Texte de la Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 2 avril 2017

Un verbe de lumière : le cinéma, par le père Denis Dupont-Fauville, prêtre de Paris, critique de cinéma.

Art récent, le cinéma est aussi populaire dans son audience que complexe dans sa forme. Comprendre un film nécessite d’entrer dans l’écoute de plusieurs registres simultanés, selon des modalités qui nous « projettent » au-delà de nos impressions spontanées et peuvent nous permettre de grandir en humanité, voire, à travers cette perception d’une vérité qui nous dépasse, de réfléchir sur le Christ.

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Texte de la conférence
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Les conférences seront publiées dans un livre à paraître le dimanche 9 avril 2017 aux éditions Parole et Silence.

Un verbe de lumière : le cinéma

Introduction

Monsieur le cardinal et cher Olivier Boulnois, que je dois tous deux remercier de votre invitation, laquelle me donne l’occasion d’intervenir à nouveau dans le cadre des conférences de carême,

Mesdames et Messieurs présents dans cette cathédrale Notre-Dame, où j’officie comme prêtre mais qui est liée de tant de manières à tous les Parisiens et à tous les Français,

Chers auditeurs de la radio et de la télévision, qui par votre présence témoignez aujourd’hui de votre intérêt envers cet art si singulier qu’est le cinéma,

Lorsque, le 28 décembre 1895, les frères Auguste et Louis Lumière organisent au Salon indien du Grand Café de l’hôtel Scribe, à Paris, la première projection publique de cinématographe devant trente-trois spectateurs, ils ont conscience d’avoir inventé un moyen révolutionnaire de représenter la réalité et espèrent disposer du même coup d’une source lucrative de divertissement. Mais sans doute n’ont-ils pas encore conscience de donner naissance à un art. Cent vingt ans plus tard, cet art, le cinéma, est le plus populaire au monde. En un siècle d’existence, il a drainé les foules, accompli des mues phénoménales et produit un nombre de chefs d’œuvre proprement stupéfiant.

Ce faisant, il manifeste qu’il répond à une aspiration très profonde de l’humanité. Laquelle ? Cette question concerne l’homme ; les chrétiens ont donc quelque chose à en dire. Mieux : si rien de ce qui est humain n’est étranger au Christ, la voix chrétienne peut contribuer à scruter les dimensions que le cinéma manifeste à notre humanité.

Sans prétendre à une réponse univoque ou à un exposé exhaustif, notre propos voudrait ainsi méditer sur quelques points que le cinéma renvoie à notre conscience. Dans un premier temps, nous rappellerons comment la forme artistique singulière du cinéma unit en elle de multiples paradoxes. Puis, nous examinerons en quoi elle constitue un appel à grandir à la fois en discernement et en liberté. Enfin, nous suggérerons quelques pistes par lesquelles le cinéma peut nous renvoyer au Christ.

I. Un art singulier

Premier point, donc : le cinéma constitue une forme singulière d’expression artistique. À la fois parce qu’il est un art de synthèse, parce qu’il établit une communion et parce qu’il répond à une aspiration universelle.

1. Le septième art

Définir le cinéma comme un art de synthèse revient à constater qu’il assume, certes d’une façon qui lui est propre, diverses modalités d’expression qui existaient d’abord indépendamment de lui. Il possède bien sûr sa technique et ses modalités particulières (pas possible de faire du cinéma sans caméra, fût-ce celle d’un smartphone ! [1]), mais il n’existe pas sui generis.

En témoigne sa dénomination comme « septième art », qui se réfère à une classification bien particulière : ni celle des arts patronnés par les neuf muses de l’Antiquité, ni non plus celle des arts du Moyen Âge où l’on distinguait le trivium et le quadrivium, comme le savent ceux qui ont contemplé les voussures des cathédrales gothiques. En réalité, une telle conception est héritée en partie de Hegel, lequel avait, dans ses cours d’esthétique, organisé les arts en un système comprenant cinq catégories [2] : architecture, sculpture, peinture, musique et poésie. Cent ans plus tard, l’Italien Ricciotto Canudo, le premier, pensera le cinématographe comme un « sixième art », celui qui fait la synthèse entre les « arts de l’espace » (architecture, sculpture et peinture) et les « arts du temps » (musique et poésie). Ayant par la suite appris que la danse, le mime, le théâtre et le cirque constituaient déjà une catégorie d’ « arts corporels », il désignera finalement le cinématographe comme le septième art. Apollinaire [3], Abel Gance et beaucoup d’autres en France lui emboîteront le pas, élevant définitivement le cinéma au rang d’un art dans la conscience collective.

