Discours du cardinal André Vingt-Trois pour l’ouverture de l’Assemblée plénière des évêques

Lourdes – mardi 3 novembre 2009

Il y a un peu plus d’un an, nous étions réunis ici même autour du Pape Benoît XVI au cours de son mémorable voyage en France. Nous pouvons nous souvenir comment il nous avait alors confortés dans notre mission. Beaucoup des questions qu’il avait évoquées avec nous sont celles de nos préoccupations habituelles. La question de la catéchèse a fait l’objet d’un travail de plusieurs années qui a été ponctué, voici deux ans par le rassemblement Ecclesia 2007, et cette année par le festival « Kaléidoscope », à Poitiers. D’autres questions, comme la mission de l’Église, le ministère et la vie des prêtres, l’avenir de l’enseignement supérieur catholique ou la révision des lois de bioéthique sont au cœur de nos travaux de Lourdes, parfois depuis plusieurs années. D’autres points encore trouveront leur place dans nos assemblées plénières ou sont déjà travaillés en provinces ecclésiastiques.

A peine quatorze mois plus tard, cet événement si important nous semble pourtant déjà lointain. Tant de choses se sont passées depuis lors ! L’information de l’instantané et le débat public par petites phrases « polémiques » risquent de détourner notre attention des grandes mutations profondes qui marquent notre société. Le déficit d’information réfléchie et argumentée ne frappe pas seulement le français moyen ; il atteint aussi celles et ceux qui ont une responsabilité sociale et politique. Oserais-je dire ici que nous ne sommes pas nous-mêmes à l’abri de l’emportement de la sensibilité et de la tentation de la réaction immédiate ?

Je me risque donc à vous proposer de prendre quelques instants pour réfléchir sur deux aspects de notre vie collective qui marquent nos contemporains : la crise économique et l’émigration.

1. De la crainte au repliement

L’année écoulée a été celle de la crise financière et économique. L’illusion serait de croire que nous en sommes sortis et que tout va pouvoir continuer comme avant. Même si des décisions énergiques de certains gouvernements européens, dont celui de la France, ont évité l’effondrement de l’ensemble du système économique, nous savons que ce fut au prix d’une injection massive de capitaux par les états. Mais nous savons aussi que l’accumulation de cette dette énorme devra un jour être résorbée. Vivre à crédit finit toujours par se payer.

La récente encyclique du Pape Benoît XVI ne fournit évidemment pas les solutions pratiques à appliquer, mais elle trace les contours des grands équilibres à respecter pour un développement humain intégral. Elle nous aide à rappeler que les enjeux de la crise vécue et la mise en œuvre d’un vrai développement dépassent de beaucoup le sauvetage d’un équilibre, -ou d’un déséquilibre- qu’il soit financier ou écologique, et nous invite à poser la question d’une solidarité nationale et universelle qui remet en cause l’ensemble du fonctionnement réel des échanges et des pratiques et pas seulement quelques incivismes locaux vis-à-vis de la nature et quelques dysfonctionnements de la virtualité financière. Nous l’avons déjà dit ici à plusieurs reprises, c’est notre modèle de vie qui est à revoir. Et cette révision sera forcément onéreuse pour tous.

Nous voyons déjà se développer les conséquences tragiques de l’année écoulée dans la fragilisation accentuée des catégories les plus faibles de notre système économique : celles et ceux qui ne jouissent pas d’un emploi statutairement garanti, celles et ceux qui n’ont pas de formation initiale suffisante ou qui ont une formation inadaptée aux contraintes actuelles du travail. De manière plus préoccupante, des hommes et des femmes sont acculés au désespoir, que ce soit dans des secteurs d’activité particulièrement touchés comme l’agriculture, que ce soit par le stress de la compétition dans le cadre habituel du travail ou par l’incertitude qui plane sur l’avenir de leurs entreprises. Plus gravement encore des personnes sont assaillies par l’angoisse de la pénurie : angoisse du loyer à payer, angoisse des charges financières ou tout simplement angoisse de la nourriture pour ses enfants.

Devant de telles inquiétudes, la désignation de quelques boucs-émissaires scandaleusement surpayés peut évidemment se comprendre, mais cela ne suffira pas à rétablir un certain équilibre, ni même à réduire des écarts sans cesse accrus. C’est à une véritable réforme de notre pratique sociale que nous sommes appelés. Les membres de notre Église sont nombreux à se dévouer généreusement dans nos communautés et dans les associations qui se portent au secours des détresses les plus criantes. Nous les encourageons dans leur engagement et nous appelons tous les catholiques à soutenir leur action. Au-delà de ce magnifique effort de générosité, dont nous sommes les témoins, nous appelons aussi les chrétiens à exercer pleinement leurs responsabilités de citoyens dans tous les domaines de la vie économique et politique pour contribuer à construire une société plus juste.

