Conférence du cardinal Jean-Marie Lustiger – L’Europe et l’œcuménisme

Conférence à Berlin donnée à la Fondation Konrad Adenauer le mercredi 29 septembre 2004.

La communion des Eglises et l’unité de l’Europe sont indissolublement liées. C’est là un problème majeur que les politiques, voire même les historiens peuvent considérer comme mineur ou accidentel et qui en réalité commande les attitudes des peuples dans leurs profondeurs. Celles-ci sont liées à leur mémoire historique, à l’organisation des valeurs qui orientent toute leur existence et déterminent les choix des politiques, alors que ceux-ci ne les calculent souvent qu’en fonction des rapports de forces ou des circonstances d’opportunité.
Nous sommes devant un problème d’histoire des cultures et des peuples tout à fait fondamental qu’il nous est très difficile à nous, européens, d’identifier ; car il nous met tous trop profondément en cause. Comme chacun sait, il est beaucoup plus difficile de découvrir la poutre que l’on a dans son œil que de distinguer la paille dans l’œil du prochain.
C’est donc un rude travail d’introspection européenne auquel je voudrais vous inviter.

I. La foi chrétienne est le principe génétique d’unité de l’Europe.

Je ne veux pas reprendre ici les analyses et les conclusions d’un ouvrage remarquable du professeur Rémi Brague dans son petit volume : Europe, la voie romaine. Rémi Brague enseigne à la Sorbonne et est titulaire de la chaire Romano Guardini à l’université de Munich.

Je cite ici seulement un paragraphe de sa conclusion, comme une caution. à mon propos :
« Il se pourrait que le christianisme puisse aider à donner à la construction européenne quelque chose d’inapparent, et qui, pour cette raison, n’est guère examiné. Cette chose n’est rien de moins que l’objet même de cette construction. Car sommes-nous bien sûrs que ce qui se construit est vraiment l’Europe ? Et non pas simplement une zone de libre-échange, ou un centre de forces ; qui ne se définirait que par sa position géographique, et par le nom qu’a reçu, de façon accidentelle, ’un petit cap du continent asiatique’ (Valéry) ? Pour que l’Europe reste elle-même, il n’est pas nécessaire que tous ceux qui la peuplent se reconnaissent explicitement comme chrétiens ... ».

Les diversités linguistiques, culturelles, ethnographiques de l’Europe sont considérables et ont donné lieu au cours des siècles entre ces différents groupes humains à des compétitions, des diversifications y compris linguistiques, à des coalitions et des alliances, des empires et des guerres qu’il faut garder en mémoire.
Le seul point vraiment commun a été l’évangélisation chrétienne qui a donné à ces groupes divers ce que l’on peut nommer une âme commune et un langage commun, assumant la diversité des langues et des cultures autochtones.

Comparer cet enfantement plus que millénaire de l’Europe avec la naissance des Etats Unis d’Amérique, met en lumière des différences significatives.
En effet, si les colonisateurs européens du continent nord-américain furent d’abord poussés par l’esprit de découverte et la fascination des richesses à conquérir, le point décisif de cette histoire fut le projet des dissidents de l’Eglise anglicane, ceux que l’on nomme « les pères pèlerins », minorité qui rêvait de façonner selon leur rêve une « terre promise ». Telle est la matrice constitutive de ce qui deviendra les Etats Unis, où en trois siècles ont conflué de tous les pays d’Europe de nouvelles minorités. Chacune conserve sur plusieurs générations la mémoire de son identité, confortée par l’appartenance religieuse liée à la nation d’origine. Cependant, même si le melting-pot n’est qu’un rêve, la matrice individualiste et anglo-saxonne a tendance à dissoudre les identités particulières (qu’en Europe nous nommerions « nationales ») dans un plus grand ensemble.

L’Europe s’est constituée comme une famille nombreuse dont les enfants portent le même patrimoine génétique reçu par leur baptême. Mais, au cours de deux millénaires, la diversité des langues et des cultures a marqué de leurs différences les caractères, les convictions et les destins des peuples européens jusqu’à les faire s’entre-déchirer en d’incessantes guerres. Ce qui nous fait comprendre pourquoi l’unité politique de l’Europe commence seulement à exister. Et pourtant, cette Europe, riche de deux millénaires d’Histoire, précède l’actuelle construction européenne dont elle est la condition de possibilité.

Ce que je vais tenter d’évoquer ici est le processus génétique de l’Europe avant que ne s’opèrent les deux fractures majeures :

  • celle qui a séparé définitivement les restes de l’empire byzantin de la latinité, en 1054 ;
  • et la rupture de la Réforme, interne à l’Occident ; dont le premier acte eut lieu en 1517, à Wittenberg avec Luther.

