Homélie du cardinal Jean-Marie Lustiger – Commémoration du 70e anniversaire de la grande famine de 1932-1933 et du massacre des paysans en Ukraine

Homélie de la messe du 23 novembre 2003.

Evangile Luc 10, 25-37

Homélie du Cardinal Jean-Marie LUSTIGER

Frères et sœurs,

Que l’Esprit saint dans vos cœurs vous aide à faire face à ce que la mémoire nous ordonne aujourd’hui d’évoquer, source de douleur et aussi de honte.
Dans l’évangile que nous venons d’entendre, il me parait frappant que le Seigneur Jésus noue étroitement le commandement de l’amour - l’amour de Dieu et l’amour du prochain - avec le mystère de la rédemption. A première vue : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et ton prochain comme toi-même" pourrait suggérer une attitude totalement irénique et sereine qui ferait d’un discours sur l’amour une sorte de vision éthérée.
Or, pour l’expliquer, Jésus emploie cette parabole d’un homme blessé par les brigands et que tout le monde abandonne. Le signe, la réalité de l’amour, est donné par le Samaritain qui va vers l’homme blessé, le prend, le porte, le soigne, le console. La tradition chrétienne a vu en lui la figure même du Christ. Observer le commandement de l’amour du prochain n’est possible qu’au prix de la Rédemption.
Quant à l’homme tombé aux mains des brigands et abandonné de tous, il n’est pas déplacé d’y reconnaître aussi le peuple ukrainien en ces années 1930, 1931, 1932 surtout, 1933 quand, de par la décision cynique du pouvoir soviétique et de Staline, après la persécution des petits propriétaires paysans pour la réforme agraire, le peuple entier fut condamné à mourir par famine.
Les historiens oscillent sur le nombre de victimes, qui se chiffre par millions. C’est une saignée inimaginable ! Je ne ferai pas ici le récit et le détail de ces événements que d’autres seraient plus capables que moi de vous raconter.

Je retiendrai trois leçons.

La première, c’est de nous demander : comment une telle chose est-elle possible ? Comment les hommes sont-ils capables de commettre de tels meurtres ?
La réponse (que je formulerai en termes très simples et qui mériterait, certes, plus amples commentaires), c’est : lorsque l’homme se met à la place de Dieu et qu’il fait de sa propre volonté « la » volonté divine. L’erreur, le péché de cette idéologie qui a été capable de tels meurtres, est que voulant détruire l’idée de Dieu, elle s’est emparée de l’idée de toute-puissance, non pour le bien des hommes, mais pour les fins que les hommes se proposent à eux-mêmes, fins dénuées de pitié, dénuées de respect, dénuées d’humanité.
Cette volonté prométhéenne de l’homme engendre toujours des idoles : les tyrannies qui asservissent l’homme. Alors que nous savons, nous croyants, que nous devons toujours lutter pour nous défaire des idoles et ne reconnaître que l’Unique Créateur et Rédempteur. Voilà la première leçon qu’il ne nous faut pas oublier.

La seconde, c’est que l’idolâtrie meurtrière ne peut pas se passer du mensonge ; le mensonge lui est nécessaire. Il fallait dissimuler ces meurtres, dissimuler ce crime. La seule arme des pauvres, des victimes, de ceux qui "crient justice vers le ciel" (Lc 18, 7), c’est la vérité. Cette immense dissimulation opérée par le pouvoir soviétique a trouvé ses complices dans les pays d’Occident ; j’y reviendrai dans un instant. Rappelons-nous que le mensonge est toujours solidaire du meurtre, de la volonté de mort ; la volonté de mort a besoin du mensonge. Mais le mensonge, conduit inexorablement à la mort, au meurtre du prochain ou à la mort de soi-même, le suicide, le péché.
Aimer Dieu de toutes ses forces, ne reconnaître que lui et non pas tomber dans l’idolâtrie, faire la vérité, demeurer dans la vérité, voilà ce qui nous est demandé en nous remémorant cet événement terrible de notre siècle.

Enfin, la troisième leçon est celle de la lâcheté. Comment expliquer que des hommes de bonne foi, informés, au courant, n’aient rien voulu dire ? Comment expliquer qu’une très grande puissance se soit tue, jusqu’à reconnaître le gouvernement qui avait commis de tels crimes ? Comment expliquer que, devant l’idolâtrie meurtrière, devant le triomphe du mensonge, ceux qui devraient défendre la vérité aient à leur tour préféré leur intérêt propre, à courte vue, il est vrai ?

Dans ces trois points relevés à partir de l’événement qui, il y a soixante-dix ans, s’est déchaîné et qui aujourd’hui nous rassemble, vous reconnaîtrez les traits de ce que le Christ Jésus supporte, subit en sa Passion. Je fais ce rapprochement avec la Passion du Christ pour que nous comprenions ce que signifie l’expression que Jean Baptiste a employée en désignant Jésus : "l’Agneau qui porte les péchés du monde" (Jn 1, 29) citant à sa façon le prophète Isaïe : "le Serviteur de Dieu, chargé de nos souffrances" (Is 53, 4-7).
Nous croyons que ces souffrances innombrables, inconcevables, ont été portées par le Christ et que les paysans ukrainiens qui les ont subies trouvent dans le Seigneur consolation et recevront avec nous la plénitude de la vie dans la résurrection.
Mais nous croyons aussi que le pardon et la rédemptiom s’adressent à tout homme. Voilà pourquoi, chrétiens, nous avons le devoir dans le Christ, par l’Esprit saint, de prier pour les idolâtres, pour les menteurs, pour les lâches, pour les bourreaux. Car le pardon fait partie de l’amour, tel que Dieu le manifeste à notre égard, lui qui nous a pardonnés et aimés "alors que nous étions encore pécheurs" (Rm 5, 8).

Le souvenir de ce massacre qui a saigné le peuple ukrainien et qui ensuite, pendant de longues années, l’a courbé dans sa dignité a suscité le ressentiment, le désir de vengeance.
Puisse la mémoire de ces victimes devenir bien plutôt une force cachée que Dieu donne d’En Haut à ceux qui acceptent dans le Christ de reconnaître en toute souffrance humaine l’Agneau de Dieu qui l’a portée sur ses épaules ; à ceux qui veulent avec l’Agneau de Dieu travailler au pardon des péchés « pour que les hommes aient la vie en abondance » (Jn 10, 10) et qu’ils goûtent la joie que Dieu veut pour ses enfants.
Puisse la reconnaissance de ce crime par les nations les aider à comprendre le chemin de l’amour, de la vérité et du courage.

Amen.

Cardinal Jean-Marie Lustiger

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