En d’autres termes, qui traite du cinéma se réfère à un art complexe, aux modalités d’expression variées : parler de cinéma, c’est parler d’espace, de formes, de couleurs, de sons, d’un rythme et aussi d’un discours, qui rassemble et catalyse ce que les autres arts sont capables d’exprimer chacun pour sa part. Nous pourrions, sans forcer le trait, dire que cette forme artistique singulière assume en elle des arts de plusieurs natures distinctes, qu’elle conjoint de façon unique.

À ce premier paradoxe d’une unicité de la forme dans la pluralité des natures, qui sonne curieusement à des oreilles chrétiennes, nous pouvons en ajouter un deuxième, lui aussi surprenant. Les œuvres que produit cet art n’existent pas matériellement. Une peinture est un objet, une musique peut au moins se lire sur une partition, une poésie se saisit d’un regard ; un film n’existe que dans le temps de sa projection. Nul n’en peut voir la pellicule (encore moins aujourd’hui le fichier numérisé !) de façon complète. Nulle note ne peut rendre compte de ses divers aspects. Il ne laisse d’autre trace matérielle qu’une projection de pure lumière [4] se donnant à voir durant un moment précis. Les moyens matériels souvent considérables engagés pour produire un film aboutissent donc à une œuvre immatérielle, toute de lumière, qui crée son propre espace et se déroule en fonction d’un temps désormais autonome.

2. Divertissement de masse et instrument de communion

Il ne faudrait pas conclure de ce qui précède que le cinéma consiste en un art éthéré réservé à une élite. Très vite, il s’est imposé comme un spectacle de masse, jusqu’à constituer le délassement culturel principal des populations modernes. Encore aujourd’hui, à l’époque d’internet, des jeux vidéos et des divers supports (DVD, clefs USB et autres), les chiffres continuent à être impressionnants : en 2014, il y a eu 1270 millions d’entrées cinéma aux États-Unis et plus de 10 milliards de dollars de recettes ; la Chine, semble-t-il, suit d’assez près. 175 millions d’entrées en Russie, 160 en Grande-Bretagne… 210 en France [5]. En 2015, le dernier volet de Star Wars a largement dépassé à lui seul les 2 milliards de dollars de recettes.

La France représente un cas particulier. Pays fondateur du cinéma, il est celui où les gens continuent d’y aller le plus souvent en moyenne. Paris est la ville au monde qui compte le plus de salles de cinéma. Tous les Français vont au cinéma plusieurs fois par an et même, pour beaucoup, plusieurs fois par mois. C’est sans doute l’élément culturel le plus partagé.

Ainsi, non seulement le cinéma est l’art qui combine le plus de techniques, mais il est celui qui rassemble les publics les plus divers, socialement ou nationalement. Plus encore, par la projection de ses œuvres immatérielles, il est le vecteur qui permet sans doute la communion la plus large : à une époque où, dans nos églises, la multiplication des feuilles de papier incite chacun à une lecture individualiste au cœur même des liturgies, les salles de cinéma sont peut-être le dernier lieu où tous lèvent ensemble le visage et le cœur vers un au-delà soudain manifesté. À cet égard, le fait que les projections suivent de véritables rituels (l’attente, l’obscurité) et s’inscrivent dans un périmètre sacralisé (l’écran fonctionnant à la manière d’un templum au sens premier du terme, c’est-à-dire d’un « espace tracé dans l’air par le bâton de l’augure comme champ d’observation en vue des auspices » [6]) est riche d’enseignements pour qui s’intéresse aux formes liturgiques.

3. Un discours à écouter

Une telle complexité implique que l’effet d’un film de cinéma excède largement l’impression spontanée que laissera en nous une première vision. Par ailleurs, une telle audience indique que les spectateurs y trouvent une nourriture dont ils ne cessent de se rassasier. À ce stade, il importe, au-delà des simples constatations matérielles, de réfléchir un instant sur le statut du cinéma comme art.

Risquons une formule générale : quand je dis que le cinéma est un art, j’entends qu’il s’agit d’une activité qui crée des œuvres s’adressant simultanément aux sens, aux émotions et à l’intellect. À travers des combinaisons formelles qui lui sont propres, il articule donc un discours : pas seulement au sens où il raconte des histoires, mais dans la mesure où il les raconte d’une façon à nulle autre pareille. Comme le disait Jean Renoir, « l’histoire, ça n’a aucune importance. Ce qui est important, c’est la façon dont on la raconte ». Ce que dit le cinéma est indissociable de la manière dont il le dit.

