Les trois sœurs du Yunnan

Wang Bing

Wang Bing, 2012. Critique du père Denis Dupont-Fauville.

Trois petites filles dans une pièce au sol en terre battue, sombre, quasiment sans meuble, presque une grange : telle est la première image de ce documentaire. Peu à peu nous allons nous familiariser avec ces enfants, puis sortir de cette pièce, découvrir leur environnement, leur village, la montagne alentour et ceux avec qui elles vivent. Plongé dans l’inconnu, le spectateur, par un processus analogue à celui d’une naissance, ne prendra que progressivement conscience de ce qui se joue ici, pour entrer sur un rythme infiniment lent dans une histoire dépouillée de tout artifice. Une trame extrêmement simple permet à des enjeux humains d’une absolue complexité de se déployer sobrement, pour nous faire évoluer, sur une allure paisible, au sein de tensions difficilement soutenables.

Des trois sœurs (Yingying, 10 ans ; Zhenzhen, 6 ans ; Fenfen, 4ans), c’est surtout l’aînée qui s’impose à notre attention. Prenant d’abord soin des deux cadettes en l’absence de ses parents, elle s’en verra séparée lorsque son père reviendra les prendre pour les mener à la ville tout en la confiant à son grand-père, avant que tous ne reviennent au village accompagnés d’une nouvelle belle-mère et de son enfant. Yingying est donc à la fois responsable de sa fratrie et soumise aux injonctions des adultes, constante dans sa détermination et impuissante face aux revirements du sort, pivot de l’unité familiale et totalement laissée à elle-même. Tout en s’efforçant d’apprendre à l’école les rudiments qui lui permettront de s’assurer un avenir, elle a pour seule perspective le cadre étroit de sa montagne et l’antagonisme larvé des villageois. À mesure que sa présence se fait plus forte et que la sympathie à son égard nous envahit, nous ne pouvons que constater sa solitude et la dureté qui monte en elle ; à mesure que sa famille semble se reconstruire et une présence adulte se stabiliser, l’angoisse devant l’égoïsme souriant de sa belle-mère et le sentiment de déréliction devant l’indifférence des siens se font écrasants.

À hauteur d’enfant, nous voici mêlés aux travaux des champs, aux soins des bêtes, aux activités les plus quotidiennes de la maison. Il fait rarement beau : le vent souffle, les nuages passent, la lumière est diffuse, l’humidité omniprésente. Les distinctions se font peu à peu, comme pour ces petites filles aux cheveux d’abord coupés si courts (les poux eux aussi sont toujours là) qu’il faut attendre longtemps pour ne pas les confondre avec des garçons. L’image et le son ne recherchent pas le spectaculaire ni la joliesse, mais réussissent le miracle de rendre compte de faits infimes avec une sensation d’espace et une rigueur de composition qui amènent le spectateur tantôt à frissonner de froid, tantôt à se détendre auprès d’un feu, tantôt à se focaliser sur des dialogues abrupts mais lourds de signification. Au long de scènes qui évoquent plus d’une fois les tableaux des frères Le Nain, ce microcosme reculé des montagnes du Yunnan se révèle porteur de questions et d’attitudes qui transcendent le temps et l’espace.

Une œuvre exigeante dans sa forme, donc, qui demande que le spectateur sache prendre son temps, mais qui ouvre des perspectives parfois vertigineuses. Quel avenir pour ces enfants, à l’époque du miracle chinois ? Quelle humanité possible, dans une famille qui ne peut subsister et dans une communauté qui se pressent condamnée ? Quels bonheurs envisageables, lorsque Yingying explique qu’elle a frappé une autre petite fille parce que celle-ci « appelait à l’aide. Moi je n’appelle jamais à l’aide » ?

À ce point, pour le spectateur chrétien, une question se pose, que le film ne formule pas expressément mais que sa cohérence suscite implacablement : Dieu un jour se fera-t-Il entendre ? Devant tant d’humanité et de détresse, tant d’altruisme et d’hostilité, tant de simples beautés et tant de peines tues, comment s’y prendra-t-Il ? Au fur et à mesure que cette vie s’allonge, il y a comme une évidence de Sa patience et une impossibilité de Son dévoilement. À moins que ce ne soit le contraire : plus l’image de l’humanité que nous montre Wang Bing apparaît universelle, plus la nécessité d’un Salut se donne à percevoir.

Denis DUPONT-FAUVILLE
1er mai 2014

Cinéma