Interview du cardinal Vingt-Trois dans le Figaro à l’occasion de l’anniversaire de l’élection du Pape François

Le Figaro – 13 mars 2014

Un an après l’élection du Pape, le cardinal André Vingt-Trois analyse la méthode François et son impact en France.

« Si le catholicisme était fini, le président n’aurait pas fait le voyage au Vatican »

Il y a un an vous élisiez le pape François, quel bilan tirez-vous de ses douze premiers mois ?

Je vois quatre éléments saillants. Le style tout d’abord, lié à son tempérament et à sa culture latino américaine. Des convictions ensuite. Il sait ce qu’il veut et il ne se laissera pas porter par les vagues. Les réformes structurelles sont à mener mais le pape n’est pas dupe quant à leur portée : Il sait très bien que la véritable réforme de l’Église tient à la conversion personnelle et collective. Il a également déjà fait passer un message : l’Église doit “sortir” pour aller au devant de l’humanité dans les “périphéries” sociales et morales. Sur la pauvreté radicale, il ne faudrait pas réduire son message à des questions de simplicité de vie. Une Église pour les pauvres n’est pas un slogan de “guevariste” égaré. Enfin, il développe une méthode personnelle de gouvernement : parler, consulter, écouter, réfléchir et prier, le tout à profusion puis, discerner… Mais une fois la décision prise, elle est sans retour.

François suscite toutefois des tensions au sein du Vatican ?

Les questions et les perplexités se lèvent dans toute institution dès que l’on entreprend un travail de réforme. Je ne perçois pas pour autant de profond malaise mais plutôt une grande confiance.

Des perplexités ?

On peut souhaiter qu’un changement advienne mais personne ne sait comment il se fera vraiment. Voilà ce qui provoque une certaine perplexité. L’enjeu, c’est la conversion spirituelle car on ne maîtrise pas un plan de réforme de l’Église comme l’on maîtrise le plan de réforme d’une entreprise.

Comment percevez-vous l’impact de ce pape en France ?

Beaucoup découvrent que la vitalité de l’Église n’est pas éteinte. Ce réveil provoque une sympathie, un intérêt, une écoute bienveillante et un attrait certain pour François lié aussi à la culture du vedettariat - nous avions connu la même chose avec Jean-Paul II. Mais j’espère qu’il y a plus que cela, même s’il y a aussi des malentendus qui vont se dissiper avec le temps.

Des malentendus ?

Des gens imaginent que le pape va tout changer. C’est une façon simpliste de comprendre ce que veut le pape. Si l’on prend la situation des divorcés remariés, il est évident qu’il a le souci de trouver un chemin. Mais cela ne se fera pas de la manière dont on l’imagine et sans une conversion spirituelle. Il ne dit pas autre chose que le catéchisme de l’Église catholique.

Le réveil du catholicisme dont vous parlez peut-il bousculer l’équilibre de laïcité en France ?

L’Église n’est pas endormie. Quand on la mobilise, elle est là. D’ailleurs si le catholicisme était fini, je ne pense pas que le président de la République aurait fait le voyage au Vatican.

Pourquoi y est-il allé selon vous ?

Pour le président c’était une démarche politique, une belle image politique.

Ce pape serait-il de gauche ?

C’est une question bien française… Tout ce qu’il dit était déjà dans les encycliques de Jean-Paul II et de Benoît XVI. La différence c’est qu’aujourd’hui les gens écoutent, au moins en partie !

Mais en appelant les catholiques à être visibles ce pape est-il subversif ?

Ce qui est certain, c’est qu’il appelle au témoignage et à la vérité dans les relations sociales et dans les relations interpersonnelles. Il appelle a être soi-même pour ne pas se laisser formater par les slogans de la pensée dominante ou par la modélisation de l’existence humaine qui ne souffre plus aucune instance critique.

La modélisation de l’existence humaine...

C’est l’éradication d’une référence au bien et au mal. Elle est remplacée par un arbitrage entre des désirs individuels. Je ne juge pas des situations personnelles, mais je m’inquiète d’une société qui prend pour cap la subjectivité individuelle : ce qui est bon est ce qui me plait ! Quelques exemples : le primat du succès économique, la déstructuration du mariage civil comme engagement définitif, le camouflage systématique des conséquences mauvaises des divorces, l’exaltation des familles recomposées comme modèles de réussite… Voilà ce que l’on entend partout alors que l’on sait très bien qu’il y a des effets nocifs, surtout pour les enfants. Ou encore cette idée que les jeunes pourraient accéder à leur identité et à leur épanouissement en faisant abstraction de la signification sociale de leur sexualité et en la réduisant à n’être qu’un choix à option.

Le ministre de l’Éducation nationale a une forte responsabilité dans ce changement ?

On entend dire que l’école est le seul lieu de liberté. Tout le reste serait un conditionnement artificiel qu’il faut supprimer : conditionnement de la famille, des croyances pour accéder, enfin, à la raison libre. C’est une vision parfaitement illusoire : imaginer une liberté chimiquement pure, construite sous vide, à l’école, qui permettrait d’affronter toutes les difficultés de la vie. La liberté humaine n’est pas la suppression des conditionnements. Elle est toujours un combat pour les surmonter. Et si quelqu’un ose dire qu’il n’est pas d’accord, il passe forcément pour un attardé, un déclassé social, un intégriste ou un marginal, voire un fasciste ! C’est mauvais pour la société.