Nous voici donc devant un nouveau paradoxe : si le cinéma exerce un pouvoir de fascination à nul autre pareil, du fait de la puissance des moyens d’expression auxquels il a recours, il est peut-être l’art qui provoque à la réflexion et à la méditation la plus grande.

De nos jours, ce paradoxe est vécu sous une forme inversée : d’une part en effet, le cinéma est bien un art de masse, et même souvent le seul art auquel les plus jeunes ont accès, étant constamment baignés dans une civilisation de l’image ; d’autre part, tout en étant imprégnés d’images jusqu’à la moelle et cibles d’émotions nouvelles sans cesse induites par les films, ces mêmes jeunes (et les autres !) sont très peu éduqués à une réflexion sur l’image, à la grammaire de l’image et à une prise de distance sur le discours véhiculé par ces images. Le cinéma est omniprésent dans notre culture, mais rares sont ceux qui considèrent culturellement cette présence. D’où le danger d’une consommation sans maîtrise, comparable à un phénomène de drogue. Les spectateurs rechercheront d’autant plus à visionner que les émotions les submergeront et qu’ils ne pourront les « digérer ». Ce qui renforce l’utilité et même la nécessité d’une éducation à l’image.

Car si ce qui nous est dit est inséparable de la façon (ou des façons) dont cela nous est dit, le véritable message ne résidera pas, comme le dit Renoir, dans l’histoire racontée, mais, au fond, dans ce que ce récit nous apprend de l’homme et parfois de nous-mêmes ; en particulier, le fait qu’une histoire soit « claire » n’est pas contradictoire avec le fait que son interprétation puisse recéler des niveaux distincts et parfois complexes [7].

Plus quelqu’un connaît et aime le cinéma, plus la distinction entre « films sérieux » et « films de divertissement » lui apparaît donc factice. Ceci ne revient pas à dire qu’il faille intellectualiser le discours après chaque séance, ni que les films compliqués deviendraient à la longue divertissants ! Beaucoup plus simplement, il y a les « bons films », qui sollicitent notre cœur et notre intelligence, et les « mauvais films » qui ne sollicitent rien ou qui se contentent de faire du racolage en manipulant nos instincts.

C’est un peu comme en littérature : les « grands classiques » comportent des textes difficiles et des textes faciles, l’important est de pouvoir y entrer pour découvrir qu’il y a là une vraie nourriture. Même un très grand film peut apparaître comme ce que les Américains qualifient de feel good movie, un film qui vous met de bonne humeur ; même un dessin animé peut bouleverser des adultes [8] ; même un film compliqué peut passionner des jeunes enfants, s’il est si bien construit comme film qu’il permet au spectateur de croître avec lui.

Derrière les sons et les lumières qui surgissent devant le spectateur, ou plutôt dans ces images et ces bruits, il y a donc un discours qu’il s’agit d’apprendre à écouter. Aboutissement d’une synthèse et source d’une communion, le cinéma ne se suffit pas à lui-même. S’il est nourriture, il peut donner de grandir. Or, constater qu’il y a “une” croissance revient à poser la question “du” sens.

II. Un langage à assimiler

Formulons-le en termes politiquement incorrects : la synthèse formelle qu’accomplit le cinéma doit-elle se limiter à juxtaposer de façon jubilatoire des registres divers qui fonctionneraient comme le mélange d’autant de vérités partielles, ou la singularité de notre art nous permet-elle de penser qu’il y aurait « une » vérité du cinéma ? Autrement dit encore, quel discernement pouvons-nous exercer sur les films ? Est-il pensable de les analyser, voire, horresco referens, de les évaluer ? Il ne suffit pas de reconnaître que le cinéma a son langage spécifique, il s’agit aussi de savoir comment écouter ce dernier, comment entendre vraiment ce verbe fait de lumière.

1. Un langage d’humanité

Pour le dire de façon trop rapide, quiconque réfléchit sur le cinéma voit que celui-ci agit comme un « révélateur ». Il ne s’agit pas de montrer de façon transparente ce qui est : si le monde était transparent, le cinéma ou les autres arts n’auraient pas lieu d’être. Il ne s’agit pas non plus de broder sur des thèmes qui feraient l’objet d’un consensus, ni de développer un propos élitiste qui traquerait l’invisible selon des codes repérables seulement par quelques-uns. Puisqu’il est un langage, le cinéma donne accès à l’invisible.

