Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe pour les victimes de la tempête du 28 février - 3ème dim. de Carême

Cathédrale Notre-Dame de Paris - Dimanche 7 mars 2010

Ex 3, 1-8a.13-15 ;Ps 102, 1-4.6-8.11 ; 1Co 10, 1-6.10-12 ; Lc 13, 1-9

Frères et Sœurs,

Il n’est pas si facile de croire à la miséricorde de Dieu quand sont présentes à nos yeux les scènes de désolation provoquées par le passage de la tempête, les maisons submergées, les rues dévastées, les personnes de tous âges réfugiées dans des gymnases ou dans des centres d’accueil… Nous avons chanté tout à l’heure avec conviction : « Le Seigneur est tendresse et pitié ». Et pourtant comment ne pas se demander où sont cette tendresse et cette pitié, quand notre cœur est habité par le souvenir de celles et de ceux qui ont été emportés dans leur sommeil ou au moment où ils ont pris conscience de ce qui se passait, alors que notre mémoire est encore marquée par le malheur qui a frappé d’autres endroits du monde il y a peu : l’ile de Madère, le Chili, Haïti… Il n’est pas facile de faire coexister dans notre esprit la conviction que Dieu aime l’humanité et veut son bien avec le mal qui frappe aveuglément.

Souvent, on s’arrange de cette question en supposant que les gens à qui il arrive malheur l’ont d’une quelconque façon mérité. Ainsi, quand nous voyons des gens atteints par la maladie ou emportés par une mort subite, on entend dire autour d’eux : « Comment cela se fait-il, ils n’avaient pourtant rien fait de mal ? ». Comme s’il y avait une sorte de rétribution immédiate entre la responsabilité morale et la souffrance qui nous atteint. Ce n’est pas ainsi que le Christ l’entend dans l’Évangile quand on lui présente l’aveugle-né et qu’on lui demande : « Qui a péché ? Est-ce lui ou ses parents ? » (Jn 9, 2) Jésus répond : « Ni lui ni ses parents » (Jn 9, 3) pour manifester que le fait qu’il soit né aveugle n’est pas la punition d’une faute de quiconque.

Dès lors comment pouvons-nous accepter et vivre cet écart entre la miséricorde de Dieu et le malheur qui assaille les hommes ? Suffit-il - comme l’Écriture nous y invite - de faire mémoire de la délivrance que Dieu a accordée à son peuple à main forte et à bras étendu quand Il l’a pris du pays d’Égypte et l’a fait traverser la Mer Rouge à pieds secs ? Est-ce assez de rappeler comment Dieu a conduit son peuple à travers le désert, l’a nourri du pain du ciel, l’a abreuvé de l’eau qui jaillissait du Rocher pour le conduire jusqu’à la Terre Promise ? Suffit-il d’évoquer ces hauts faits pour être convaincu que Dieu vient en aide aux hommes ? Comme nous l’avons entendu dans la 1ère Êpitre aux Corinthiens, ces épisodes sont relus par Saint Paul comme une préfiguration de la vie chrétienne dans laquelle nous sommes conduits comme Moïse à travers la Mer Rouge, baptisés dans le Christ qui est le Rocher d’où jaillit la source de vie et nourris par le pain du ciel. Mais comment tout ceci peut-il nous convaincre de la fidélité de Dieu et nous donner de croire à son amour quand le malheur frappe les hommes ?

Providentiellement, l’Évangile que nous venons d’entendre nous propose non pas une explication mais un appel. Il évoque deux situations qui rappellent les drames que nous venons de vivre : des Galiléens qui sont tués au moment où ils allaient offrir le sacrifice, suite à l’intervention trop musclée du service d’ordre de Pilate, et un accident comme il s’en produit souvent, un bâtiment qui s’effondre et ensevelit dix-huit personnes. Les habitants de Jérusalem ne comprennent pas ce qui se passe. Quel sens peut avoir ce malheur qui frappe des gens qui venaient pour prier ou d’autres qui passaient à proximité d’une tour qui s’est écroulée ? De même, nous ne comprenons pas comment des personnes qui dormaient paisiblement dans leur maison ont pu être emportées par la vague, noyées, étouffées, mises à mort. Quelle peut être l’attitude de celui qui essaye d’être croyant devant ces évènements qui endeuillent le monde d’un bout de la terre à l’autre au long des âges ?

