Interview du cardinal Jean-Marie Lustiger : Pour la jeunesse : un réseau de communion

Propos recueillis par Thomas Wallut pour Radio Notre Dame le 7 septembre 2002.

Comme l’an passé, les catholiques de Paris se mobilisent pour la Jeunesse,
le samedi 13 et le dimanche 14 septembre [2002]. Contre l’idée reçue qui veut cloisonner chaque âge, que ces journées soient l’occasion d’une réflexion sur les liens souvent distendus dans notre société. Bâtir des communautés où adultes et jeunes se retrouvent, constituer un puissant réseau de communion, voilà notre mission. Toutes les générations sont concernées !

« Face à la rupture des générations »

En 1932, le Cardinal Verdier fondait Les Chantiers du Cardinal. Pressentant ce que deviendrait Paris, il voyait l’urgence de bâtir des églises, des maisons paroissiales. Plus de soixante-dix ans après, nous mesurons combien cette initiative était essentielle. Aujourd’hui, l’un des symptômes les plus graves de la maladie de notre société est la rupture des générations.

Des parents ne comprennent plus leurs enfants et ne savent plus quoi faire avec leurs ados, des enfants ne se reconnaissent plus dans leurs aînés, se plaignent qu’on ne leur fasse pas confiance, des grands-parents sont mis à l’écart, laissés dans une grande solitude et sont désolés de n’avoir pu transmettre leur idéal de vie. La mémoire se perd et la vitalité interne de notre société est mise à rude épreuve.
Séparer les enfants des parents, les parents des grands-parents, les jeunes des vieux, les fatigués des actifs, les malades des bien-portants, permet peut-être à chaque catégorie d’avoir ce dont elle a besoin. Excepté l’amitié des autres, la solidarité en acte, une connaissance réciproque et, ce faisant, la transmission de l’expérience. Qu’a-t-on gagné ? Du confort pour les plus vieux, des bébés bien soignés, des parents “tranquilles” de leur côté... Qu’a-t-on dangereusement fragilisé ? La capacité mutuelle de s’entraider et de se soutenir ! Notre société morcelée a de plus en plus de mal à assurer son propre avenir.

La solidarité des fils et filles d’Adam et Ève.

La solidarité des générations est inscrite dans la Bible et la tradition de l’Église en raison même du dessein de Dieu : « Croissez et multipliez-vous, emplissez la terre » (Gn 1, 28). Ce que Dieu remet à l’homme en son origine s’adresse à tous les fils d’Adam et Ève, à toute l’espèce humaine au cours des siècles. Ainsi, chaque homme participe au destin de toute l’humanité ; ce n’est pas une fatalité mais un appel, une “vocation”. Le bonheur de chacun dépend du bonheur de tous et le bonheur de tous se réalise dans le bonheur de chacun. La loi de l’amour, les commandements de Dieu que Jésus porte à leur achèvement jettent une lumière sur cette solidarité entre toutes les générations.

Jusqu’à la venue du Fils de Dieu.

Si vous demandez à un enfant ce qu’il veut faire plus tard, il vous répondra qu’il sera cosmonaute ou casseur de cailloux !

Si vous demandez à un adulte ce qu’il envisage, son horizon peut aller jusqu’à sa retraite, voire sa mort, éventuellement ses héritiers... Mais l’horizon du dessein de Dieu nous mène jusqu’à la fin des temps, jusqu’à la venue en sa gloire du Fils de l’homme. L’horizon de la vie humaine est lié à une perspective qui dépasse tout homme. Là se joue en vérité le problème des générations. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas seulement la génération qui nous suit mais la solidarité d’un dessein spirituel : le salut de toute l’humanité ! Toutes nos actions humaines et chrétiennes s’inscrivent dans cette très longue durée. Penser autrement, c’est ne pas penser chrétiennement. Lorsque nous prions avec la Litanie des saints, nous invoquons ceux qui nous ont précédés, non pas comme un panthéon mort, mais comme ceux qui nous accompagnent dans le même chemin. Adopter comme but de notre action le service de l’enfance et de la jeunesse, c’est se rappeler cette union de toutes les générations. Semer ce que nous ne récolterons pas, récolter ce que nous n’avons pas semé, voilà ce à quoi Jésus appelle ses disciples en regardant les « champs blanchir pour la moisson » (Jn 4, 36sq) : « Le proverbe est vrai qui dit : “L’un sème, l’autre moissonne” (Mi 6, 15). Déjà le moissonneur reçoit son salaire et amasse du fruit pour la vie éternelle, si bien que celui qui sème et celui qui moissonne se réjouissent ensemble ». Chrétiens, nous obéissons à cette logique du salut offert à toutes les générations.

Nous ne gérons pas un “plan d’épargne-logement”, mais nous suivons Jésus qui nous dit : « Faites-vous un trésor dans le ciel » (Le 12, 33).

Jésus et les “classes d’âge”

Il nous faut vivre en respectant les différences, dans l’unité vers laquelle nous marchons jusqu’au terme de l’histoire.

« Réconcilier les pères avec les fils » : la formule du prophète Malachie (3, 24) est reprise dans le Nouveau Testament pour décrire la mission de Jean Baptiste : « ramener le cœur des pères vers leurs enfants » (Lc 1, 17) ; faire en sorte que les générations soient « en communion d’amour ». Jésus nous le dit, la Nouvelle de l’évangile ne supprime pas les classes d’âge mais les bouleverse : « Le plus vieux doit devenir tel un enfant en naissant à nouveau d’En Haut » (Jn 3, 3sq) ; « Par la bouche des tout-petits et des nourrissons, tu t’es préparé une louange » (Mt 21, 16). Le bouleversement des âges que Jésus instaure dans la prédication du Royaume de Dieu doit se traduire concrètement dans cette responsabilité mutuelle pour la jeunesse. Comme disciples de Jésus, nous possédons un atout : l’Église est une famille ! Lors des JMJ de Paris en 1997, nous en avons fait la belle expérience : les jeunes ont retrouvé leurs aînés et les aînés leurs jeunes ; nous avions pu retisser les liens de notre responsabilité mutuelle.

