Enseignement du cardinal André Vingt-Trois pour le Jubilé des catéchistes et éducateurs

Cathédrale Notre-Dame de Paris – Dimanche 25 septembre 2016

 Luc 5, 27-32
 Voir le compte-rendu de la journée.

1. La mission de la transmission.

Le livre du Deutéronome nous rappelle comment Dieu s’est adressé à Moïse après lui avoir donné les dix paroles, les dix commandements : « Les paroles des commandements que je te donne aujourd’hui seront présentes à ton cœur ; tu les répéteras à tes fils ; tu les leur diras quand tu resteras chez toi et quand tu marcheras sur la route, quand tu seras couché et quand tu seras debout… » (Dt 6, 6-7).

Ainsi, à travers ce récit du livre du Deutéronome, nous mesurons comment, dès le début de l’aventure de l’Alliance entre Dieu et Israël la transmission est un des éléments constitutifs de l’identité du Peuple élu.

Le devoir de transmission n’est pas seulement un commandement de Dieu, il est aussi une des formes de la solidarité entre les générations. Et nous mesurons combien ce devoir de transmission peut être difficile à accomplir dans certaines périodes comme la nôtre. Nous avons souvent le sentiment que nous vivons dans une société et dans une culture où la transmission est interrompue, où la génération des parents et des grands-parents éprouve non seulement une difficulté à transmettre mais encore une sorte de paralysie devant le désir de transmettre à leurs enfants, ou à leurs petits-enfants, ce qu’eux-mêmes ont reçu, non seulement, évidemment, parce que l’accélération de la transformation de la culture nous rend de plus en plus difficile l’accès à une génération de jeunes dont les références culturelles ne sont plus les nôtres, mais aussi parce que nous souffrons d’une crise de légitimité. Est-il bien légitime que nous voulions transmettre à la génération suivante ce qui constitue pour nous un système de références pour conduire notre vie. Cette crise de légitimité s’enracine dans deux questions : sommes-nous convaincus que le système que nous connaissons et que nous portons, est une ressource positive pour conduire l’existence ? La deuxième question : notre manière de vivre ne contredit-elle pas ce que nous souhaiterions transmettre ?

La transmission n’est pas seulement un devoir à l’égard de la génération qui nous suit. Elle est aussi une des manières de mettre à l’épreuve ce que nous connaissons et ce que nous croyons. On ne possède vraiment que ce que l’on exprime et ce que l’on expose au jugement d’autrui.

Dans la prise de conscience de la mission de l’Église, l’annonce de la foi au Christ est un élément déterminant. On comprend assez bien que l’on ne peut pas annoncer le Christ sans croire en lui. Mais on oublie que l’inverse est aussi vrai : on ne peut pas vraiment croire au Christ sans l’annoncer.

C’est pourquoi cette journée jubilaire des catéchistes et des éducateurs, est une occasion de rendre grâces à Dieu pour votre participation à la mission de transmission de l’Église. Non seulement rendre grâce pour la générosité que vous mettez en œuvre jour après jour, mais aussi rendre grâce pour tout ce que vous recevez dans votre mission de catéchiste et d’éducateur. Quand vous essayez d’aider des enfants et des jeunes à connaître Jésus de Nazareth, le Christ, vous percevez que vous-mêmes commencez à mieux le connaître.

2. Transmettre quoi ?

Nous ne sommes pas seulement invités à transmettre, nous sommes aussi invités à réfléchir au contenu de cette transmission.

Un certain nombre de parents confient leurs enfants à l’Église parce qu’ils souhaitent qu’ils reçoivent une certaine sagesse pour conduire leur vie ou même simplement une morale qu’eux-mêmes ne se sentent pas capables de leur transmettre.

Nous sommes conscients de cette attente et nous ne nous dérobons pas devant cette tâche. Oui, nous sommes porteurs d’une sagesse et d’une morale inspirées par la révélation des dix commandements, les dix « paroles des commandements » comme le dit Dieu à Moïse dans le livre du Deutéronome. Nous sommes convaincus que ces commandements ne sont pas seulement donnés pour Israël, mais pour tous les hommes, pour les aider à vivre d’une façon plus humaine.