Jésus ne donne pas d’explication à ceux qui l’interrogent, il ne leur dit pas qu’il y a une raison et un sens à ces drames. Au contraire, il désamorce la tentation de considérer que cette mort serait une punition : « Croyez-vous qu’ils étaient de plus grands pécheurs que les autres ? » (Lc 13, 2). Non, la mort, la souffrance et le mal frappent sans distinction et de façon indéterminée les innocents autant que les coupables, les responsables autant que les irresponsables. Le Seigneur ne va pas chercher à coller une interprétation par-dessus ces drames pour donner l’illusion que tout est bien ainsi mais il lance un appel. Ces évènements n’ont pas de sens aux yeux de la raison mais ils nous sont une occasion pressante à réfléchir : « Si vous ne vous convertissez pas – dit Jésus à ses auditeurs – alors vous aussi vous périrez » (Lc 13, 3). Quand la mort frappe autour de nous, la foi ne nous donne pas des explications ou des consolations rassurantes, mais elle nous interroge : que faisons-nous de notre vie alors que nous sommes confrontés à la mort de ceux qui nous entourent, au malheur qui les frappe, et à la souffrance qui les atteint ?

Pour éclairer cet appel à la conversion, Jésus emploie pour ses auditeurs la parabole du figuier. Depuis trois ans, depuis tant d’années, il n’a pas donné de fruits. Comme nous peut-être, qui avons profité durant si longtemps de la grâce du Seigneur sans y répondre généreusement ? Comme l’exigeant propriétaire du champ nous pourrions penser que cela a assez duré. Et voici que le gérant ne cautionne pas le jugement du Maître mais lui répond : « Laisse-moi piocher la terre et mettre du fumier pour qu’il porte du fruit, laisse-moi encore une année » (Lc 13, 9), une année de sursis, une année de grâce. Dans la Synagogue de Nazareth, c’est ainsi que Jésus présente sa mission en commentant le prophète Isaïe. Jésus est envoyé pour annoncer une année de grâce, une année de surcroît. Chaque année que nous vivons est une année de plus qui nous est offerte gratuitement. Ce temps ne nous est pas laissé pour nous endormir et pour considérer que tout va bien puisque nous avons échappé là où les autres sont morts. Il doit nous permettre de comprendre que puisque d’autres sont tombés nous aurions pu tomber aussi et que nous avons la responsabilité de vivre désormais autrement.

Il n’y a pas de sens quand la mort frappe aveuglément, mais il y a un appel à convertir notre vie. C’est pourquoi la liturgie nous propose cette méditation au cœur du Carême, alors que nous poursuivons notre chemin vers la célébration de la Pâque et que nous sommes invités dimanche après dimanche à revenir à la nouveauté de notre baptême, à la source vive jaillie du cœur du Christ. Oui, Seigneur, quand je vois ce qui arrive dans le monde, les malheurs qui frappent l’humanité et la souffrance qui atteint mes frères, j’entends ta voix qui me dit : « Convertis-toi aujourd’hui. Profite de cette année de grâce, de cette année de sursis, de cette année au cours de laquelle je vais encore prendre soin de toi pour que tu puisses porter du fruit et un fruit qui demeure ».

Alors frères et sœurs au moment où nous faisons mémoire de nos frères défunts, en ce jour où nous intercédons pour ceux qui sont réfugiés, rescapés et sinistrés, alors que notre cœur est touché et que notre raison cherche un sens à tout ceci, accueillons la question que le Christ nous pose : « Toi aujourd’hui, que fais-tu de ta vie ? » Amen.

+André cardinal Vingt-Trois

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