Homélie de Mgr André Vingt-Trois – 4e dimanche de l’Avent

Cathédrale Notre-Dame de Paris – Dimanche 18 décembre 2005

Évangile selon saint Luc chap. 1, versets 26-38.

Frères et Soeurs,

Le récit de l’Annonciation que nous venons d’entendre, nous prépare évidemment à la célébration de la Nativité. Il nous y prépare à plusieurs niveaux. Le premier est que l’Annonciation faite à Marie par l’ange est le point de départ à partir duquel l’Incarnation du Christ va s’accomplir. Ceci est évident. Le deuxième niveau qui nous est ouvert par ce récit de l’Annonciation rejoint le dialogue entre David et le prophète Nathan (voir 2 Sm 7) : l’enfant qui va naître sera fils de David, de la descendance de David, il sera donc l’accomplissement de la promesse faite par Dieu à David à travers la parole du prophète Nathan.

Cette promesse, vous l’avez noté, est en même temps une sorte de recadrage des perspectives de David, si vous me permettez d’utiliser un langage contemporain. David, dans la simplicité de son cour et l’amour qu’il portait à Dieu, ne comprenait pas comment il pouvait, lui, bénéficier du luxe et de la splendeur de son palais pendant que Dieu n’avait toujours pas de maison à Jérusalem. Il s’est donc mis dans la tête de rétablir la situation en construisant un temple pour le Seigneur. C’est en réponse à ce projet que la vision du prophète Nathan vient recadrer les orientations de David : elle fait découvrir que ce n’est pas à lui, David, de prendre en main l’avenir de Dieu au milieu de son peuple, c’est Dieu qui prend en main l’avenir de son peuple en garantissant la descendance de David. Au lieu que David construise à Dieu une maison de pierre, c’est Dieu qui va construire à David une maison de chair en sa descendance, c’est lui qui va l’implanter solidement et lui permettre d’assurer la continuité du gouvernement d’Israël dans les générations qui suivent. En rattachant la naissance du Christ à cette prophétie du prophète Nathan, l’Évangile nous invite aussi à comprendre comment la naissance de Jésus s’inscrit dans cette ligne que je viens d’indiquer : ce n’est pas l’humanité qui prend en main l’avenir du projet de Dieu, ce ne sont pas les hommes, si généreux ou si habiles soient-ils, qui vont garantir le succès du projet de Dieu. Dieu lui-même va accomplir sa promesse et prendre en main l’avenir de l’humanité. La promesse faite à David va s’accomplir dans la naissance de Jésus de Nazareth qui aura David pour père et qui, par là-même, assumera le titre de roi pour son peuple et pour l’humanité.

Je crois que nous sommes encore invités par ce récit de l’Annonciation à accéder à un troisième niveau, celui qu’évoquait la lecture de l’épître aux Romains de saint Paul : « Ce mystère caché dans le silence depuis les origines et qui est maintenant manifesté à l’humanité » (Rm 16, 25-26). Finalement, à travers la naissance du Christ, l’humanité entière se trouve confrontée à la question radicale de la foi. Non seulement Dieu va assurer l’accomplissement de la promesse envers Israël, mais il va assurer la vocation première d’Israël qui est d’ouvrir le trésor de l’alliance à l’humanité toute entière et d’y associer les nations. Ce passage d’une alliance réduite à Dieu et au peuple élu vers une alliance universelle, nouvelle et définitive, va marquer la manifestation plénière du projet de Dieu dont les prémices avaient été données par la Création : associer tous les hommes à son amour.

Si nous considérons la naissance de Jésus de Nazareth comme le premier moment de l’accomplissement de cette promesse et du dévoilement universel de la puissance de Dieu pour le salut des hommes, nous comprenons que la célébration de la Nativité nous place exactement au cœur de la question de la foi chrétienne. Finalement, de qui les hommes attendent-ils le salut ? Sur qui comptent-ils pour assurer leur avenir ? A qui font-ils confiance pour les conduire vers le bonheur et vers la vie éternelle ? A travers les différentes cultures qui se sont répandues dans le monde et à travers les siècles, il y a eu différentes propositions pour répondre à ces questions. Des projets, des chemins, des hypothèses ont été avancés de toutes parts ; mais toutes ces hypothèses et tous ces projets sont toujours confrontés ultimement à la question dernière : est-ce l’homme lui-même qui se sauve ou bien est-ce Dieu qui sauve l’homme ?