Ces périodes de difficultés économiques sont propices à la tentation du repli sur les biens acquis et au risque de se crisper plus ou moins consciemment sur la défense catégorielle de nos avantages et sur le « chacun pour soi ». Cette attitude détruit le sens de la solidarité et ignore les objectifs du bien commun. Elle est particulièrement sensible dans la manière dont notre société se situe face à l’immigration.

Pour les sociétés d’Europe occidentale le traitement de l’immigration est une question récurrente et lancinante. Je ne sais pas si quelques gouvernements ont le sentiment d’avoir trouvé la bonne formule. En tout cas, je voudrais rappeler ici trois points de repère qui inspirent nos actions dans ce domaine, notamment à l’égard des personnes arrivées sur notre territoire en situation irrégulière :

 Le traitement appliqué aux personnes en centre de rétention administrative. Non seulement elles doivent bénéficier de moyens de subsistance dignes d’une personne humaine (nourriture, hygiène, soins médicaux, etc.), mais encore elles doivent pouvoir accéder normalement aux informations nécessaires à leur défense. Ces exigences, signes de notre réel attachement au respect des Droits de l’Homme, ont un coût, c’est-à-dire qu’elles entrainent une dépense publique, et doivent donc être financées d’une manière ou d’une autre par les citoyens.
 Le fait d’être en situation irrégulière ne fait pas perdre ses droits élémentaires à quelque personne que ce soit. Ayant enfreint la loi, elles doivent néanmoins bénéficier de la protection de la loi. En particulier, leurs demandes de droit de séjour ou de reconnaissance de leur statut de réfugié ne sauraient rester sans réponse sur des longues périodes (parfois plus d’une année) pendant lesquelles leur existence devient vraiment très difficile en matière de travail et de logement. Là encore l’amélioration du fonctionnement des services suppose des moyens et donc une charge pour tous.
 Quel que soit le bien-fondé des décisions judiciaires ou administratives, leur application doit respecter ceux qui sont concernés, en particulier les enfants et les jeunes pour lesquels les liens familiaux doivent être privilégiés.

Nous voulons dire notre admiration et notre soutien aux chrétiens qui se mettent au service de leurs frères déplacés, avec un grand désintéressement personnel et associatif, particulièrement quand il s’agit d’empêcher que des enfants deviennent des otages d’une situation inextricable. Nous insistons pour que la répression des réseaux de traite humaine soit poursuivie avec fermeté sans que cette action se retourne encore sur leurs victimes.

Ce trop rapide tour d’horizon de quelques aspects de notre situation sociale est comme une toile de fond, qui marquera nécessairement le travail de notre assemblée.

2. L’Église universelle

D’autres événements ont marqué récemment la vie de notre Église et je voudrais en relever cinq.

 Le synode pour l’Afrique.

J’ai eu l’honneur et la joie d’être nommé par le Pape pour participer à cette session extraordinaire du synode des évêques pour l’Afrique, Madagascar et les Iles. Je n’entrerai pas maintenant dans le compte-rendu des travaux, puisque nous avons la chance d’avoir parmi nous Mgr Edmond Djitangar, évêque de Sarh au Tchad et qui était un des secrétaires du Synode. Il nous en parlera d’une manière plus autorisée que je ne saurais le faire. Je voudrais seulement vous partager une impression personnelle. J’ai éprouvé une grande admiration et une grande fierté devant cette assemblée d’évêques africains. Notre Église a une belle vitalité et une grande force dans ce continent pour rassembler une telle représentation de ses évêques par delà les différences de chaque région et de chaque pays. La lucidité des analyses et le courage des propositions, dont vous trouverez l’écho dans le message du synode et dans les propositions faites au Pape sont un grand signe d’espérance, sans masquer les difficultés propres à ce continent.

 La canonisation de Jeanne Jugan.

La canonisation de Jeanne Jugan a été un autre moment fort de ce mois d’octobre. Cette figure de sainteté que nous propose l’Église doit être méditée et elle peut éclairer bien des situations actuelles. Jeanne Jugan n’avait sans doute pas un profil de fondatrice. Elle n’avait pas de projets théoriques élaborés sur la manière de s’occuper des personnes âgées ou une vocation pour réformer la vie religieuse dans l’Église. Tout cela était bien loin de son cœur et de son esprit. Ce qui, en elle, nous est donné en exemple tient plutôt à la disponibilité profonde d’un cœur qui aime, à la discrétion extraordinaire d’une femme qui a plus de quarante ans quand elle commence à accueillir des personnes âgées dans sa maison et à la foi d’une religieuse qui va demeurer toute la fin de sa vie dans le discret silence d’une cellule de novice, dépossédée de la conduite de l’œuvre qu’elle a fondée.
Sa sainteté est ensuite un message d’espérance pour notre monde : le vieillissement, l’isolement ou les handicaps de la fin de vie ne font pas de celui qui les subit un personnage inutile n’ayant de prix pour personne. La valeur de notre vie, sa dignité, ne tient pas à ce que nous faisons, à l’image que nous avons de nous-mêmes, ou aux projets que nous réalisons. Elle se découvre dans le regard d’amour, d’espérance ou de fraternité que les autres portent sur nous. C’est parce que nous avons du prix à leurs yeux que notre vie vaut la peine d’être vécue.