Mieux : puisque ce verbe passe par des images, il s’attache à rendre visible l’invisible, ou à nous faire éprouver dans le visible cet invisible qui nous constitue. Un grand film est d’abord un moment d’émotion, de plaisir ou de joie ; mais à mesure que nous tentons de l’analyser, il y aura comme un surcroît de sens qui nous permettra d’accéder à une compréhension plus profonde, souvent d’ordre moral ou même spirituel, qui découle de la cohérence et de l’universalité de son propos, de l’expérience qu’il nous permet de faire, des sentiments qu’il nous permet d’éprouver. À rebours du voyeurisme, qui montre ce qui n’est pas humain et qui constitue l’une des grandes tentations du cinéma, le cinéma comme révélateur nous permet de rejoindre l’humanité qui, en nous, cherche à s’exprimer.

À partir de ces considérations positives, il est assez facile de pressentir ce en quoi peuvent consister les perversions du septième art. Sans même évoquer les films qui se contentent d’aligner des scènes sans « dire » quoi que ce soit, nous pourrions poser la règle que le film « pervers » est celui qui ne respecte pas son sujet, ou ses personnages, ou ses spectateurs. Ainsi par exemple des films qui, au nom de la dénonciation de la violence, exposent le public à des scènes insoutenables, aussi traumatisantes quelquefois que la violence réelle, sans permettre aucun recul (les exemples récents, malheureusement, abondent) ; ainsi des œuvres qui, pour faire prévaloir la morale ou le politiquement correct, font admettre des enchaînements en réalité impossibles et conduisent à des attitudes ou à des jugements qui, s’ils sont appliqués dans la vie, plongent dans l’illusion ou le désespoir (certains happy ends sont de purs mensonges) ; ainsi encore de celles où le côté spectaculaire ou sentimental englue les spectateurs dans le contentement de soi plutôt que de les ouvrir à des beautés nouvelles (comme dans les fausses « histoires d’amour » quand elles ne font que flatter notre narcissisme). Un cas plus subtil encore serait celui du « film à message », où le film ne fonctionnerait que comme moyen de transmission d’une idée préexistante qui le traverserait sans s’y accomplir, sans s’ouvrir à l’ambivalence, au mystère de toute humanité.

Toujours, Dame Folie singe la Sagesse [9]. Mais les distinguer nécessite tout un travail. Pour en esquisser les contours, je rappellerai deux convictions empruntées au Père Amédée Ayfre, qui fut à la fois, à l’époque où l’Église s’appuyait tant sur le cinéma, un critique de génie et « l’éducateur en cinéma » de bien des cinéastes de la nouvelle vague.

2. Une écoute à développer : acquérir une méthode

Première conviction : l’écoute du “verbe” cinématographique nécessite un apprentissage qui ne peut être immédiat [10].

En pratique, il y a d’abord une grammaire de l’image, que nous devons assimiler. Un travelling n’est jamais indifférent (comme le dit la phrase fameuse de Godard [11], « un travelling est une affaire de morale »), un enchaînement de séquences non plus, un cadrage ou une musique encore moins. Ce qui nous est montré ne l’est pas n’importe comment et il faut être capable de repérer ces enchaînements complexes et continus pour peu à peu dégager ce que le cinéaste, en réalité, cherche à nous dire. Il y a donc toujours aussi un risque d’ambiguïté avec un film : le spectateur peut toujours préférer se rechercher ou se satisfaire lui-même (se projeter !) plutôt que de découvrir la réalité qui lui est offerte à travers la médiation de l’image.

Un double mouvement va alors être nécessaire. Il s’agira d’abord de réfléchir les images non en tant qu’elles seraient des concepts déguisés, mais au contraire, en tant qu’elles donnent à saisir une richesse du réel qui demande à être scrutée pour se livrer à frais nouveaux. Au contraire de « la séduction facile d’idées toutes faites, fort peu vêtues de symboles transparents, il faut beaucoup de force d’esprit pour saisir, au cœur des images les plus denses, les linéaments de signification qu’elles renferment et pour les élaborer sans les trahir » [12]. Sans cet effort, difficile, de réflexion, « l’image devient une sorte de cancer qui prolifère, se multiplie, envahit tout le champ d’une conscience et constitue un univers imaginaire, en porte-à-faux, totalement irréel puisque sans racines et son prolongements ». Donc, chercher ce qui est derrière l’image.