On pourrait dire encore plus, tellement la tentation en est vivante dans la tradition chrétienne : est-ce l’homme qui sauve Dieu ou est-ce Dieu qui sauve l’homme ? A voir les choses comme elles vont et les discours que l’on entend, on a parfois l’impression que les chrétiens imaginent avoir reçu la mission d’assurer l’avenir de Dieu dans l’humanité, comme si, de notre parole, de notre action, de nos entreprises à travers l’histoire, de notre manière de gérer la Création, pouvait surgir une sorte de reconnaissance du Dieu créateur. Alors que, précisément, le mystère qui était caché dans le silence et qui se manifeste à travers la vie de Jésus de Nazareth, c’est que Dieu lui-même est obligé de venir prendre chair pour assurer ce salut, c’est qu’il prend en main l’avenir de l’humanité, bien loin que nous prenions en nos mains l’avenir de Dieu.

Ainsi, la parole que Nathan adresse au roi David vaut pour nous aussi bien : il nous arrive de penser que nous allons construire l’Église, il nous arrive de penser que nous allons établir la demeure de Dieu parmi les hommes, il nous arrive de penser que nous allons être les constructeurs de ce Royaume. Entendons Dieu nous dire : « C’est moi qui vais te construire une maison » (2 Sm 7, 13). Si l’image de la construction de l’Église dans laquelle, nous dit saint Pierre dans une de ces épîtres, « nous sommes des pierres vivantes » (1 P 2, 5), est évocatrice, ce n’est pas parce que nous en serions de quelque façon les architectes ou les bâtisseurs, c’est parce que Dieu est lui-même l’architecte et le constructeur, c’est Lui qui construit l’Église, c’est Lui qui la constitue comme peuple organisé, c’est Lui qui lui donne la vie ; c’est Lui, nous rappelait saint Paul dans l’épître aux Romains, qui lui donne sa force « pour témoigner de l’Évangile » (Rm 16, 25), c’est Lui qui fait de nous qui étions comme des brebis égarées à travers le monde un peuple rassemblé dans le Christ, par le Christ, habité par l’Esprit-Saint et conduit par cet Esprit à accomplir la volonté de Dieu et à lui offrir la louange de l’humanité.

En célébrant la nativité, nous posons l’acte de foi qui va être demandé à tous ceux qui vont rencontrer le Christ pendant sa vie humaine : cet enfant emmailloté, couché dans une mangeoire qui n’a ni splendeur, ni apparences, ni aucun des signes de la puissance, cet enfant est le Sauveur. Cet enfant est celui qui va sauver l’humanité. Parce qu’il est un enfant, nous devons comprendre que c’est la puissance divine qui réalise ce salut et non pas la force humaine de Jésus. C’est la puissance divine agissant dans l’humanité qui nous conduit dans la vie. Ce n’est pas nous qui donnons vie à Dieu, Dieu nous donne vie. Ce n’est pas nous qui rendons la santé à Dieu, Dieu nous rend la santé. Ce n’est pas nous qui annonçons Dieu, c’est Dieu qui manifeste sa puissance à travers notre vie. Ce n’est pas nous qui faisons l’Église, contrairement à la formule horrible que l’on entend si souvent : « faire Eglise ». Comme si nous étions les artisans de l’Église ! Nous ne sommes pas les artisans de l’Église, ce n’est pas nous qui faisons l’Église, c’est Dieu qui fait l’Église et nous la recevons, et nous la reconnaissons comme le lieu où se manifeste le dessein caché dans le silence, l’alliance ouverte à toutes les nations, et nous la reconnaissons ainsi y compris dans sa faiblesse.

Alors, frères et sœurs, dans cette semaine où nous allons disposer nos cours à reconnaître le Christ dans cet enfant nouveau-né, emmailloté, couché dans une mangeoire, prions le Seigneur qu’il ravive en nous la foi en Dieu qui sauve, en Dieu qui nous sauve, en Dieu qui fait vivre l’humanité. Que la croissance et le développement de cette foi en Dieu qui fait vivre l’humanité nous rendent forts pour surmonter la faiblesse qui habite nos cours, pour surmonter nos limites, pour surmonter nos blessures, que nous tenions debout à travers les temps que nous vivons.

Amen.

+ André Vingt-Trois,
archevêque de Paris

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