Dans notre culture, nous savons que ces commandements élémentaires ne sont pas forcément connus, reconnus et respectés. C’est pourquoi nous devons les répéter sans cesse, les faire apprendre, aider à les comprendre dans leurs conséquences pratiques dans la vie quotidienne.

Mais nous savons aussi que l’interdit du commandement - tu ne feras pas ceci ou cela - est le premier niveau de la conscience et de la vie morale. Il est le garde-fou qui doit nous prémunir contre les actions les plus inhumaines et les plus barbares. Mais l’accomplissement de la liberté humaine ne se réduit pas à respecter les interdits. Il suppose une recherche positive. Il ne s’agit pas seulement d’éviter de mal faire - ce qui est évident. Il faut encore chercher à bien faire, c’est-à-dire à faire le bien.

Regardez comme tout le monde, aujourd’hui, prétend être affranchi de la morale. Pour beaucoup, pour nous peut-être à certains moments, il n’y a pas vraiment de bien et de mal. Il n’y a que ce que chacun désire pour son bien à lui. Et voilà que dans ce monde, soi-disant affranchi d’une morale commune au profit d’une morale individuelle, nous voyons germer et se développer un moralisme social sans pareil. À défaut d’apprendre à réfléchir, on passe son temps à dénoncer les autres par rapport à une vision de l’homme qui s’impose sans oser dire son nom.

Pour réagir contre ce moralisme rampant et avoir une véritable liberté dans ce monde, nous avons besoin d’un regard et d’une force qui surmontent les jugements moralisateurs. Ce regard et cette force, nous croyons que c’est Jésus, le Christ qui nous les donne par son Esprit.

Transmettre ce qui permet à un enfant et à un jeune d’accéder à une vraie liberté, c’est le mettre en présence de ce regard aimant et de cette force libératrice du Christ. C’est pourquoi le premier contenu de toute catéchèse et de toute éducation, c’est l’apprentissage de la rencontre de Jésus.

Le rencontrer dans l’histoire de sa vie que nous rapportent les évangiles. Le rencontrer dans le silence et la prière où se noue un cœur-à-cœur avec lui. Bref, mettre en œuvre tous les moyens pour que Jésus soit vraiment quelqu’un que l’on écoute et à qui l’on peut parler. Le rencontrer dans nos frères, pas seulement par un déluge de bons sentiments devant les reportages de la télévision, mais concrètement avec le garçon ou la fille qui est à côté de moi.

Cela veut dire que dans la présentation du Christ, on privilégie les scènes évangéliques qui racontent des rencontres de Jésus avec des personnes, des dialogues de Jésus avec des personnes. Car ces personnes, que nous présentent les évangiles, sont comme nos représentants et nous pouvons insensiblement ouvrir nos cœurs et nous insinuer nous-mêmes dans cette rencontre avec le Christ et ce dialogue.

3. Le visage du Christ.

L’année jubilaire de la miséricorde nous invite à contempler le trait dominant de la personne de Jésus : le Christ qui pardonne. Celui qui est venu pour les malades et les pécheurs. C’est ce visage de la miséricorde que nous sommes invités à présenter. Le visage de celui qui ne se détourne pas du pécheur mais qui vient prendre place à sa table comme il l’a fait chez le publicain Lévi. Les moralisateurs sont scandalisés de voir Jésus s’attabler avec les pécheurs et braver l’interdit, comme aujourd’hui les moralisateurs peuvent être scandalisés que nous ayons un regard de miséricorde sur ceux qui ont succombé au péché et à la faute, mais l’évangile nous invite à entrer dans une autre logique.

Comme nous le disait l’évangile de saint Luc, Jésus appelle le publicain Lévi, non pas parce qu’il s’est déjà converti, mais précisément parce qu’il a besoin de conversion. C’est le premier acte de miséricorde de Jésus à l’égard du pécheur : il ne nie pas son péché. Il ne fait pas semblant de croire que Lévi est parfait. Il ne dit pas que le bien est mal et que le mal est bien. Il ne dit pas que la faute de Lévi est sans importance. Il ne dit pas qu’on oublie et qu’on passe à autre chose. Non, il affronte le péché de Lévi. Il le connaît et il le surmonte. La miséricorde du Christ n’est pas un coup d’éponge qui effacerait, c’est une force qui prend sur lui de choisir celui qui n’est pas digne et malgré son indignité il l’appelle.

