Homélie du cardinal André Vingt-Trois – Fête de Sainte Marie-Madeleine Messe à l’occasion du Pèlerinage annuel « croisade de la paix » du diocèse de Sens et Auxerre à Vézelay

Vendredi 22 juillet 2016 - Basilique Sainte Marie-Madeleine de Vézelay (Diocèse de Sens-Auxerre)

 Ct 3,1-4 ; Ps 62 (63) ; 2 Co 5, 14-17 ; Jn 20, 1.11-18

Les larmes de Marie-Madeleine.

L’évangile que nous venons d’entendre nous présente le chagrin de Marie-Madeleine. Sur qui pleure Marie-Madeleine ? Quelles sont les causes de sa tristesse ? Jadis, elle avait pleuré sur elle-même et sur ses péchés. Aujourd’hui, elle pleure parce que celui que « son âme désire » a disparu. Elle ne connaît pas encore la résurrection du Christ ; elle croit simplement qu’on a enlevé son corps et qu’elle ne sait pas où il a été déposé. Nous devons prendre le temps d’écouter son chagrin et de regarder ses larmes, car son chagrin et ses larmes disent quelque chose du désarroi de notre société.

Beaucoup de nos contemporains ont perdu la capacité de reconnaître le Christ dans leur vie. Aujourd’hui nous, nous tous de quelque façon, nous faisons l’expérience de cette absence du Christ ou du moins de notre difficulté à le retrouver : on « ne sait pas où on l’a déposé. » Peut-être l’avons-nous rencontré à plusieurs reprises au cours de notre vie. Peut-être, comme Marie-Madeleine, avons-nous eu des expériences fortes de sa présence. Mais après des années écoulées dans la banalité des jours, environnés par l’indifférence ou la négation qui se sont répandues, sommes-nous encore capables de dire où on a déposé notre Seigneur ?

Tous, nous sommes confrontés à des épreuves réelles : épreuves de santé, épreuves de la vie professionnelle, épreuves des trahisons affectives, épreuves collectives de notre pays. Est-ce que devant tout ce qui arrive dans une vie humaine, notre lien avec le Christ demeure une référence et une force ? Ou bien, est-ce que, comme Marie-Madeleine, nous vivons seulement sur le souvenir d’une présence disparue ? Marie-Madeleine ne se résout pas à cette perte, elle est brisée de chagrin « tout en pleurs ». Bienheureuses larmes qui expriment le manque de sa vie !

Frères et Sœurs, ne prenons pas notre parti de ne plus savoir où est notre Seigneur. Il est si tentant et si facile de sombrer dans le fatalisme, de ne voir que l’incohérence et l’injustice, de chercher dans les erreurs des autres les causes de notre désarroi. On est prêt à accueillir toutes les explications pourvu qu’elles nous dispensent de faire un retour sur nous-mêmes et de nous remettre à la recherche de celui que nous avons perdu. On fait facilement la chasse aux coupables possibles, mais on se garde trop de regarder en quoi notre propre manière de vivre participe aussi des malheurs de l’humanité.

1. Dieu interdit de séjour.

Quand une société comme la nôtre dépense tant d’énergie à éradiquer, ou au moins à masquer, toute référence à Dieu et à la foi personnelle, nous ne pouvons pas nous étonner que cette forme d’interdiction de séjour se retourne contre nous. Combattre les errements du fanatisme par la seule contrainte de la force et de l’interdiction est voué à l’échec, si nous ne croyons plus réellement aux fondements de notre culture et de notre civilisation. De notre héritage chrétien, nous avons gardé, à juste titre, le goût et l’amour de la liberté. Nous en avons hérité notre liberté de penser, notre liberté de croire et notre liberté de choisir nos modes de vie. Et nous pouvons être fiers de cet héritage et souhaiter le défendre.

Mais nous avons cru et laissé croire que cette liberté pouvait se développer sans entraîner avec elle une exigence morale dans la manière de conduire notre vie. Cette exigence morale suppose que nos désirs personnels spontanés soient soumis à l’examen de notre raison. Il ne peut pas y avoir de société solidaire et unie s’il n’y a pas la conviction que les intérêts de chacun doivent être régulés par les impératifs du bien de tous. Nous le savons bien dans notre expérience de la vie familiale. Elle ne peut pas être harmonieuse et heureuse pour les membres d’une famille si chacun n’accepte pas de réduire ses attentes particulières pour la satisfaction de tous les membres de la famille. Combien de familles voyons-nous se désagréger parce que chacun des époux vit ses désirs et ses attentes sans s’inquiéter des désirs et des attentes de l’autre ?