Mais l’analyse ne peut s’arrêter là. Car ce qui permet de valider les idées et de leur donner un vrai sens, c’est la vérification par l’image elle-même. Autrement dit, l’idée ne vaut « que dans la mesure où, loin de prétendre se suffire, elle permet d’éclairer la réalité singulière dont on est parti. C’est toujours un retour à celle-ci qui mesure la valeur de la démarche analytique ». Loin de servir de prétexte à nos propres fantasmes, l’analyse du discours cinématographique permet alors à l’esprit de ne pas s’enfermer dans un monde d’idées générales, mais de se « convertir aux images » et, grâce à elles, d’« atteindre ces “présences singulières” dont parle le poète et qui seules, en fin de compte, existent » [13]. Il ne s’agit pas de discourir sur des thèses ou d’emmagasiner une culture générale [14], mais de faire des rencontres avec des êtres nouveaux qui s’introduisent dans notre univers et peuvent même devenir nos amis [15], qu’il s’agisse de Charlot, de Kagemusha… ou des résistants filmés par Rossellini.

3. Une évaluation à faire : la vérité vous rendra libres

Seconde conviction, tous les films et tous les discours cinématographiques ne se valent pas. Si la grammaire est commune, la façon de l’utiliser est diverse, et c’est précisément là ce qui fait la différence entre les grands auteurs et les autres.

Ceci pose le problème redoutable de l’« évaluation » d’un film et des films entre eux. Comment dépasser le domaine flou et incommunicable des impressions spontanées pour accéder au plan de la pensée et du jugement ? Un premier effort d’objectivité amène assez vite à distinguer deux niveaux : le contenu et la forme. « Le contenu sera susceptible de jugements d’ordre moral ; à la forme seront réservées les jugements d’ordre esthétique » [16]. Des actes abominables peuvent être montrés avec un prodigieux raffinement esthétique (ainsi par exemple dans Orange mécanique de Kubrick), tandis que des histoires moralement admirables peuvent être montrées selon une mise en scène d’une totale platitude (qu’il suffise d’évoquer, parmi d’autres, les 10 commandements de Cecil B. DeMille).

Le problème est qu’il est impossible, à la longue, de tenir la balance égale entre des jugements aussi divergents. Il y a là un conflit psychologique qui finira par exiger une solution. « Il va falloir opter pour une hiérarchie des valeurs et choisir ce qui est vraiment le plus important, le contenu ou la forme ». Mais si l’on opte uniquement pour le contenu, on peut être amené à recommander des navets et si l’on opte uniquement pour la forme, on peut faire l’apologie d’œuvres consciemment perverses. Il ne suffit donc pas de séparer ou d’opposer morale et esthétique comme deux réalités différentes : il vaut bien mieux reconnaître qu’il existe une morale de la forme.

Pour nous en tenir au niveau le plus fondamental et pour reprendre une distinction proposée par Amédée Ayfre, trois critères sont nécessaires pour qu’une œuvre soit au moins estimable :

la « sincérité », qui fait que l’auteur doit se révéler pour ce qu’il est à travers son œuvre, en disant ce qu’il croit, comme il le croit, sans prostituer son talent pour lui faire exprimer des sentiments dont il se moque. Songeons par exemple aux 400 coups de François Truffaut.

« l’honnêteté », qui exige de respecter à la fois ce dont on parle et ceux à qui l’on parle. Tant de films de guerre se complaisent ainsi à nous montrer le mal plus qu’à accompagner les soldats.

enfin « l’authenticité » au sens où « est authentique le film qui réussit par la plus extrême cohésion des signes et du sens à révéler des êtres dont la vérité s’impose avec évidence. Est inauthentique au contraire l’œuvre qui par défaut d’unité interne de son sens, de sa forme, de sa fin et de ses moyens, cherche à paraître plus qu’elle n’est, où apparaît peu et mal ce qu’elle veut être » [17].

Dans Inglourious Basterds de Tarantino, par exemple, la vengeance des victimes sur les méchants ne rétablit pas leur dignité mais les ravale au rang de leurs bourreaux ; le contraste avec Shoah de Claude Lanzmann ne porte pas d’abord, ici, sur le budget où le public du film, mais sur la (non)cohérence entre la cause qui est plaidée et les moyens de l’exprimer. De même, que l’on compare « la parfaite discrétion avec laquelle François Truffaut suggère, à l’aide d’une seule gifle, toute l’atmosphère d’un centre de rééducation et les bagarres sanglantes que d’autres cinéastes se croient obligés d’employer dans des cas analogues » [18], ou encore ce qui sépare, dans la description d’une relation amoureuse, l’évocation d’une attirance sensuelle et l’exhibition de relations charnelles.

