Homélie du cardinal André Vingt-Trois – Messe du Christ Rédempteur à la Sainte-Chapelle avec la Sainte Couronne d’épines et les Saintes Reliques de la Passion 800e anniversaire de la naissance et du baptême de saint Louis

Vendredi 21 mars 2014 - Sainte-Chapelle (Paris IVe)

Vénérer la Couronne d’épines, en particulier dans le lieu qui a été construit pour la conserver, c’est vénérer le Christ dans l’offrande qu’il fait de sa vie. Il nous faut aussi "toucher pour croire". La situation de la Sainte Chapelle au cœur même du Palais de Justice nous invite à nous rappeler que les pouvoirs humains sont relatifs.

 Ph 2, 6-11 ; Jn 19, 1-5

Frères et Sœurs,

Notre célébration dans cette Sainte-Chapelle peut sembler paradoxale. Les lieux, leur splendeur, la richesse en même temps que l’élégance qui ont présidé à l’édification de cette chapelle peuvent nous paraître bien étranges au regard de l’instrument de torture qui en a été la raison. Comment pouvons-nous simultanément reconnaître l’abaissement du Christ, sa défiguration, la destruction de son humanité, les injures qui lui ont été prodiguées, et exalter l’un des instruments principaux de ce crime par un monument aussi magnifique et par la volonté expresse de vouloir entourer cet objet non seulement de vénération mais d’honneurs ?

L’esprit humain est sans doute trop logique pour entrer dans ce paradoxe et y trouver le chemin que Dieu nous trace. Car enfin, la ténacité, la résolution, l’implication de saint Louis et de ses pairs pour conquérir les lieux où le Christ avait souffert, sa volonté déterminée d’acheter et d’emporter cette Couronne d’épines ne participent pas d’une sorte d’idolâtrie des objets face à l’anéantissement du Christ, mais plutôt d’un réalisme profond de la foi qui reconnaît que dans l’humanité de Jésus, quelque chose s’est accompli touchant au salut du monde. Et dans cette humanité de Jésus, la Couronne d’épines tient une place particulière puisqu’elle est simultanément le symbole de son abaissement et l’annonce prophétique de sa royauté quand il sera ressuscité.

Si nos pères dans la foi, et après eux toutes les générations qui ont vénéré cette Couronne d’épines jusqu’à nous, ont voulu entourer non seulement d’égards mais encore de beauté, d’élégance et de luxe cet objet de dérision, ce n’est pas par le désir de faire une sorte de contre-manifestation à l’égard du Christ. Ce n’est pas pour porter injure à la souffrance de Jésus que l’on glorifie les instruments de cette souffrance, c’est pour reconnaître que c’est dans sa chair qu’il a porté le péché du monde et que c’est dans sa chair que le salut du monde s’est accompli.

La richesse, la beauté certaine, le désir d’exalter les signes de l’offrande que Jésus a faite de sa vie, sont pour nous une indication. La communion à la pauvreté du Christ, la communion à ses abaissements nous sont décrites dans la lettre de saint Paul aux Philippiens : « lui qui était de condition divine n’a pas revendiqué son droit d’être traité à l’égal de Dieu,… il a pris la condition de serviteur » (Ph 2, 6-7), -et je crois que l’on peut dire d’esclave. Cet abaissement du Christ ne signifie pas que les facultés humaines d’entrer en communion avec lui sont amputées de leurs capacités d’émerveillement, de leurs capacités d’expression, de leurs désirs de manifester à travers des gestes, forcément inadaptés, une dévotion sincère, un amour pour celui qui a livré sa vie et une attente pour son retour glorieux.

Quand nous vénérons la Couronne d’épines, nous n’effectuons pas un geste païen à l’égard d’objets sacrés, nous posons un acte humain qui nous permet d’entrer intérieurement et spirituellement en communion avec celui qui a porté cette couronne et avec le geste et l’offrande qu’il fait pour le salut du monde. Vénérer la Couronne d’épines, c’est vénérer le Christ, c’est vénérer le Christ dans sa Passion, c’est vénérer le Christ dans l’offrande qu’il fait de sa vie, c’est reconnaître que la puissance de Dieu œuvre à travers la faiblesse de son serviteur.

Nous avons besoin, dans l’humanité qui est la nôtre, à travers la sensibilité qui est la nôtre, d’exprimer cette vénération non pas par une sorte de spectacle extraordinaire mais par une démarche profondément chrétienne de foi en l’humanité et en la divinité de Jésus. Nous avons besoin de dire notre admiration, notre reconnaissance, notre espérance par des regards, par des gestes, par des attitudes de notre corps et de notre esprit. Nous avons besoin, comme saint Jean le dit dans sa première épître, de « toucher pour croire », nous avons besoin de toucher ce que le Christ a touché. C’est le même besoin et le même désir qui portent depuis tant de siècles les pèlerins à retourner sur les lieux mêmes de la Passion. C’est le même désir qui les porte à se faire pèlerins à la suite de Jésus. C’est le même désir qui les entraîne sur le chemin du Golgotha.

A l’occasion de ce huitième centenaire de la naissance de saint Louis, exceptionnellement, j’ai autorisé que la Sainte Couronne d’épines quitte la cathédrale Notre-Dame, d’abord pour lui rendre un hommage en ce lieu qui lui est totalement dédié par l’intention de son fondateur, -et pour lui rendre hommage dans Paris-, mais aussi pour qu’elle puisse être transportée à Poissy, où elle fera l’objet de la vénération des fidèles qui y célébreront le huitième centenaire du baptême de saint Louis.

Ce n’est pas peut-être pas tout à fait un hasard, -puisque pour nous, croyants, le hasard est providence-, si cette Sainte-Chapelle dédiée par saint Louis à la Couronne d’épines est devenue le cœur du Palais de Justice. Ce n’est sans doute pas un hasard si le lieu emblématique de l’exercice de la justice humaine dans notre société est associé au souvenir du procès inique au cours duquel l’humanité du Christ a été bafouée. C’est une façon, comme saint Louis l’a fait tout au long de sa vie, par l’exemple qu’il a donné dans l’exercice de son pouvoir, de nous rappeler que les pouvoirs humains sont passagers, relatifs et seconds. Le pouvoir suprême sur l’humanité n’est pas la puissance de la force qui domine, c’est la puissance de l’amour qui s’incline, c’est l’abaissement du serviteur qui sera glorifié parce qu’il a pris la dernière place, c’est le chemin par lequel saint Louis a exercé la sainteté chrétienne qu’il nous donne en exemple.

En ce jour où nous vénérons la Sainte Couronne d’épines, nous demandons par l’intercession de saint Louis d’apprendre à suivre le chemin du Christ, lui qui s’est dépouillé lui-même, en prenant la condition de serviteur. Nous prions par son intercession pour que notre engagement à la suite du Christ fasse de nous les serviteurs les uns des autres, chasse de notre cœur toute tentation de domination et d’écrasement, nourrisse l’espérance qu’à travers la Résurrection du Christ, l’humanité nouvelle est en train de se construire. En vénérant l’instrument de supplice du Christ, nous annonçons en même temps la glorification qui est la sienne et le règne qu’il exerce sur le monde jusqu’à la fin des temps.

Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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