Non seulement il l’appelle à le suivre : « Suis-moi » dit-il à Lévi, mais Jésus lui-même le suit dans sa maison et s’attable à son festin, comme s’il faisait cause commune avec les pécheurs. C’est dans cette situation que l’on comprend le mieux la mission du Christ : je suis venu pour les malades et les pécheurs. Présenter et proposer la foi chrétienne comme une démarche de libération, ce n’est pas en faire une sorte de vision candide de l’homme comme si elle s’adressait à des gens parfaits ou comme si on faisait semblant de croire qu’ils sont innocents.

Le Christ auquel nous croyons et que nous voulons présenter et annoncer aux jeunes n’est pas une espèce de grand frère naïf qui fermerait les yeux sur les faiblesses et les fautes du monde. C’est un vrai médecin qui connaît ses malades, qui les regarde et qui les soigne.

Le Christ auquel nous croyons et que nous annonçons ne vient pas à nous en accusateur. II vient à nous en libérateur. Quelles que soient nos faiblesses et nos fautes, jamais il ne se détournera de nous si nous ne nous détournons pas de lui. C’est cette certitude qui doit nous habiter et transparaître dans notre vie comme le premier contenu de notre transmission. Quoi qu’ait pu faire un homme ou une femme, quelque crime qu’il ait pu commettre, quelqu’horreur qui ait traversé son esprit, jamais il ne peut désespérer en croyant qu’il a franchi la limite au-delà de laquelle le Christ se détournerait de lui. Nous présentons ce visage de la miséricorde dans la certitude vécue que l’Église tout entière est un peuple de pécheurs et que le Christ appelle ce peuple en lui faisant miséricorde. Tout notre message est récapitulé dans cette foi en la miséricorde de Dieu.

C’est cette confiance en la miséricorde de Dieu manifestée dans le Christ et annoncée par l’Église qui nous permet d’annoncer l’évangile dans toute la force de ses exigences. Elle bannit la timidité devant les appels du Christ à une vie sainte. On ne peut pas cacher que l’appel du Christ excède nos moyens, mais on ne doit pas cacher non plus que Jésus est venu pour nous permettre de vivre selon les commandements de Dieu.

4. Pourquoi moi ?

Peut-être que vous vous posez cette question : pourquoi est-ce moi qui suis catéchiste ou éducateur ? En tout cas, moi je me la pose souvent. Pourquoi est-ce moi qui ai été appelé et envoyé pour annoncer la miséricorde de Dieu aux hommes ?

Bien sûr, pour chacune et chacun d’entre vous, comme pour moi, il peut y avoir des tas de raisons, depuis les plus flatteuses (ma compétence, ma générosité, etc.) jusqu’aux plus modestes (il n’y avait personne d’autre…), mais la véritable raison, en tout cas la seule qui compte, c’est que Jésus connaît mon cœur, ses richesses et ses faiblesses, et même mes péchés et qu’il m’a appelé comme il a appelé Lévi. Il n’a pas voulu consacrer ma perfection. Il a voulu me dire que, malgré mon imperfection et mes imperfections, à cause de mes imperfections, il me choisit et il vient chez moi pour partager mon festin avec mes amis. Comme saint Paul le dit dans une de ses épîtres : c’est quand je suis faible que je suis fort.

Si je regarde mes moyens face aux difficultés de la tâche, je peux avoir tendance à me décourager. Si je regarde le Christ qui m’appelle, je suis réconforté et je suis encouragé à prendre tous les moyens possibles pour mieux accomplir ma mission : moyens de formation, moyens de conversion et, par-dessus tout, moyens de communion avec le Christ par la méditation de sa parole, par le dialogue habituel avec lui, par la vie sacramentelle.

Ainsi, chers amis, aujourd’hui, avec le Pape François, je vous invite à rendre grâce à Dieu qui vous a montré sa miséricorde en vous appelant et à suivre le Christ avec confiance en l’accueillant à votre table dans la joie du festin.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

Interventions

Interventions