Comme tout travail de discernement, donc, la critique amène à se découvrir soi-même tout autant qu’elle exige de grandir en recul et en liberté pour ne pas être dupe des pièges souvent dissimulés. « La vérité vous rendra libres » [19], mais ceci n’est pas possible sans l’échange d’une parole entre les frères en humanité que sont et que se découvrent être les spectateurs. Résultant d’une synthèse, appelant à une communion, le cinéma est aussi cet art dont la complexité du discours nous convoque à l’échange d’une parole vouée à devenir de plus en plus humaine à mesure qu’elle élucide la part d’au-delà qui se révèle en nous [20].

III. Le cinéma et le Christ

Au point où nous en sommes, nous pouvons aborder la question du cinéma et du Christ. Si celui-ci révèle à l’homme son propre mystère [21], il est évident qu’il n’est pas sans lien avec le cinéma. Ou encore, si la vérité de l’homme cherche à se dire dans le cinéma, ce dernier n’est pas sans rapport avec le Christ. Les aspects de cette problématique sont multiples et nous ne saurions les aborder tous. Nous nous contenterons de suggérer trois pistes. Tout d’abord, le cinéma dans sa forme apparaît lié au mystère du Christ ; ensuite, il s’agit moins pour lui de représenter le Christ que de le donner à percevoir ; enfin, la vérité dévoilée par le cinéma rejoint le secret des chrétiens envoyés par le Christ.

1. Forme cinématographique et mystère du Christ

Lumière, verbe, croissance, assomption des natures, communion, discernement : beaucoup des termes que nous avons employés renvoyaient à un vocabulaire sapientiel, christique, voire christologique. Ceci n’est pas un hasard. Sans reprendre ces éléments de façon systématique, soulignons deux aspects qui découlent du fait que la forme cinématographique, quand nous y réfléchissons, est intimement liée au mystère du Christ.

Tout d’abord, « la valeur d’un film ne se trouve pas dans son sujet, encore moins dans quelque message, car le contenu ne peut être déchiffré hors de sa forme ; il n’existe que par elle, il réside dans la profondeur de celle-ci » [22]. De même, la valeur du christianisme ne tient pas d’abord à des concepts mais à une personne, Jésus-Christ. C’est dans la profondeur de celui qui a vécu jusqu’au bout toutes les dimensions de notre humanité que notre existence se révèle riche de sens. Le cinéma, en mettant en forme des récits d’une manière qui manifeste que notre mystère dépasse ce que nous pouvons spontanément en percevoir, nous ouvre à des dimensions de notre humanité qu’aucun concept, qu’aucun assemblage de techniques ne pourra épuiser ; ce faisant, il nous révèle, pour le moins, notre nostalgie ou notre aspiration à une rencontre avec Celui qui est – ou qui pourrait être, ou qui devrait être [23].

Pour le dire d’une autre manière, le cinéma nous aide à sortir de ce que saint Paul a appelé « le vain leurre de la philosophie » (Col 2,8) dans la mesure où il constitue un antidote, ou plutôt l’antithèse du conditionnement défini par le mythe de la caverne. Dans celui-ci, les hommes prisonniers de leur antre prennent les ombres projetées sur la paroi pour la réalité et n’ont aucune raison de vouloir sortir de leur univers restreint ; au cinéma, la lumière projetée sur l’écran, en proclamant qu’elle n’est pas le réel mais qu’elle nous dévoile des dimensions de celui-ci que nous ne soupçonnions pas, nous incite à sortir de nous-mêmes pour aller au-devant de Celui qui vient.

2. Montrer le Christ ?

Est-ce à dire qu’il faille montrer le Christ au cinéma ? La question n’est pas neuve. Dans un sens, elle est naïve : il suffirait de recréer les décors de l’époque et de faire rejouer les épisodes sacrés par des acteurs convenablement costumés pour que le miracle se reproduise, c’est-à-dire « que ces personnages apparaissent à tous les spectateurs avec une puissance indiscutable, comme les messagers d’un autre monde » [24]. Or, le miracle ne se reproduit pas, car, même dans le cas où il témoignerait par toutes les fibres de lui-même, le témoin de la Lumière n’est pas la Lumière [25]. De tels films peuvent fournir une excellente occasion de catéchèse, mais l’expérience confirme ce que la réflexion affirme : s’il est difficile de se convertir aux images, il est illusoire de convertir par les images, précisément en tant qu’elles sont images et qu’elles nécessitent un détour [26].

