Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe à ND - 6e Dimanche du Temps Ordinaire – Année A

Dimanche 12 février 2017 – Notre-Dame de Paris

Dans le Sermon sur la montagne, Jésus affirme qu’il n’est pas venu abolir la loi mais l’accomplir.
Cet accomplissement ne consiste pas à ajouter de nouveaux commandements. La multiplication des lois n’aide pas la liberté humaine à trouver la plénitude de son exercice. Nous sommes invités à passer d’une compréhension de l’usage de notre liberté en termes de permis/défendu à une perception plus profonde du bien et du mal. Ce passage nécessite une conversion du cœur et nous conduit à une exigence plus radicale.

 Si 15,15-20 ; Ps 118, 1-2.4-5.17-18.33-34 ; 1 Co 2,6-10 ; Mt 5,17-37

Frères et Sœurs,

En poursuivant la lecture et la méditation du Sermon sur la montagne dans l’évangile de saint Matthieu que nous avons inauguré par la proclamation des Béatitudes, la liturgie nous invite à nous préparer, comme le Christ invite ses disciples à se préparer à découvrir ce qu’il va leur enseigner et le chemin par lequel il veut les conduire. Il nous prépare à prendre conscience de ce qu’il y a de radicalement nouveau dans la venue du Fils de Dieu en notre chair, à prendre conscience de quel bouleversement il va provoquer dans l’intelligence et la mise en pratique de la loi.

Une lecture sommaire et rapide du ministère de Jésus parmi les hommes aboutit souvent à une sorte de mise en contradiction entre l’exigence de la loi, telle qu’elle nous est transmise par la tradition juive, et le chemin de liberté par lequel Jésus veut nous conduire. Ainsi, on a tendance à imaginer que l’avènement du Royaume de Dieu, tel que Jésus le conçoit et le met en pratique, est une sorte de version allégée des exigences de la loi. C’est contre cette interprétation fallacieuse que Jésus s’élève précisément dans ce passage du Sermon sur la montagne : « Je ne suis pas venu pour abolir la loi, mais pour l’accomplir » (Mt 5,17), c’est-à-dire pour la mener à son achèvement. Nous savons que les scribes et les pharisiens évoqués dans ce passage du Sermon sur la montagne avaient pour tâche de transmettre non seulement la loi et les prophètes tels qu’ils étaient inscrits dans le Livre qui était lu chaque sabbat à la synagogue, mais encore de transmettre une quantité d’autres commandements qu’ils avaient ajoutés. On pourrait dire en termes modernes, qu’ils avaient procédé à une déclinaison des commandements, à un raffinement de plus en plus pointilleux et exigeant, non pas parce qu’ils voulaient accabler tout le monde, mais parce qu’ils croyaient sincèrement qu’en augmentant le nombre des prescriptions et en les définissant de façon plus stricte, ils permettraient à tout le monde de mieux observer la loi de Dieu.

Or ce que Jésus nous dit, c’est précisément l’inverse. Il évoque les commandements tels qu’ils ont été transmis, en disant : on vous a dit, vous avez appris qu’il a été dit aux anciens, et moi je vous dis. Quelle est la nouveauté de ce discours de Jésus par rapport aux commandements anciens ? Précisément, les commandements tels qu’ils étaient transmis, avaient pour fonction de définir de la façon la plus stricte et la plus claire ce qui était interdit et ce qui était autorisé, si bien que la fidélité aux commandements pouvait se résumer à connaître par cœur, ce qui était obligatoire et ce qui était interdit. Mais ce processus peut se développer indéfiniment ! Nous en avons l’exemple dans notre culture contemporaine, où les responsables publics multiplient, année après année, des lois de plus en plus pointues, de plus en plus exigeantes, de plus en plus détaillées, de plus en plus intrusives, comme si cette accumulation d’obligations et d’interdictions pouvait garantir la qualité de la vie. Or, ce que cette inflation de code juridique provoque, ce n’est pas un affinement de la qualité de la vie, c’est au contraire une sorte de stérilisation, c’est-à-dire qu’à défaut d’aider la liberté humaine à trouver la plénitude de son exercice, et de manifester comment l’homme est capable de comprendre ce qui est bien et ce qui est mal, et de choisir ce qui est bien, et de refuser ce qui est mal, on aboutit à une sorte de mécanisation de la vie sociale. Ce n’est plus le bien et le mal qui sont en cause, c’est le permis, l’autorisé ou l’interdit, le défendu.

La nouveauté que le Christ apporte, c’est de ne pas réduire le jugement sur l’existence humaine à la matérialité des faits. Certes, un meurtre est un meurtre, un adultère est un adultère, un vol est un vol ! Et tout le monde peut s’escrimer dans tous les sens pour parler autrement, mais il n’empêche que c’est la réalité. Jésus ne nie pas cette réalité, mais il dit : quand on a dit cela, on n’a pas dit le tout de l’existence humaine, car ce qui est en jeu, ce n’est pas simplement le mal qui a été commis, la faute qui a été commise, le péché qui a été commis, ce qui est en jeu, c’est l’orientation du cœur. Si Jésus parle d’un accomplissement de la loi, ce n’est pas comme une sorte d’effacement des obligations des commandements de Dieu, mais au contraire d’un renforcement. Il ne s’agit plus d’être conforme extérieurement mais de devenir conforme intérieurement. Il ne s’agit plus simplement d’éviter le meurtre, mais encore d’éviter la colère qui est la première racine du meurtre. Il ne s’agit plus simplement d’éviter l’adultère, mais d’éviter le désir illégitime qui habite le cœur de l’homme. C’est cette volonté de rejoindre la liberté humaine dans la profondeur la plus grande qui fait du chemin que le Christ ouvre devant nous, non pas un chemin de facilité, mais un chemin d’exigence plus radicale. Exigence radicale : « que votre ‘oui’ soit ‘oui’, que votre ‘non’ soit ‘non’, tout le reste vient du mauvais » (Mt 5,37). Cette exigence radicale doit être clairement exprimée, comme Jésus le fait ici dans l’évangile de saint Matthieu avant d’entrer dans le déroulement, le développement de ses discours et de ses relations pastorales qui vont se développer tout au long de l’Évangile. La suite ne contredira pas ce qu’il dit là mais nous appellera à comprendre que cet appel à la conversion du cœur est un chemin d’exigence beaucoup plus fort que la simple obéissance aux commandements.

Que le Seigneur nous donne de désirer cette orientation du cœur comme le chemin de notre liberté. Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris

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