Homélie de Mgr André Vingt-Trois - 1er janvier 2006

Cathédrale Notre-Dame de Paris

Frères et Sœurs,

Dans les liturgies dominicales qui suivent la fête de Noël, l’Église nous conduit à méditer le mystère de la Nativité en en déployant devant nous les multiples aspects. Il est d’abord mystère de la manifestation de Dieu parmi les hommes, cette manifestation que nous célébrerons dimanche prochain dans la fête de l’Epiphanie, puis à nouveau le dimanche suivant dans la fête du baptême du Christ. Nous n’avons pas trop de ces quatre semaines pour pénétrer davantage dans le mystère de l’Incarnation qui s’est accompli par la Nativité.

Aujourd’hui, la fête de Marie, Mère de Dieu, fête très antique dans l’Église romaine, nous invite en quelque sorte à considérer le mystère de l’Incarnation en lui-même. Comment cet enfant nouveau-né, emmailloté, couché dans une mangeoire, que les anges ont désigné aux bergers comme étant le Messie, comment cet enfant est-il simultanément, dans la même personne, homme et Dieu ? Il est homme par sa naissance de sa mère Marie, il est Dieu par la conception de l’Esprit-Saint, et c’est la conjonction de ces deux dimensions que la philosophie ancienne nous a conduits à appeler natures, sa nature divine et sa nature humaine, c’est la conjonction de ces deux dimensions dans une unique personne qui est Jésus de Nazareth, qui est la racine et le fondement de notre salut. Cette conjonction est au cœur de la foi chrétienne. S’il n’était pas vraiment homme, s’il n’avait que l’apparence humaine, nous ne serions pas sauvés : que nous importe que Dieu vienne en ce monde s’il demeure étranger à notre expérience d’humanité, s’il ne connaît ni nos joies ni nos peines, ni nos labeurs, ni nos souffrances, ni nos espérances, ni nos affections, ni rien de ce qui constitue le tissu de l’existence humaine, la trame où notre liberté s’accomplit dans le choix que nous faisons de nos manières de vivre ? C’est au cœur de cette liberté que nous devons être sauvés, c’est donc par la communion à notre expérience de la liberté que Jésus met en contact l’humanité blessée et la miséricorde de Dieu. Et s’il n’était qu’un prophète, ou un grand homme comme beaucoup le pensent, sans être proprement Dieu, il ne serait qu’un héros de plus, dans la tradition des grands héros de l’humanité. Peut-être, comme disent les Actes des Apôtres, aurait-il pu passer parmi les hommes en faisant le bien, mais la Rédemption n’est pas seulement de faire le bien, c’est de nous rendre la vie quand nous sommes morts ! Aucun héros de l’humanité n’est capable de vaincre la mort qui marque l’existence humaine.

C’est donc cette conjonction de la vie vivifiante de Dieu et de l’expérience humaine dans la même personne qui est la lumière d’espérance et de salut qui nous est donnée, et c’est pourquoi, face aux hérésies que je viens de décrire par une rapide allusion, les Pères de l’Église, les successeurs des apôtres, réunis en Concile, ont dû réaffirmer avec beaucoup de force que cet enfant est à la fois Fils de Dieu et fils de Marie. Mais si dans la personne de Jésus de Nazareth l’humanité et la nature divine sont étroitement conjuguées, unies, indissociables, alors, pourquoi ne pourrait-on pas dire que Marie est Mère de Dieu.

Evidemment, quand on réfléchit aux mots, cela paraît complètement aberrant. Aberrant parce que si nous pensons à Dieu le Père, il n’est engendré par personne, il ne naît de personne, il n’a pas d’antécédent, et a fortiori pas de mère. Parler de la mère de Dieu, cela peut être entendu par des gens raisonnables comme une sorte d’idolâtrie inconsidérée. Les Pères de l’Église comprenaient ce qu’il y avait de détonant dans cette appellation de Mère de Dieu. Il leur a fallu justifier soigneusement pourquoi nous pouvons et devons dire que Marie est Mère de Dieu, comme nous le répétons dans notre prière : « Sainte Marie, Mère de Dieu ». Evidemment, elle n’a pas engendré le Père, mais notre prière veut dire que l’enfant qu’elle a mis au monde est vraiment Dieu. Si elle est mère de Jésus, celui qui reçoit le nom qui lui a été donné au moment de l’Annonciation, « Dieu Sauve », si elle est bien la mère de Jésus, si cet enfant est Dieu qui sauve, alors elle est Mère de Dieu, Theotokos. On ne peut pas affirmer que Jésus est à la fois pleinement homme et pleinement Dieu et ne pas reconnaître que sa mère est ensemble Mère de Jésus Fils de Dieu, et Mère de Dieu. C’est pourquoi nos Pères dans la foi ont voulu célébrer ce mystère de l’Incarnation en invoquant Marie, Mère de Dieu, Theotokos.