Jésus de Nazareth, en aimant « les siens jusqu’à l’extrême » et en donnant sa vie pour eux, leur indiquait le véritable chemin de la réussite humaine : se faire les serviteurs les uns des autres. L’effacement de la référence divine dans notre culture et notre société, c’est immédiatement l’effacement du devoir de solidarité et le renoncement au devoir du service mutuel. Si nous oublions le Dieu de Jésus-Christ, si nous le rejetons hors de notre vie et de nos préoccupations, si nous en faisons un « interdit de séjour », ne nous étonnons pas que notre société perde confiance en ses valeurs fondamentales et qu’elle se transforme sous nos yeux en un champ de compétition pour que chacun puisse tirer le meilleur parti pour lui, fût-ce au détriment des autres.

Nous n’échapperons pas aux questions radicales que nous impose notre temps. Contre le fanatisme, la violence et le terrorisme, quelles sont les valeurs que nous voulons défendre et pour lesquelles nous sommes prêts à faire des sacrifices ? Est-ce que ce sont les valeurs de solidarité et de service des autres ou est-ce que ce sont les valeurs du libertinage et de l’égoïsme individuel ? Si rien ne compte que ce que je désire pour moi, alors que m’importent les familles brisées, les jeunes sans avenir, les rejetés de notre société, les « déchets » comme nous dit le Pape François, les hommes, les femmes, les vieillards, les enfants qui fuient la violence et la mort au prix de leur vie ? Qu’importe à notre Europe prospère, les millions d’êtres humains qui meurent de faim ou victimes de la misère à travers le monde.

Oui, si nous ne savons plus où on a mis le Seigneur, alors nous avons des raisons de pleurer avec Marie-Madeleine, car notre cœur est devenu indifférent aux hommes.

2. La lumière du ressuscité.

Laissons-nous encore conduire par Marie-Madeleine vers la lumière du Ressuscité. À travers ses larmes, quelques signes continuent de lui parvenir. Des signes qui restent mystérieux mais qui sont quand même réels : d’abord ces deux hommes installés dans le tombeau et un troisième qui vient derrière elle. Ce troisième homme, l’évangile nous dit que c’était Jésus, mais elle ne le savait pas et le prenait pour le jardinier.

Même si nous nous sommes éloignés de Jésus, même si nous n’avons plus de lui que des souvenirs brouillés, même si nous ne savons pas ce qu’il est devenu, l’expérience de Marie-Madeleine nous permet de comprendre que lui est toujours présent à notre vie. Il demeure présent si, comme Marie-Madeleine, nous gardons le souvenir de sa présence et si nous éprouvons le regret de son absence. Il demeure présent par des messagers qui nous posent des questions comme ces hommes en ont posé à Marie-Madeleine : « Pourquoi pleures-tu ? Que cherches-tu ? ». Heureux sommes-nous si, dans le fond de notre cœur et de notre mémoire, nous n’avons pas encore perdu le désir de retrouver le Christ ! Heureux sommes-nous si, comme Marie-Madeleine, nous sommes encore habités par une soif de le retrouver et « d’aller le prendre. » Ne refoulons pas nos regrets, notre nostalgie ou notre attente ! Osons dire que nous avons besoin de lui comme vous l’avez fait en venant ici ce matin ! Osons nous le dire à nous-mêmes, osons le dire aux autres comme Marie-Madeleine l’a dit à ces inconnus !

Heureux sommes-nous si, comme Marie-Madeleine, nous entendons Jésus nous appeler par notre nom et se faire reconnaître de nous ! Heureux sommes-nous si nous ne restons pas sourds à cette parole que Jésus adresse aujourd’hui au secret de nos cœurs ! Qui que vous soyez, il vous appelle à le reconnaître comme votre maître et à vous laisser conduire par lui. Mais, comme pour Marie-Madeleine, s’il se fait reconnaître de vous aujourd’hui, ce ne sera pas seulement pour vous donner la joie de le posséder. Ce sera pour vous donner la mission de l’annoncer à ses frères. Elle voulait le trouver et le prendre. Il s’est laissé trouver, mais il ne s’est pas laissé prendre : « Ne me retiens pas ». Il ne se fait pas connaître à nous pour nous rassurer et nous consoler dans nos épreuves. Il se fait connaître pour fortifier la foi de ses frères. Il fait de nous ses témoins pour nous aider les uns les autres à reconnaître sa présence. Vous aussi, puissiez-vous demain dire avec Marie-Madeleine : « J’ai vu le Seigneur. » et raconter ce qu’il aura dit à votre cœur.

Amen !

+André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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