A ces deux ruptures majeures prises en considération par le mouvement œcuménique, il me semble nécessaire d’ajouter deux autres ruptures que je désignerai par analogie comme « schismes ».

  • Le « protoschisme », la rupture entre le christianisme et le judaïsme dont on connaît les tragiques conséquences millénaires.
     Le « schisme » de la raison d’avec la foi, consommé au Siècle des Lumières et qui se déploie jusqu’aujourd’hui dans l’ensemble des philosophies et des idéologies issues du terreau de la pensée chrétienne. Nous y reviendrons.

J’omets ici les ruptures que Byzance a opérées à l’égard des patriarcats orientaux non-hellènes, Alexandrie et Antioche que, vus d’Occident, on englobe sous la dénomination simpliste d’« Eglises orientales ». A partir du 7è siècle de notre ère, l’Islam trouva un terrain favorable parmi ces populations que Byzance voulait contraindre à s’helléniser. On ne peut considérer l’Islam comme un schisme, même de façon analogique, car il se présente comme une réinterprétation des Ecritures juives et chrétiennes auxquelles le Coran se substitue. Porté par une langue sémitique, l’arabe, il a façonné une culture autre, aussi apparentée soit-elle à la nôtre.

II. Les deux tâches majeures de l’œcuménisme face à l’ambition de la construction européenne.

Je traiterai successivement des deux grandes ruptures que j’ai déjà mentionnées : celle entre Byzance et Rome, puis celle de la Réforme.

1/ La crise politique de la chrétienté

Cette rupture était inscrite dans les faits dès le partage de l’Empire en 395, quand à Théodose 1er succédèrent ses deux fils : Honorius pour l’Occident et Arcadius pour l’Orient.
Il suffit de peu de choses pour que les différences provoquent des suspicions, surtout si elles sont nourries par des rivalités de pouvoir. Au schisme de 1054 s’ajoutent de part et d’autre des procès d’intention trop vite identifiés à des hérésies. S’y ajoutent aussi les malheurs de l’histoire, comme l’invasion de l’Islam et le sac de Constantinople, tragique brigandage de la quatrième croisade en 1204, comme aussi la perte de la pratique réciproque du latin et du grec partagée par les élites. On a pu lire en marge d’un manuscrit grec conservé en Occident : « Graecum est, non legitur » !

Gardons cependant en mémoire un bonheur de l’histoire : les saints Cyrille et Méthode, évangélisateurs des Slaves, ont été missionnés à la fois par le patriarche de Constantinople et le pape, évêque de Rome. On peut dire que les Eglises slaves, dans leur majorité de rite byzantin, sont nées dans l’Eglise indivise ; la célébration du millénaire du baptême de la Rus’ l’a évoqué avec plus ou moins de bonheur.

Relevons aussi une évolution différente des Eglises byzantines et de l’Eglise romaine dans leur relation au pouvoir impérial et plus largement au pouvoir des princes. On peut dire que toutes les Eglises autocéphales nées de Byzance ont gardé la même soumission au caesar, fût-il tsar, en mémoire du personnage archétypal de Constantin. Alors qu’en Occident latin, l’histoire fut marquée par la revendication tenace et lentement conquise au cours des siècles de l’indépendance de l’Eglise à l’égard du pouvoir des souverains, même lorsque Caesar devient Kaiser. Qu’on se rappelle entre autres la longue lutte du Sacerdoce et de l’Empire (1154-1250).
Sur ce point, s’articulent - comme pour les justifier - deux formulations ecclésiologiques que l’on peut juger incompatibles.
D’où une question pour la constitution politique de l’Europe : comment se fait-il que seule la Grèce et quelques pays slaves orthodoxes aient intégré la construction européenne ? Alors que la Russie, devenue européenne par son baptême il y a un millénaire, n’est pas un instant prise en considération dans la perspective d’un avenir, même très lointain, pour l’Europe !
La formule magnifique du Général de Gaulle qui parlait « de l’Europe, de l’Atlantique à l’Oural », expression reprise par le pape Jean Paul II dans l’un des discours du début de son pontificat, a-t-elle encore aujourd’hui un sens ?
Il est vrai que les conditions politiques actuelles ne permettent pas d’envisager cette hypothèse dans une échéance proche.