Réconcilier les générations

En réconciliant les jeunes générations avec les plus anciennes et les plus anciennes avec les plus jeunes nous pouvons, nous chrétiens, induire un changement qui sera bénéfique pour l’ensemble de la société. Dans une ville comme Paris, dans un pays comme la France, cela correspond au désir que les sondages mettent en avant, désir non pas seulement de sécurité ou de tranquillité, mais d’une société réconciliée avec elle-même. Faire en sorte que la communion des générations ne soit pas simplement la cohérence d’une tribu ou d’un groupe social, mais la plus haute richesse humaine transmise de génération en génération. Se savoir créé à l’image et à la ressemblance de Dieu est le fondement de toute dignité humaine. Je ne veux pas que notre société soit fascinée par des dérapages de jeunes, violences, viols etc. Je ne veux pas que des adultes soient à ce point blessés dans leur confiance qu’ils capitulent devant leurs enfants. Je ne veux pas que les enfants cherchent en vain un père, une mère qui, pensant bien faire, se sont mis aux “abonnés absents” ! Je veux que notre effort commun à tous aide à réconcilier les jeunes avec les parents et les parents avec les enfants. Ceci, grâce à la force de la foi et à la connaissance du message du Christ.

Pour un réseau de communion

Que tous les catholiques de Paris qui le peuvent se portent volontaires, qu’ils s’inscrivent dans cette grande chaîne de solidarité, de communion ; qu’ils tissent un réseau plus nourri où chacun apporte ce dont il est capable. Les paroisses, les aumôneries, les groupes de jeunes, les centres éducatifs et de loisir représentent une base d’expériences, de prises de responsabilité et d’entraide suffisante pour que toute bonne volonté trouve sa place.

L’aide financière que je sollicite n’est qu’un moyen d’action par rapport à la constitution de ce puissant réseau de communion qui puisse être averti, mobilisé. Bâtir des communautés où adultes et jeunes se retrouvent est le but qui passe par des objectifs choisis d’année en année. Dites-vous que des parents qui ont plus ou moins abandonné la fréquentation de l’église, qui ne savent ni où ni comment se raccrocher attendent, inconsciemment peut-être, que vous fassiez un geste. Ne passez pas à côté des familles blessées qui ont besoin d’être aidées, des enfants livrés à eux-mêmes alors qu’ils ont besoin de découvrir ce qui est le plus utile pour leur vie et leur bonheur : Jésus les aime.

Aidons parents et enfants à retrouver le chemin du catéchisme

De très nombreux enfants sont spirituellement abandonnés. Le catéchisme a été mis sur le même rang que la musique, la danse ou le foot. Des parents se disent : « On n’arrive pas à tout caser, on sacrifie le caté ». Et de se retrouver un peu plus tard avec des larmes dans les yeux lorsque leur enfant fait n’importe quoi. Un adolescent qui dérape, cela peut arriver à n’importe qui ! Mais ce qu’il a appris dans son enfance lui offre des repères qui lui servent pour passer un cap difficile.

Le catéchisme est aussi fragilisé parce que les parents sont fragiles : ils travaillent l’un et l’autre ; parfois la famille se rompt, voire se recompose dit-on. Il faut donc aider et les enfants et les parents à découvrir le chemin du catéchisme. Aux parents qui ne savent pas comment organiser leur vie avec leurs jeunes enfants, il faut rappeler non seulement que le catéchisme existe mais qu’ils peuvent compter sur l’aide d’autres chrétiens pour vivre leur vie et leur responsabilité de parents. A Paris, le catéchisme existe, avec une vraie force d’expérience pédagogique, de foi, d’amour, de capacité d’enseigner l’Évangile ; des centaines et des centaines d’adultes s’y consacrent. De plus, j’en suis persuadé, le catéchisme peut aider, voire changer la relation des parents avec leurs enfants encore jeunes.

Objection fréquente de la part de parents : « Il ne faut rien imposer à mes enfants ; s’il veut choisir la foi catholique, il le fera quand il aura l’âge de raison ». Tenir un tel raisonnement, c’est méconnaître ce qu’est un enfant et ce dont il a besoin : il lui faut des repères qui ne soient pas seulement des contraintes, mais des marques qui lui permettent de s’assumer et de choisir. Ils disent : « Il choisira », mais ils ne lui donnent pas les conditions nécessaires pour cela. Cet enfant a-t-il choisi sa langue maternelle, son père et sa mère, le quartier où il habite, les personnes qui s’occupent de lui ? Si de par ses origines, sa famille, l’enfant est inscrit dans une tradition chrétienne, ses parents, ses aînés ont le devoir de lui transmettre ce qui peut être l’armature de sa vie. Le faire, ce n’est pas offenser sa liberté. Le catéchisme permet à l’enfant, même au jeune enfant, d’être traité comme un être humain capable de choisir parce qu’on lui apprend qu’il est enfant de Dieu, qu’il est capable d’aimer, de pardonner, de croire, d’espérer. Notre société gave les jeunes avec Loft-Story et d’autres reality-shows. Au lieu de les laisser conduire par les pulsions du monde, l’Église propose aux enfants d’apprendre à répondre de leur vie. En regardant l’amour que le Christ nous donne, ils découvrent pourquoi ils vivent, pourquoi ils sont aimés, pourquoi ils peuvent prier Dieu, notre Père.

Cardinal Jean-Marie Lustiger

Cardinal Jean-Marie Lustiger