Au-delà d’un message à illustrer, le Christ se dit en réalité à travers la totalité des médiations formelles par lesquelles le cinéma peut éclairer le monde [27]. Entre le temps autonome du film, perpétuellement présent à qui se rend disponible à lui, et celui de notre monde, une communication est possible : le cinéma se révèle informer le temps du spectateur, capable d’illuminer sa subjectivité. Dès lors, pour évoquer Dieu, trois modes seraient possibles [28]. Celui de la transcendance, qui rejoint la Présence par la stylisation et rejette le naturalisme ; celui de l’incarnation, où les hommes considérés humblement fournissent autant d’images de l’unique Image ; celui de l’idéalisation, où maquillage et mise en scène suggéreraient une divinisation de certains personnages.

Il est clair que les deux premières modalités sont à l’origine de nombreux chefs d’œuvre, depuis les films de Dreyer il y a près d’un siècle jusqu’à certains documentaires actuels. Mais la troisième, dans la mesure même où elle enlève à l’image sa fonction médiatrice et prétend nous imposer des idoles, ne peut conduire qu’à l’aliénation. Pour le croyant, le Christ se donne moins au cinéma comme l’objet d’un spectacle que comme sujet d’une forme [29] ; non une copie, mais une présence. Quant à une évocation visuelle directe, on nous permettra de préférer celle du Ben-Hur de Wyler où, par l’ellipse (nous n’y voyons de Jésus que l’ombre, le dos, la silhouette lointaine), le spectateur « sait et sent qu’il y a autre chose qu’il ne voit pas » [30].

3. Vérité du cinéma et secret du chrétien

Nous voici pour finir ramenés à nos questions initiales. Comment parler d’une « vérité » du cinéma ? À quelle aspiration répond-elle ? Puisque ces conférences ont pour but de mettre en dialogue culture et foi, je voudrais ici laisser la parole à deux voix distinctes, l’une venue du monde du cinéma et l’autre du monde ecclésial.

D’abord une citation du critique Jean Collet : « L’enjeu du cinéma […] n’est pas de reproduire le visible, ni de traquer l’invisible comme des interrogatoires policiers. C’est de “rendre visible”, comme la présence des rayons infrarouges (que nous ne voyons pas) nous est accessible par la chaleur qu’ils produisent et que ressent notre corps. C’est ça la vérité du cinéma. C’est lorsqu[‘un critique], à propos de Gertrud de Dreyer, peut écrire : “pour la première fois, j’ai vu un homme pleurer”. Les hommes se cachent généralement pour pleurer. Dreyer ne viole pas un tel secret, il raconte une histoire, et tout à coup, pour la première fois, le voile se déchire un peu, les larmes coulent, et ce n’est pas un homme que nous voyons pleurer – cela serait obscène […] – ce sont nos larmes qui coulent avec les siennes […]. Bienheureuse compassion. C’est ça, le pouvoir révélateur du cinéma » [31].

A quoi répond le cardinal Lustiger, qui fonda à son époque les semaines chrétiennes du cinéma à Paris et qui tint personnellement à ce que le collège des Bernardins restauré dispose d’une vraie salle de cinéma : « Il est […] me semble-t-il, de l’ordre de la charité, [de] l’amour vrai des hommes, d’être capable d’entendre [le cinéma], de le voir, non par plaisir, mais presque par devoir d’humanité et par devoir de foi. Il y a donc une manière chrétienne de voir les films et c’est le secret du chrétien. Cela ne regarde pas que lui, car sa manière de sentir influe aussi sur la manière dont ses contemporains peuvent ressentir les œuvres et la manière aussi dont les créateurs peuvent à leur tour avancer dans leur chemin » [32].

Conclusion

Concluons à notre tour. Parce que le cinéma est un art, il touche l’homme et donc le chrétien. Parce qu’il est un art de lumière, il est capable d’éclairer notre regard. Parce qu’il est un discours ô combien complexe, son écoute peut contribuer à notre croissance.

Nous avons tenté de montrer comment il peut ouvrir à nos contemporains un chemin d’émerveillement, constituant du même coup pour le chrétien un terrain de mission. Non pour imposer un message, mais pour progresser ensemble vers celui qui est la vraie lumière.

Il ne s’agit pas ici de “performance”. Pour nous en tenir aux défunts, Chaplin, Howard Hawks, Orson Welles, Lubitsch, Fritz Lang, Cassavetes n’ont jamais obtenu d’Oscar ; Bergman, Bresson, Dreyer, Resnais, Rohmer, Satyajit Ray, Mizoguchi, Ozu, Kieslowski n’ont jamais eu la Palme d’Or. Mais quiconque a rencontré leurs films sait ce qu’il leur doit d’humanité. Je vous remercie.

Une réaction ? Une interrogation ?

[1Cf. le récent film de Jafar Panahi Taxi Téhéran, Ours d’or à Berlin et uniquement tourné avec des smartphones.