Mais que se serait-il passé ou même que se passerait-il dans l’avenir si, par Providence, la pleine communion était rétablie entre les Eglises orthodoxes, en particulier le Patriarcat de Moscou - « troisième Rome » - et le Siège romain ? On peut imaginer comment ce facteur de communion qu’est la foi indivise de l’Eglise bouleverserait les logiques purement géo-politiques des grandes puissances face à ce qui fut les deux blocs de la Guerre froide, face aussi aux problèmes posés depuis sa naissance par l’Islam à l’ensemble de l’Europe et à l’Asie.
Le cas singulier de la Russie politiquement et nécessairement laissée de côté par la construction européenne apparaîtrait comme une part vive de l’Europe par sa culture et sa civilisation et aussi par son histoire. Qu’aurait pensé l’élite européenne du 18è siècle de cette brisure d’une culture commune alors marquante pour l’ensemble des élites de toutes ces nations ? Qu’en aurait pensé Tolstoï ou Dostoïevski et combien d’autres ? Qu’en auraient même pensé tous les théoriciens de la révolution communiste nourris de la culture allemande occidentale et de la méditation des révolutions françaises ? Le paradoxe est encore plus provocant lorsqu’on voit d’un côté la Russie post-soviétique rechercher dans l’Eglise orthodoxe la source de son identité historique et de l’autre côté l’Europe politique refuser d’inscrire dans sa future constitution la référence explicite au christianisme qui a enfanté sa culture et sa conscience.
Est-il possible d’aborder sereinement l’entrée de la Turquie dans l’Europe sans assumer explicitement toute l’histoire de l’Europe ?
Ces paradoxes nous montrent l’importance de cette dimension matricielle religieuse sur le destin ultérieur des peuples. L’œcuménisme touche à ce que le politique ne peut pas faire bouger : l’enracinement historique des valeurs, des idées majeures qui commandent les comportements personnels et collectifs des peuples, marqués par l’héritage même de la Révélation biblique et de la foi chrétienne.

2/ La crise chrétienne de l’Occident.

Des historiens de la Réforme ont cherché dans les faits économiques et sociaux, dans les structures de pouvoir politique les causes déterminantes de la Réforme. L’apparition et le développement de nouvelles technologies y ont été corrélés - que l’on pense, par exemple, à l’invention de l’imprimerie.
Sans récuser l’intérêt de ce type d’analyse, j’estime qu’il faut prendre très au sérieux les problèmes spirituels graves et fondamentaux posés à la conscience chrétienne, d’où a surgi ce qui est devenu la Réforme, plus volontiers appelée « évangélique » en Allemagne et « protestante » en France, ce qui n’est pas sans signification religieuse et politique.

A la fin du XVè siècle la crise morale, spirituelle, intellectuelle des chrétientés d’Occident suscite un appel universel à la réforme qui accompagne le mouvement des idées de la Renaissance. De cette période aussi nous pouvons dater le début de ce que j’ai appelé le « schisme » de la raison. Il s’agit donc d’une épreuve majeure de l’Occident chrétien, une épreuve dont nous ne sommes pas sortis. Et c’est là un autre aspect du destin spirituel de l’Europe et de son avenir politique.

Car la Réforme protestante a été conditionnée dans son développement par le pouvoir des Princes : « Cujus regio, ejus religio ». L’Eglise catholique accepta ce même processus qui divisa l’Occident en royaumes catholiques et en royaumes protestants. Dans les siècles qui suivirent, l’Eglise catholique reprit, sous l’impulsion des papes, la lutte pour son indépendance, alors que les pays de la Réforme continuent aujourd’hui encore de connaître des religions d’état, dont la notion est clairement récusée par l’église catholique.
Le schisme de la raison, au 18è siècle en France, pays catholique, fut consommé par un rationalisme déiste bientôt athée dont la crise révolutionnaire fut l’apogée violente, modèle médité par toutes les révolutions ultérieures. Du sein du luthéranisme allemand, à la même époque, naquit le courant philosophique nourri de piétisme, qui élabora une théologie selon la raison, de Kant à Hégel, d’où surgit le marxisme.
Le débat de la Réforme est bien au cœur de l’évolution de la pensée occidentale qui marque aujourd’hui de son empreinte la civilisation mondiale.

On peut comprendre que les Eglises de tradition byzantine aient vu dans cette crise interne à l’Occident une raison de plus de garder leur distance dans le rapprochement œcuménique, demandant aux « latins », catholiques et réformés, de régler d’abord leur problème.
Le schisme de la raison a pu sembler un temps le triomphe de la raison, triomphe tragique puisqu’aboutissant aux formes totalitaires du nazisme et du stalinisme et à la résolution du « protoschisme » par l’anéantissement des Juifs. Le changement profond accompli grâce au Concile Vatican II et au Pape Jean Paul II dans les relations de l’Eglise catholique avec le peuple juif est d’une importance considérable pour l’avenir de la conscience européenne et la constitution de l’Europe.