Vous êtes en conflit ouvert avec le gouvernement ?

Le conflit réel se situe entre des conceptions différentes de l’existence humaine.

Ce conflit est-il politique ?

Si ce débat prend une forme politique c’est parce que le gouvernement a voulu engager des réformes législatives. C’est la volonté d’universaliser, qui déclenche la situation de conflit. S’il ne l’avait pas fait, il y aurait eu comme avant, coexistence, cohabitation de conceptions différentes de la vie et il n’y aurait pas eu de conflit de cette envergure. La persistance du mouvement de la Manif pour tous, au-delà du vote de la loi du mariage pour les personnes homosexuelles, démontre d’ailleurs que le débat ne se cristallise pas sur une loi particulière. Bon nombre de Français ont le sentiment que l’on est en train de les conduire vers un mode de vie qui ne correspond pas à ce qu’ils sont et à ce qu’ils pensent être bon pour la société.

Ce combat semble pourtant perdu…

Je ne le pense pas. C’est au contraire une épreuve très positive. Beaucoup de gens pensaient qu’il suffisait de vivre dans son coin sans rien dire. Ils ont découvert l’existence d’un corps social dont nous sommes tous responsables. Les réformes en cause touchent en effet des points tellement sensibles de l’écosystème de la vie humaine que tout le monde est concerné. Je suis admiratif de ce dynamisme qui s’est révélé, en particulier chez les « veilleurs » comme chez les jeunes adultes qui prennent conscience que l’on est en train de leur fabriquer un monde qui n’est pas celui qu’ils veulent. Ils s’éveillent à une conscience politique avec une vraie capacité de s’engager. L’objectif n’est pas un combat politique contre le gouvernement actuel mais c’est une lutte pour un modèle de vie. J’espère surtout que ces jeunes vont aller plus loin et qu’ils vont comprendre que l’existence humaine suppose un engagement complet et définitif, qu’ils vont choisir de se marier ou de s’engager pour le sacerdoce ou la vie religieuse et pas simplement pour deux manifs.

Ce combat est-il le symbole d’un tournant de société ?

En fait, nous sommes en train de comprendre que nous vivons une rupture : la culture collective, plus ou moins cohérente avec les dix commandements et la tradition judéo-chrétienne, n’est plus admise comme une évidence.

Et vous ne vous y résignez pas ?

Il y a de multiples registres mais le premier est le combat culturel et sociétal. De ce point de vue, j’ai été déçu de la faiblesse d’expression de nombreux politiques, intellectuels, médecins, sur toutes ces questions. On aurait dit que cela n’était pas leur affaire ! Trop de ceux qui auraient dû parler se sont tus. On traite de questions qui touchent à la vie et à la mort et ils n’auraient rien à dire ? D’accord ou pas d’accord, il faut que ces gens s’expriment. Il est nocif de donner l’impression qu’il n’y a pas à débattre, que tout va de soi.

Ce combat a-t-il sa place dans les débats des élections politiques, municipales, européennes ?

Je pense que les élections sont faites pour choisir des gens et non pour envoyer des messages subliminaux, même si ces gens ne sont pas forcément parfaits et ne sont pas forcément sur la même ligne que moi. J’espère en tout cas que les candidats auront le courage de dire quelque chose sur les grandes questions qui touchent la vie humaine.

Mais les électeurs donnent de toute façon un sens politique à leur vote !

Ils donnent le sens qu’ils veulent. Mais s’ils ont un bon maire qui administre sa ville de façon raisonnable et équilibrée, qu’il soit d’un parti ou d’un autre, je ne vois pas pourquoi il ne serait pas un bon maire.

On retrouve là l’homme d’Église qui ne veut pas mettre le petit doigt dans les rouages politiques…

Dans la vie de la société si, mais pas dans le cinéma politique français… Regardez de l’autre côté du Rhin : vous avez vu comment les Allemands ont fait un gouvernement de coalition entre CDU et SPD. En France, nous sommes arrivés à un tel degré de passion, que trop souvent les politiques ne sont plus capables de réfléchir au bien commun et d’en débattre.

Vous êtes très sévère…

On est arrivé à un tel climat de surenchère que les gens n’osent plus rien dire et n’osent plus entrer en débat. La moindre phrase prononcée est balancée, hors contexte, sur les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu jusqu’à ce que les gens s’étripent. C’est un fonctionnement mortel pour la démocratie. La démocratie ne vit pas de slogans mais d’arguments. Elle doit aider les gens à réfléchir et non pas à traiter l’information seulement sous forme de polémiques. J’appelle donc à un peu de bon sens, à un peu de raison… Et un peu moins de réponses immédiates, un peu moins de surenchères personnelles dans les organisations politiques y compris le gouvernement. Que les partis travaillent sur leurs dossiers et qu’ils nous apportent vraiment quelque chose à discuter.

Que doivent voter les “cathos” dans tout cela ?

Ils n’ont qu’à suivre leur conscience !

Il n’y a pas de sujets non négociables pour eux ?

Il est évident que si un candidat affirme qu’il est pour l’euthanasie, je n’ai pas besoin de dire, une fois de plus, que c’est non négociable, tout homme de bon sens le sait. Mais la vie politique est par définition l’art de se mettre d’accord.

Propos recueillis par Jean-Marie Guénois.

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