Sainte Geneviève et la mémoire des Parisiens - À Paris, patrimoine et foi

Article paru en 2 parties dans “Paris Notre-Dame” des 8 et 15 janvier 2004.

 Voir le dossier sainte Geneviève.

Voilà deux ans déjà nous fêtions en l’église Saint-Étienne du Mont, le quinzième centenaire de la mort de Sainte Geneviève.

Est-ce une maladie de notre siècle que de chercher des chiffres ronds pour les anniversaires afin de déterrer de la mémoire – sans doute paralysée et s’effaçant d’une culture ou d’une nation – des événements passés ? Et pourquoi donc ? Peut-être pour mettre en valeur le travail de ceux dont le métier est d’écrire l’histoire. Peut-être aussi pour faire mesurer la distance parcourue. Bref, cela peut sembler bien léger à côté du poids du présent !

Sainte Geneviève n’est-elle pas l’exemple même de cette autodestruction des traces humaines, qui caractérise toutes les cultures ? Puisque, du fait des hommes, il ne reste rien d’elle : à la Terreur, ses ossements ont été brûlés et dispersés ; et la châsse que nous vénérons ici ne contient que la mémoire de la présence de sa tombe en ce lieu – une pierre – et du culte qui n’a cessé de lui être rendu.
Si nous lisions les récits de la vie de Sainte Geneviève, nous pourrions faire l’inventaire de nombreux éléments que la mémoire des parisiens a reconnus comme constitutifs de “leur” histoire. Ils sont assez étonnants, presque programmatiques par rapport à ce que cette ville – petite, moyenne, grande, immense – a vécu et est en train de vivre. Au point que notre langue, nos manières d’être sont marquées par ce qui, peu à peu, a été enfanté au fil des générations passées et qui est demeuré présent grâce à la mémoire vivante de l’histoire, y compris dans ses contradictions.

Geneviève, contemplative, femme de prière, fuyant dans la solitude : quand vinrent les moments tragiques de ce Ve siècle, quand arriva l’envahissement par un ennemi destructeur, quand la panique saisit la ville que ses habitants voulaient quitter, elle sortit de sa solitude et réussit à convaincre les habitants de Paris (la ville s’appelait déjà ainsi), de ne pas bouger et de faire confiance à l’avenir. Elle sut dans la menace de la famine organiser des transports pour aller chercher des victuailles. Combien d’autres faits nous montrent une figure féminine étonnante, il y a quinze siècles ! Elle fut vraiment celle par qui cette cité a subsisté, existé, en faisant face à la détresse due à l’invasion barbare ou à la famine, et surtout en y faisant preuve d’attitudes remarquables : respect des pauvres et générosité, don de sa vie pour autrui et sens d’un destin commun.
Au point que tout cela ne relève plus seulement du récit, de la légende, de l’histoire, mais devient le patrimoine génétique d’une culture qui ne se rend même plus compte qu’elle véhicule cette richesse, ne serait-ce que dans ses mots et sa langue, dans sa manière d’être et son art de vivre.
Bien sûr, il ne s’agit pas d’un déterminisme ; car tout cela risque aussi de mourir ou de s’étioler. Mais par les événements qui la constituent, l’histoire peut aider à se souvenir du génie propre de ce qui est ainsi hérité, transmis en héritage sans que les héritiers en aient conscience. Elle leur fait découvrir par la mémoire la richesse qu’ils possèdent sans même savoir quelle elle était ou qu’elle était tout simplement. L’histoire est là qui nous permet de comprendre qui nous sommes ; au moins jusqu’à un certain point.

La Montagne Sainte-Geneviève est un condensé de l’histoire de la France ; jusques et y compris la grande basilique voisine promise à sainte Geneviève et devenue Panthéon, où tant d’hommes et de femmes trouvent leur dernier repos et sont offerts à la mémoire et à la vénération de toute une nation, quelles que soient les différences et les divergences de convictions.

Avec ou sans la foi de sainte Geneviève, Parisiens, voire Français partagent cette même mémoire, cette même passion qui font une culture propre, la nôtre ; elle ne peut se nier sans se renier, sans se détruire.

Peut-être penserez-vous : voilà de belles considérations, mais elles ne nous apportent pas grande lumière ! Détrompez-vous ; à tout le moins, elles nous invitent à comprendre comment se constitue une culture, une civilisation, comment elle peut avoir la force de vivre et de se tourner vers son avenir.
Nous savons aussi que le processus que je tente de décrire peut conduire aux pires crimes. Car c’est bien ainsi que naissent dans les peuples, dans les ethnies, dans les nations les fanatismes les plus absolus qui peuvent aller jusqu’à l’hostilité à la tribu opposée ou conçue comme adversaire. En Europe, nous avons fait la dure expérience de ces cruautés insensées commises au nom des valeurs propres de chacune des cultures particulières qui la composent.

En vérité, l’histoire ne suffit pas à faire vivre les valeurs qu’elle préserve et permet d’identifier. Que manque-t-il ?
Peut-on revendiquer l’histoire et la fidélité à l’histoire, identifier les valeurs propres d’une culture et d’une civilisation et, en même temps, garantir que de l’intérieur, spontanément et non par contrainte ou négation d’elle-même, elle soit

  • capable de faire preuve d’amour et de générosité, de vérité et de reconnaissance de l’universalité,
  • capable de démasquer en soi le mensonge avant de le faire dans les autres,
  • capable d’être auto-critique avant de critiquer autrui (cf. la parabole de la paille et de la poutre en Mt 7, 3),
  • capable de donner plutôt que de recevoir, de pardonner plutôt que d’écraser, de guérir plutôt que de blesser, d’aimer plutôt que de haïr ou rester dans l’indifférence ?

Où est le secret ? S’il ne reste rien de Sainte Geneviève que les historiens puissent contrôler hormis quelques attestations et quelques traces archéologiques du Paris de cette époque, s’il ne reste rien d’autre, il reste beaucoup plus !

La foi de Sainte Geneviève est aussi, encore aujourd’hui, la foi de nombreux parisiens et parisiennes. Cette foi au Christ nous fait vivre de la même façon que Sainte Geneviève ; elle engendre en nous ce même amour et cette même force ; elle nous fait demander et recevoir le même pardon de nos péchés. Elle nous appelle, nous aussi, au même combat spirituel et nous en donne la ressource et les “armes” : la prière et l’accueil de la Parole de Dieu.

Une culture, si elle n’a pas de mémoire et d’histoire, est fragile. Si elle est consciente de son histoire, elle y trouve une force et un sens, cependant elle peut tourner court et faire volte-face. Mais si, gardant vivante la mémoire de son histoire, elle vit du meilleur qui l’a constituée, elle continuera à produire des fruits nouveaux, au-delà même des faiblesses et des contradictions de ceux qui en sont héritiers. Héritiers souvent inconscients ou ingrats, mais héritiers quand même et appelés, eux aussi, à leur tour, à produire du fruit.

Le quinzième centenaire de la mort de sainte Geneviève n’aurait servi à peu près à rien s’il s’était limité à ajouter un panégyrique aux œuvres des historiens ! Mais il est fécond s’il nous amène à réfléchir, à faire ce travail de la mémoire et surtout de la conscience, sur le présent et sur l’avenir.
Il ne s’agit pas seulement d’un exemple à suivre ; nous en avons bien d’autres ! Mais c’est un appel à entendre et auquel, s’il plaît à Dieu et par l’intercession de sainte Geneviève, nous saurons répondre au début de ce troisième millénaire, à Paris.

Jean-Marie cardinal Lustiger

Cardinal Jean-Marie Lustiger

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