Bien plus, on peut aujourd’hui pressentir un nouveau moment de la pensée occidentale qui touche aussi bien l’intelligentsia catholique que protestante en deux directions opposées :
 la première, achevant de rendre les armes devant l’entreprise de critique du christianisme, n’en retient qu’un humanisme incertain de ses convictions, devant les progrès foudroyants des techniques et la logique purement économique de leur ambition ; elle fait d’une Europe sécularisée son idéal ;
 la seconde voit se rencontrer le Renouveau évangélique des protestants anglo-saxons et l’aggiornamento de l’Eglise catholique dont le signe majeur fut au 20è siècle le Concile Vatican II. A ce renouveau de ferveur dans la foi qui touche catholiques et protestants, vient se joindre un important renouveau de la pensée philosophique et théologique qui est loin d’avoir porté tous ses fruits. L’encyclique de Jean Paul II Fides et ratio marque une étape importante de la nouvelle approche de ce « schisme ». Remarquons au passage l’importance à cet égard de la phénoménologie, née en Allemagne et qu’honore aujourd’hui son école française et dont les grandes figures appartiennent au protestantisme, au catholicisme et au judaïsme.
L’on pressent bien ici que la crise de l’Occident ne pourra se résoudre que si, dans ce débat intérieur à la foi de tous les croyants, la volonté œcuménique retrouve de part et d’autre les sources profondes d’une fidélité sans concession à la Parole de Dieu, cette volonté qui a inspiré avec plus ou moins de bonheur, les réformateurs du 16è siècle, et qui fut également la source où puisa la réforme catholique. C’est là demander un miracle beaucoup plus difficilement imaginable que celui de la pleine communion rétablie entre l’orthodoxie et l’Église de Rome. Car ce miracle suppose que l’Occident puisse résoudre les questions qu’il porte et qui le déchirent depuis près de quatre siècles.

Ces perspectives pour l’Europe sont-elles utopiques ? Nous avons sous les yeux la preuve de la prodigieuse efficacité que cette conversion en profondeur, ce retour à la fidélité de l’Église indivise, peut avoir dans la construction européenne. Souvenons-nous de son acte de naissance. Après les immenses massacres des deux guerres mondiales, pour que l’Europe devienne possible il a fallu que naisse la volonté de réconciliation dont les chrétiens ont reçu la Révélation - je dis bien- la Révélation - car c’est Dieu qui nous convertit pour que nous puissions être convertis, selon la parole du prophète Jérémie (31,18) : « Fais-moi revenir à toi, Seigneur, que je puisse revenir ».
Lorsque fut créée la communauté européenne du Charbon et de l’Acier en, 1951, il était clair qu’il ne s’agissait pas d’abord d’un projet économique. Il s’agissait essentiellement de « briser les épées pour en faire des charrues », selon les mots mêmes des prophètes (Isaïe 2, 4 et Michée 4, 3). Le charbon et l’acier, c’était la Ruhr et les armes ; les mettre en commun entre la France et l’Allemagne, c’était réconcilier des ennemis séparés par des haines impitoyables.
Là, prophétiquement, des hommes politiques nous ont précédés. Ils étaient chrétiens, français et allemands. Le concept chrétien de « réconciliation » fait partie du destin de notre Europe et de la construction européenne. Ce n’est ni la neutralité ni l’asepsie en matière de religion qui donnera corps à l’Europe. Il peut paraître provocant de rappeler aujourd’hui aux négociateurs de la Constitution européenne et aux nations qui seront appelées à l’approuver, qu’à la racine de ce projet social, économique et politique, il y a fondamentalement l’ardente charité née de la foi des chrétiens qui veulent « réparer les brèches », panser les plaies, guérir les blessures.
Si l’œcuménisme permettait aux chrétiens, protestants et catholiques, de résoudre cette crise de la raison et, corrélativement, la crise de la foi, ce serait pour la civilisation européenne et pour le monde une chance immense qui serait donnée ; et pour nos concitoyens - juifs, musulmans, ou détachés de toute croyance - ce serait la garantie que cette civilisation tiendra à l’égard de tous ce que promet son idéal. Puissions-nous, les uns et les autres, ne pas cesser d’y travailler.

+ Jean-Marie cardinal Lustiger

Cardinal Jean-Marie Lustiger

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