résistante au flux et au reflux, profondément enracinée, comme scellée au sol lui-même.
Image de notre existence elle-même, plongée tout entière et comme collée aux contraintes, aux espérances et aux souffrances de cette vie.
Quand nos yeux s’élèvent, nous voyons peu à peu se rétrécir ce monticule pour devenir une simple flèche dressée dans le ciel dans l’élégance de sa dentelle architecturale, comme si peu à peu, de cette expérience humaine, s’était dressée comme l’essence d’une réalité moins visible à la base et qui se dégage peu à peu vers le sommet pour donner la vision de la dynamique de l’élan de l’être vers la puissance de Dieu. Oui, au sommet du Mont, nous sommes plus proches de la réalité divine à laquelle Dieu nous appelle. Au sommet du Mont, la liberté humaine, représentée symboliquement par la Merveille architecturale, semble dégagée des contraintes du granit de la base.
Quand on est en haut, non seulement on est ébloui par le regard que l’on porte alentour, mais l’on est comme libéré du chemin que l’on a parcouru. Certes, nos mollets en gardent quelque souvenir, mais le cœur est comme affranchi de la pesanteur. Il nous semble alors que tout soit possible. Et pourtant, nous ne pouvons pas oublier le point d’où nous sommes partis et la base brute, énorme, massive sur laquelle repose cette flèche de légèreté et de liberté.

Oui, l’homme dans son existence quotidienne est enraciné dans les contraintes de chaque jour et il ne peut ni les éviter ni se détourner d’elles en restant les yeux levés vers le ciel ainsi que les hommes en vêtements blancs le disent aux Apôtres de la part de Jésus d’après le récit des Actes des Apôtres : ils étaient les yeux fixés vers le ciel et ils les ont renvoyés sur la terre.
Non seulement chacune de nos existences est comme enserrée dans le jeu mystérieux des forces qui mènent le monde et qui nous échappent pour une bonne part, mais l’histoire des hommes tout entière du commencement à la fin, d’un bout du monde à l’autre, est comme le filet serré à travers lequel la liberté des hommes doit se frayer un chemin, non sans quelques difficultés et quelques blessures.
Il serait possible, il serait facile, il est parfois trop facile de vouloir échapper à ce conditionnement de l’existence humaine, comme s’il était une tare ou un malheur que l’homme vive sur la terre, comme si la rencontre de Dieu ne pouvait se réaliser qu’en coupant la flèche du sommet du Mont de sa base et en effaçant le chemin et les marches par lesquelles nous sommes monté, pour ne garder, mais suspendue à quoi ?, que la légèreté de l’être mais qui n’aurait plus la réalité de l’existence.

Etre des hommes et des femmes selon la vocation que Dieu nous a donnée, ce n’est pas échapper aux conditions de ce monde, pas même pour la prière et la contemplation, mais c’est au contraire accepter de porter dans notre chair la lourdeur de cette terre et de la porter avec persévérance jusqu’à la rencontre d’amour où la liberté devient tout entière légèreté et souplesse. L’Ascension du Christ, ça n’est pas seulement sa disparition de ce monde, c’est d’abord sa promesse d’être avec nous tous les jours jusqu’à la fin des temps, et donc de continuer mystérieusement sa présence à l’activité et à l’histoire des hommes. C’est la promesse que, depuis la nuit de Bethléem, jamais plus, jamais plus, l’humanité ne peut se représenter abandonnée à son sort, mais jamais plus non plus les conditions réelles, humaines, de son existence ne peuvent être comprises comme étrangères à la volonté de Dieu et à son projet d’amour et de sanctification du monde.
Ce qu’il a voulu dès l’origine en donnant la vie au monde et à l’humanité , ce qu’il accomplit en payant le prix de sa propre vie dans le sacrifice du Christ et ce qu’il réalise en nous appelant à rejoindre Celui qui est déjà auprès de lui comme « premier-né d’une multitude de frères », c’est un même projet d’amour, c’est une même volonté de constituer autour de lui une famille sanctifiée. Cette famille, elle se sanctifie à travers l’existence humaine.

Peut-être risquons-nous d’imaginer un projet aussi grandiose disproportionné à nos forces ? Peut-être pouvons-nous, en ce cadre et en cet anniversaire, être tentés de croire que seuls quelques spécimens d’humanité sont distingués pour arriver à ce but et que, pour être sûrs qu’ils ne contaminent pas le corps tout entier, on les revêt de bure et on les enferme : ainsi, on ne risque pas d’être tenté de faire la même chose !
Non, le chemin de la sainteté auquel Dieu nous appelle n’est pas réservé aux moines et aux moniales, - encore qu’on puisse supposer qu’eux aussi y soient conviés et qu’on espère qu’ils s’y précipitent -, mais ce n’est pas leur chemin réservé. Ils peuvent être nos modèles, nos soutiens, nos prototypes, nos espérances, ils ne sont pas nos remplaçants. Il n’y a pas de remplacement possible, C’est pour chacun et chacune d’entre nous que ce chemin de sainteté est ouvert et nous posons notre foi et notre espérance dans cette capacité de croire ce message incroyable, de croire que Dieu veut faire des saints avec des pécheurs, avec de pauvres gens comme nous. Rappelez-vous ce que saint Paul disait dans l’épître aux Éphésiens que nous avons entendue tout à l’heure : c’est par la force même, le pouvoir, que Dieu a déployé dans la résurrection du Christ qu’il nous entraîne à sa suite pour faire de nous des saints.

Celui qui monte au ciel devant les yeux ébahis de ses disciples, n’est pas celui qui nous abandonne, il est celui qui nous entraîne. Quand nous le voyons disparaître comme les disciples l’ont vu disparaître, nous pouvons certes être saisis de trouble et de crainte. Qu’allons-nous devenir s’il n’est plus là ? Mais lui leur avait dit pour les préparer : « Il est bon pour vous que je m’en aille », sinon vous n’aurez pas l’Esprit-Saint. Il est bon pour vous que je m’en aille…
Il nous quitte, non pour nous abandonner, mais pour assurer à l’humanité une présence infiniment plus large que celle qu’il pourrait maintenir physiquement en étant à Jérusalem. Il ne s’agit plus simplement d’être au milieu de quelques centaines de personnes mais d’être présent à l’humanité entière par la puissance de son Esprit manifesté à travers la vie de son Corps ressuscité qui est l’Église.

Frères et sœurs, quand nous voyons la merveille du Mont-Saint-Michel, nous comprenons un peu que l’amour mystérieux et invisible de Dieu se manifeste parmi les hommes d’une façon visible et si possible, comme c’est le cas ici, admirable par sa beauté. Cette beauté que nous admirons dans l’architecture du Mont, c’est la beauté que Dieu veut faire resplendir à travers chacune de nos existences. Si Dieu a pu susciter des créations aussi splendides dans le cœur et le génie des hommes, comment sa force et sa puissance ne pourraient-elles pas susciter la sainteté dans le cœur de ceux qui écoutent sa Parole ? Comment pourrions-nous ne pas espérer à notre tour trouver notre place auprès de lui ? Comment pourrions-nous douter que, de notre faiblesse et de notre péché, il peut construire la réconciliation et la force des saints ? Rendons grâce à Dieu qu’à travers les siècles des hommes et des femmes aient assuré la transmission de cette bonne nouvelle : la sainteté aujourd’hui est ouverte à tous. Amen.

+André cardinal Vingt-Trois

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