Chagall, un rêveur éveillé

Paris Notre-Dame du 5 juillet 2013

Le musée du Luxembourg (6e) accueille jusqu’au 21 juillet « Entre guerre et paix », une exposition consacrée à Marc Chagall (1887-1985), qui retrace son évolution artistique au fil de sa vie. Historienne de l’art et enseignante à l’École Cathédrale, Sylvie Bethmont nous aide à décrypter deux de ses œuvres.

Abraham pleurant Sarah (1931)
RMN/Gérard Blot

Paris Notre-Dame : Abraham pleurant Sarah fait partie d’une série de gouaches inspirées de la Bible. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Sylvie Bethmont – Cette œuvre peinte en 1931, est l’une des douze gouaches de Marc Chagall illustrant la Bible. Elles ont été réalisées à la demande d’Ambroise Vollard, un marchand d’art qui commandait des œuvres aux plus grands peintres tels que Picasso et Matisse. À cette époque, Chagall est un artiste reconnu. Né en Russie dans une famille juive pieuse, Chagall trouve dans la Bible une« source de poésie ». Lorsqu’ il peint ces gouaches, il rentre d’un voyage d’étude en Terre Sainte, expérience marquante sur le plan spirituel, dont il dit à son retour : « En Orient, j’ai trouvé la Bible et une partie de moi-même. »

P. N.-D : Comment peut-on décrire cette scène ?

S.B. – Cette grande gouache parle au cœur de chacun. Le deuil et le désespoir y sont exprimés avec force et simplicité. Inhabituel dans l’œuvre de Chagall, le réalisme du corps sans vie de Sarah tranche avec l’expressivité de celui d’Abraham. On peut le voir au changement d’échelle de la main et du visage, qui met littéralement en avant le chagrin.

P. N.-D. : Dans les années 40, Chagall connaît une période plus sombre, d’où est issu un des thèmes de l’exposition : « Vers le deuil… »

S. B. – Chagall et sa famille ont dû consentir à l’exil aux États-Unis en 1941. À la fin du conflit, Bella, son épouse bien-aimée, meurt brutalement. Tous deux ont vécu leur enfance à Vitebsk, en Russie, baignés dans la culture juive. Lorsque sa femme meurt, Chagall ne touche plus un pinceau pendant neuf mois. Sa fille Ida lui trouve alors une gouvernante : Virginia McNeil. Celle-ci partagera la vie du peintre pendant sept ans lui donnant un fils, David.

P. N-D. : L’âme de la ville (1945) reflète-t-il l’état d’esprit du peintre à ce moment-là ?

S. B. – En effet, les deux figures féminines du tableau évoquent ces deux femmes qui l’ont tant marqué. À gauche et en haut, est convoqué un monde perdu, celui de l’amour de Bella et de leur jeunesse commune. On distingue les Tables de la loi, l’armoire de la synagogue où sont rangés les rouleaux de la Torah, Vitebsk sous la neige, un traîneau… Au centre, Chagall est devant son chevalet. On peut remarquer qu’il a deux visages, comme le dieu romain Janus, une référence fréquente chez Chagall. L’un est penché vers le passé et l’autre tourné vers l’avenir, que désigne sa main. Plus loin (l’avenir), c’est justement sa palette et son chevalet : la nécessité retrouvée de peindre. Plus bas est évoquée la blonde figure de Virginia, comme la tige d’une fleur qui soutient et porte la vie sous la forme d’un coq, signe que l’aube peut se lever.

P. N.-D. : On retrouve aussi dans ce tableau le thème de la crucifixion, récurrent chez Chagall. Pourquoi ?

S. B. – Chagall a peint plus de360 crucifixions tout au long de sa vie, « obsédé », selon ses termes, par « la figure du Christ ». Le crucifié est avant tout, dans son œuvre, l’innocent massacré. Chagall représente souvent le Christ ceint du châle de prière juif, le talith. Ici, Chagall a peint le crucifié comme un double de lui-même, symbolisant la figure du peuple juif massacré sans raison pendant la guerre. Le peintre tisse également, par ce portrait du Christ, un lien entre le judaïsme et le christianisme. • Propos recueillis par Sophie du Chayla

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