Vous aurez remarqué dans la lecture du passage de l’évangile selon saint Luc que nous avons entendu, que la scène de la crèche, de l’enfant emmailloté, couché dans une mangeoire, est suivie de deux attitudes différentes. D’un côté les bergers qui ont été, - vous vous en souvenez puisque nous l’avons entendu dans la nuit de Noël -, d’une certaine façon, réquisitionnés par l’Ange pour venir voir. Ils ont vu. Ils sont allés raconter ce qu’ils avaient vu. Ils sont devenus les premiers témoins de Jésus de Nazareth, ceux qui l’ont vu se sont précipités pour dire aux uns et aux autres : « Nous avons vu quelque chose d’extraordinaire, venez voir ».

Et puis l’Évangile nous dit : « Marie gardait toutes ces choses et les méditait dans son cour ». C’est une autre attitude. Elle nous aide à comprendre la signification du titre « Marie, Mère de Dieu ». D’une certaine façon, si les bergers sont devenus des témoins un peu exubérants dans le style de l’évangile selon saint Luc, c’est en partie parce qu’ils n’ont pas compris de quoi il s’agissait. Marie, qui sait de quoi il s’agit, parce qu’elle a reçu le message de l’Ange, même si elle ne mesure pas encore tout ce que cela représente, pèse la gravité de l’instant. Elle reste silencieuse, avec Joseph, tout absorbés qu’ils sont par la contemplation de cet enfant qui est leur enfant et qui, en même temps, n’est pas le leur. Il est leur enfant parce qu’il a été engendré de Marie, il n’est pas le leur parce qu’il est le Fils de Dieu. Nous savons, nous, que, dans quelques années, lors du pèlerinage à Jérusalem, va se retrouver la même ambivalence : ils exercent leur responsabilité de parents, et Jésus, âgé de douze ans, leur répond : « Ne savez-vous pas que je dois être aux affaires de mon Père ». Ils sont ses parents mais ils n’ont pas autorité sur lui, ils exercent leur responsabilité de parents mais une liberté s’exprime en Lui qui leur échappe. Tout au long de l’Évangile, nous apprendrons à découvrir, et je peux dire que d’une certaine façon Marie apprendra à découvrir, jusqu’au pied de la croix, qu’être la Mère de Dieu n’est pas un titre de gloire, c’est un titre de dépouillement. Quand elle viendra pour s’approcher de Lui, il répondra : « Qui sont ma Mère et mes frères, ce sont ceux-là qui écoutent ma Parole et qui la mettent en pratique ». Etre la Mère de Dieu ne sera pas un rôle médiatique, Marie ne va pas devenir une sorte de manager pour la carrière de son fils, elle va, au contraire, s’enfoncer dans l’ombre et dans le silence où elle médite toutes ces choses en son cour.

Nous qui sommes les disciples de Jésus aujourd’hui, nous participons de ces deux attitudes. Nous sommes entraînés à témoigner de ce que nous vivons, de la joie que nous éprouvons, de la force que nous recevons, de la lumière qui éclaire notre vie, de l’espérance qui nous illumine. Quand nous voyons et quand nous célébrons la Nativité du Christ, nous sommes tout heureux et c’est le fondement de la fraternité de cette fête de Noël ; nous sommes tout heureux de partager avec les autres la joie que nous avons reçue. Noël est une fête du partage et de la communion, de l’amitié et de la solidarité, à tel point que beaucoup de nos contemporains ont gardé de la fête de Noël ce trait relationnel en oubliant d’où il vient.

En même temps, nous mesurons qu’à travers ces gestes affectueux, amicaux, fraternels, à travers cet échange de voeux et de cadeaux, dans cette atmosphère de fête, se dévoile un mystère de grande gravité que nous devons continuer de méditer dans notre cour, qui risque de nous échapper et qui, de toute façon, ne sera jamais complètement exprimé par nos paroles et nos gestes, nos embrassades et nos cadeaux, parce que c’est quelque chose d’infiniment plus profond au cœur de l’homme et de sa liberté.

Ainsi, en célébrant la fête de Marie, Mère de Dieu, nous nous enfonçons un peu plus dans la profondeur du mystère du Christ, Fils de Dieu fait homme dans la chair, pour nous conduire à partager la vie divine de Dieu. Il est venu se faire l’un des nôtres pour que nous puissions pénétrer dans la familiarité de Dieu.

Prions donc le Seigneur qu’Il ouvre nos cours au mystère de sa présence, qu’Il fasse de nous des joyeux témoins de son amour, qu’Il fasse de nous des contemplatifs de son mystère.

Amen.

+ André Vingt-Trois,
archevêque de Paris

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