[2Selon une double échelle d’expressivité et de matérialité, allant du moins expressif mais plus matériel (architecture) au plus expressif mais moins matériel (poésie).

[3Lui-même passionné par le cinéma et de qui nous conservons plusieurs scénarios.

[4Le nom de ses inventeurs relève à cet égard du pur miracle !

[6Cf. dictionnaire Gaffiot, par exemple.

[7À l’inverse, une histoire « compliquée » peut quelquefois ne masquer qu’un discours indigent. Le sens ne peut se séparer de la forme, mais l’esthétique en soi n’est pas un discours.

[8Qu’on songe par exemple aux productions récentes de Michel Ocelot en France ou de Miyazaki au Japon.

[9Cf. Pr 9.

[10Cf. 1R 3,9 : « Donne à ton serviteur, Seigneur, un cœur qui écoute ».

[11Dans « Table ronde sur Hiroshima, mon amour d’Alain Resnais », Cahiers du cinéma, n° 97, juillet 1959.

[12A. Ayfre, Conversion aux images ?, 1964, p. 13.

[13A. Ayfre, Conversion aux images ?, 1964, p. 14.

[14« Un agrégé de lettres peut fort bien se laisser avoir comme une midinette par un pseudo-grand film. […] Autrement dit, c’est chaque individu qui devient tour à tour élite et masse » : A. Ayfre, Conversion aux images ?, 1964, p. 201.

[15Cf. Lc 10,21 : « Je te bénis, Père, […] d’avoir caché cela aux sages et aux savants et de l’avoir révélé aux tout-petits ».

[16A. Ayfre, Conversion aux images ?, 1964, p. 187.

[17A. Ayfre, Conversion aux images ?, 1964, p. 193.

[18A. Ayfre, Conversion aux images ?, 1964, p. 194.

[19Jn 8,32.

[20En ce sens, discuter sur un film n’est pas seulement réflexe de spectateur, mais exigence de l’esprit, sur laquelle se fonde d’ailleurs le fonctionnement des ciné-clubs !

[21Cf. Gaudium et Spes 22.1 : « Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation ».

[22J. Collet, « Choisir, regarder, aimer », in Revue des Deux Mondes, mai 2006, p. 71.

[23Il est frappant, à cet égard, que beaucoup des films les plus riches d’humanité aient été réalisés par des cinéastes qui se déclaraient non croyants.

[24A. Ayfre, Cinéma et mystère, Cerf, 1969, p. 38.

[25Cf. Jn 1,8sq.

[26En particulier, comme l’a montré le concile de Nicée II (cf. conférences précédentes), la représentation par des images et la prédication évangélique sont destinées à se signifier l’une par l’autre : « Nous gardons, sans rien introduire de nouveau, toutes les traditions ecclésiastiques, écrites ou non écrites, qui ont été établies pour nous. L’une d’entre elles est la représentation d’images peintes, car elle est en accord avec l’histoire de la prédication évangélique, en vue de la croyance en la véritable et non illusoire incarnation de Dieu le Verbe et pour notre utilité. Car les choses qui sont propres à s’indiquer [ou : se faire comprendre] l’une l’autre sans équivoque ont aussi leur démonstration [ou : leur signification, leur explication] l’une par l’autre  ». Nous remercions Philippe Sers qui a attiré notre attention sur cette traduction.

[27« Même avec toute la technique du monde, il est quasiment impossible de faire exprimer à un visage la présence positive en lui […] de la grâce », faite de secret et de silence : A. Ayfre, Cinéma et mystère, Cerf, 1969, p. 45.

[28Cf. A. Ayfre, Cinéma et mystère, Cerf, 1969, p. 69-76.

[29Le spectacle lui-même ne peut faire l’économie d’une réflexion exégétique préalable. Combien de cinéastes prétendant nous "révéler le Christ" se sont-ils entourés d’exégètes ? À ce titre, il serait passionnant de pouvoir enfin re-visionner le Messie (Il Messia) de Rossellini, lequel s’était assuré le concours, en 1975, à la fois de Stanislas Lyonnet et de Carlo Maria Martini !

[30A. Ayfre, Dieu au cinéma : problèmes esthétiques du film religieux, Presses Universitaires de France, 1953, p. 51.

[31J. Collet, « Choisir, regarder, aimer », in Revue des Deux Mondes, mai 2006, p. 78.

[32J.-M. Lustiger, Interview (inédite) donnée le 11 octobre 1995 pour la première Semaine Chrétienne du Cinéma.