Chemin de croix

Dietrich Brüggemann

Dietrich Brüggemann. Critique du père Denis Dupont-Fauville.

Chemin de croix, un film de Dietrich Brüggemann, vient de sortir sur grand écran en France. Ce long-métrage d’1h50, qui a reçu l’Ours d’argent dumeilleur scénario et le prixoecuménique du Festival de Berlin,met en scène l’histoire de Maria, 14 ans, élevée dans une famille catholique intégriste. Décryptage par le P. Denis Dupont-Fauville.

Quatorze séquences, comme quatorze stations de chemin de croix. Quatorze scènes filmées en plans fixes –il n’y aura que quatre mouvements de caméra en 110 minutes. Sobriété, soin de la composition, intensité du jeu des acteurs. Une mise en scène étudiée, assumée, revendiquée. Le souci formel, omniprésent, change agréablement des montages contemporains et évoque parfois les tensions bien mieux qu’une accumulation d’effets bruyants ou faciles. Comme une invitation à la contemplation.

Maria, quatorze ans, est élevée dans une ambiance oppressante, méticuleusement reconstituée pour figurer ce que pourrait être la mentalité d’une famille catholique intégriste allemande, supposément proche de la fraternité Saint Pie X (fraternité Saint-Paul dans le film, mais l’accent français de l’évêque ne trompe pas). Sensible et généreuse, elle va rapidement devenir, à la veille de sa confirmation, la victime d’un discours totalitaire asséné par un entourage psychorigide. Avec tout l’élan de son innocence, elle décide de devenir une sainte et même d’offrir sa vie pour que son petit frère, inexplicablement muet, puisse accéder à la parole. Dès lors l’engrenage est en marche et, malgré l’affection d’un camarade de classe et la sollicitude des éducateurs et des médecins, le drame ne peut plus que se dérouler jusqu’au bout.

Le scénario est habile (il a d’ailleurs reçu l’ours d’argent du meilleur scénario à Berlin), la composition plus encore, avec ses cartons qui, présentant les énoncés traditionnels des stations du chemin de croix, scandent la succession de la marche au martyre. La jeune Lea van Acken, dans le rôle de Maria, livre une interprétation d’une justesse et d’une délicatesse étonnantes. Opposée à une mère hystérique et possessive, elle présente une figure touchante.

Mais l’énoncé de l’histoire montre assez qu’il s’agit en réalité d’une charge inexorable contre un milieu capable de mener ainsi une enfant à la mort. Dès lors deux questions, élémentaires, se posent : qu’est-ce qui est dénoncé ? Comment ? Et les réponses se révèlent accablantes.

Un fonctionnement familial est d’abord accusé, mais si totalitaire qu’il en devient abstrait. Quand bien même le discours religieux longuement déployé peut trouver des correspondances dans la réalité, les personnages qui sont censés en vivre sont dépourvus de toute profondeur. La mère de l’héroïne, en particulier, que les intertitres rapprochent de Marie, n’est que pure agressivité, quand seule une certaine tendresse manipulatrice pourrait assurer la cohésion d’un tel groupe. La pratique religieuse, quant à elle, est réduite à sa propre caricature. Si la première séquence, où le prêtre de la paroisse enfonce avec douceur et sollicitude des idées mortifères à des jeunes groupés autour de lui comme en un pastiche de la Cène par Léonard, laisse espérer une dénonciation crédible, des scènes comme la confession de Maria ou sa confirmation sont vides de toute foi et de toute espérance. Aussi le film manque-t-il sa cible. Il est bien évident qu’un environnement religieux peut fournir un cadre propice à l’hystérie ou aux névroses de personnalités fragiles ; de là à en conclure que la religion est la matrice des perversions les plus intimes, il y a un retournement qui serait scandaleux s’il n’était d’abord ridicule.

Plus encore que ce que le film dénonce, cependant, ce sont les modalités de cette dénonciation qui posent problème. Non que le réalisateur soit dépourvu de talent. La scène où deux adolescents esquissent en bibliothèque le prélude d’une amitié amoureuse est ainsi émouvante de simplicité et de vérité. Mais partout ailleurs, aucun écart n’est toléré quant à la conduite définie par avance pour chaque caractère [1]. Dans ce dispositif sans surprise ni liberté, le seul but qui vaille est de plaider pour la tolérance, en vouant aux gémonies tous ceux qui s’écarteront de sa norme [2]. La machinerie bien-pensante avance, implacable et satisfaite. En un sens, la violence de la démonstration est plus grande encore que celle du système auquel elle s’attaque, comme le souligne l’épouvantable châtiment final.

La vraie question ici n’est pas religieuse mais éthique. Il est facile de rire du Christ sous couvert de s’apitoyer sur le sort d’une jeune fille, confortable de vilipender des caractères de toute façon monstrueux. Mais que gagne-t-on à présenter une humanité exclusivement mauvaise, ou victime, ou au mieux [3] impuissante ? Dans une œuvre si moralisante, où est l’homme ?

[1Même le “miracle” final, s’il peut faire penser à celui d’Ordet, s’en distingue justement dans la mesure où il ne peut pas ne pas se produire.

[2Cf. la scène du gymnase qui, par le jeu des dialogues, rejette toutes les modalités “non conformes” de tolérance.

[3Dans le cas de la jeune fille au pair, ou du médecin, ou de l’amoureux éconduit.

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