Puisse cette canonisation remettre en valeur le service de ceux et de celles que la vie a affaiblis. Puisse-t-elle nous encourager à appeler des jeunes femmes à s’engager dans le service des pauvres. Que ce soit aussi une occasion pour nous d’exprimer aux Petites Sœurs des Pauvres notre reconnaissance pour leur service dans nos diocèses.

 L’année sacerdotale.

L’an dernier, quand le Pape Benoît XVI a ouvert l’année sacerdotale sa décision a été accueillie avec un enthousiasme relatif. Mais le fils appelé à la vigne qui commence par dire « non » ou du moins un « oui » discret finit quand même par y aller et par faire bien son travail. Jésus le cite en exemple… Donc nous nous sommes mis au travail et, peu à peu, l’année porte son fruit. Il y a eu non seulement la grande retraite internationale des prêtres à Ars, mais encore de nombreux colloques ici et là. Beaucoup de nos communautés ont répondu à l’invitation et engagé une réflexion sur la place et le rôle du prêtre au service du Peuple de Dieu.

Des prêtres français participeront au rassemblement mondial à Rome en juin prochain. La Conférence épiscopale constituera un groupe national avec les prêtres qui souhaiteront y participer et organisera une rencontre pour tous les prêtres français venus à Rome, en fonction des libertés que nous laissera le programme.

 Les Conférences Épiscopales d’Europe.

Au début du mois d’octobre, les présidents des Conférences Épiscopales d’Europe ont tenu leur assemblée annuelle à Paris à la Maison des évêques. Vingt ans après la chute du Mur de Berlin, nous avons travaillé et échangé sur les rapports Église-État dans nos différents pays. Le Président de la République a reçu une bonne délégation pour un entretien informel sur la « laïcité ouverte ». Vous aurez lu, par ailleurs, le message final de cette Conférence.

 Le Vietnam.

Les évêques vietnamiens ouvrent une année sainte pour célébrer le 350° anniversaire de la création des Vicariats apostoliques du Tonkin et de la Cochinchine et le 50° anniversaire de l’établissement de la hiérarchie catholique au Vietnam. L’année sainte sera ouverte par une célébration nationale le 24 novembre pour la fête des martyrs vietnamiens. Le président de la Conférence épiscopale vietnamienne m’a invité pour cette célébration. Si j’obtiens le visa nécessaire, j’irai donc nous représenter et transmettre nos vœux fraternels aux évêques vietnamiens.

3. Nos travaux

C’est dans ce contexte très riche que nous ouvrons notre assemblée. Mais, vous l’aurez remarqué, beaucoup des dossiers que nous allons travailler sont très étroitement liés à cet ensemble. Quand nous travaillons sur les Nouvelles Pauvretés ou sur nos finances, nous sommes encore au cœur des effets de la crise économique. Et quand nous recevrons M. Jacques Barrot, nous serons plongés dans les politiques européennes sur l’immigration.

Mais le centre de nos travaux sera constitué d’un ensemble dont le Conseil Permanent a voulu faire ressortir la cohérence, au cas où elle ne vous serait pas apparue à la première lecture des dossiers préparatoires. Il s’agit de la mission de l’Église dans le monde de notre temps et dans les années qui viennent. La poursuite de notre travail sur Demain la vie de nos communautés sera en effet nourrie et éclairée par les conclusions du groupe de travail sur l’Indifférence religieuse et visibilité et par le dossier Mouvements et Associations de laïcs, préparé par le Conseil correspondant.

A travers ces travaux, conduits parallèlement, nous sommes constamment confrontés à la situation du chrétien dans la société contemporaine, c’est-à-dire à la rencontre de la foi avec les désirs, les aspirations et les angoisses des hommes. Nous sommes aussi probablement arrivés à un moment clé pour notre organisation ecclésiale. Après le Concile Vatican II et les synodes qui lui ont fait écho sur la mission des laïcs (Exhortation Apostolique Christi Fideles Laici) et sur le ministère des prêtres (Exhortation Apostolique Pastores dabo Vobis), les changements des structures de notre société, comme le développement de l’action des laïcs et l’évolution du ministère des prêtres, nous invitent à approfondir l’articulation des missions et de l’exercice des responsabilités, et aussi à renouveler l’appel au sacerdoce et au diaconat permanent.

J’espère que nos bonnes résolutions résisteront à la tentation d’occuper tous les moments libres pour vous faire travailler sans le dire. Bon courage.

+André cardinal Vingt-Trois,
archevêque de Paris,
président de la Conférence des évêques de France

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