Homélie de Mgr André Vingt-Trois – 3e dimanche de Carême

Cathédrale Notre-Dame de Paris – Dimanche 19 mars 2006

Évangile selon Saint Jean chap. 2, versets 13-25.

En situant le récit du pèlerinage pascal à Jérusalem de Jésus avec les siens tout de suite après le récit des Noces de Cana, le premier signe accompli par Jésus en Galilée, l’évangile selon Jean veut introduire par la célébration de la Pâque les événements, les paroles, les signes qui vont marquer la vie de Jésus jusqu’à la Pâque finale où il offrira sa vie. Ce récit du pèlerinage à Jérusalem se présente donc à la fois comme une sorte de préface aux événements du ministère public de Jésus et comme une prophétie de ce qui va lui advenir, puisque son corps sera détruit et qu’il le relèvera en trois jours.

Aussi faut-il nous attarder quelques instants sur les différents aspects de ce pèlerinage. Le Temple de Jérusalem, au cœur de la cité, était à la fois le symbole et le lieu de la présence de Dieu au milieu de son peuple. Comme vous le savez sans doute, dans le premier Temple, celui de Salomon, la présence de Dieu au milieu de son peuple était symbolisée par l’Arche de l’Alliance, qui recelait les dix paroles. Le dernier Temple, celui reconstruit au retour de l’Exil et qu’Hérode avait considérablement agrandi et embelli, celui qu’a connu Jésus, n’a plus rien de ces symboles de la présence de Dieu, sinon le Saint des Saints, plein de la présence de Dieu mais dans lequel il n’y avait rien de perceptible. Il en fut ainsi pour nous aider à découvrir que la présence de Dieu au milieu de son peuple n’est pas principalement le bâtiment du Temple, mais bien davantage la Loi donnée par Dieu à Israël comme Loi de l’Alliance et, plus encore, le peuple d’Israël lui-même que Dieu a constitué comme son peuple et qu’il conduit comme le Bon Pasteur conduit son troupeau. L’intervention violente de Jésus dans le Temple de Jérusalem ne vise pas seulement les malheureux marchands qui trafiquaient un peu pour permettre d’offrir des animaux en sacrifice. A travers eux, il s’agit bien d’autre chose. Il s’agit de dénoncer, non pas le Temple lui-même, mais l’usage qui s’en est établi peu à peu, et qui est comme perverti par l’oubli de la Parole de Dieu et de la Loi.

C’est pourquoi Jésus intervient avec une violence verbale et physique qui stupéfie tout le monde : il se présente comme le défenseur de la Loi de l’Alliance, comme un prophète dont il y avait eu tant d’exemples dans le passé. Ces prophètes avaient dénoncé l’idolâtrie du Peuple d’Israël pour le Temple dès lors que sa dévotion n’était pas accompagnée de la conversion des cours à laquelle appelaient les Dix commandements. Aussi la liturgie, en préface à la lecture du récit de cet épisode de ce pèlerinage à Jérusalem, nous rappelle-t-elle la Loi de l’Alliance qui est la véritable fondation du Peuple d’Israël et le véritable signe de la présence de Dieu à son Peuple.

Ce rappel radical qu’opère Jésus porte évidemment un jugement, non seulement sur les pratiques qui s’étaient peu à peu installées dans le Temple, mais surtout sur l’éloignement des cours par rapport aux Dix Commandements. Nous comprenons comment les chefs du peuple et les responsables du Temple demandent à Jésus de quel droit il se fait le défenseur de la pureté de la Loi et de son application. De quel droit vient-il rappeler le grand commandement qui oblige à ne pas se donner d’autres dieux que le Dieu unique et à s’éloigner de toute espèce de substitut à la présence de Dieu ? Et c’est la deuxième ouverture que nous propose ce récit : le Christ, s’appuyant sur la conviction commune que le Temple était le lieu de la présence de Dieu au milieu de son Peuple, la demeure de Dieu au milieu de son Peuple, se présente comme celui qui va assurer une autre présence. En parlant du temple qu’ils détruiront et qu’il reconstruira en trois jours, il voulait parler du temple de son corps. En Jésus, nous découvrons maintenant que la présence de Dieu au milieu de son Peuple n’est pas liée au Temple de Jérusalem. Rappelez-vous son dialogue avec la Samaritaine : « Nos pères ont adoré sur cette montagne, vous, vous dites : c’est à Jérusalem qu’on doit adorer » (Jn 4, 20-21), alors qui faut-il croire ? « L’heure vient - et nous y sommes - où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité » (Jn 4, 23). La présence de Dieu au milieu de son Peuple n’est plus simplement le symbole du Temple de Jérusalem, elle n’est plus même seulement la Loi transmise par la tradition et par la parole, elle est la personne de Jésus lui-même, en son corps, en son humanité. Jésus annonce, d’une certaine façon, que Dieu est présent aux hommes à travers Lui, son Fils unique. Lorsqu’il sera arrêté, condamné, exécuté, c’est équivalemment la destruction du Temple qui sera accomplie, la négation de la présence de Dieu au milieu des hommes. Mais cette destruction ne sera pas le dernier mot de l’histoire, puisqu’en trois jours il le relèvera. En parlant du Temple, il voulait, en effet, parler de son corps.

Dans notre cheminement vers la Pâque, cette réflexion sur la présence de Dieu au milieu de son Peuple par la puissance de sa Parole, par le symbole du Temple, par la réalité du Christ, Verbe incarné, Fils unique de Dieu vivant en notre chair, nous conduit à mieux découvrir un aspect fondamental de l’expérience baptismale. Dès lors que nous sommes baptisés dans le Christ mort et ressuscité, consacrés dans son Esprit, agrégés à son corps ressuscité qui est l’Église, nous devenons nous-mêmes signe et réalité de la présence de Dieu au milieu des hommes. L’Esprit-Saint que nous recevons nous constitue comme Temple de Dieu, dira saint Paul (1 Co 6, 19). Le Pain de Vie auquel nous communions nous constitue comme Corps du Christ au milieu des hommes ; la Parole que nous recevons, que nous gardons et que nous mettons en pratique, nous constitue Sagesse de Dieu au milieu des hommes. Raviver en nous la force initiale du baptême, c’est donc aussi prendre conscience de la profanation, au sens premier du terme, qui a pu s’opérer à travers notre existence chaque fois que notre manière de vivre a contredit la présence de Dieu en notre vie, par notre existence, par notre corps. Nous sommes les temples de l’Esprit, et Dieu attend de nous que ces temples soient vraiment consacrés à sa gloire et non pas à nos commerces. Il attend de nous que nous ayons le même respect pour sa présence en notre vie, que celui qu’il demandait à travers la parole de Jésus pour sa présence dans le Temple de Jérusalem.

Prions le Seigneur, qu’en nous acheminant vers la célébration de la Pâque ultime du Christ, nous ayons mieux conscience de l’habitation de Dieu au cœur de chaque baptisé, de sa présence à travers le Corps vivant de l’Église, de l’appel qu’il adresse à tous les hommes par la Parole que nous recevons et dont nous témoignons. Que l’Esprit Saint, au moment où nous célébrons la Résurrection, nous donne de comprendre ce que Jésus voulait dire quand il disait : « Détruisez ce Temple ; en trois jours, je le relèverai ». Il parlait de son corps, Lui qui est ressuscité d’entre les morts. Amen.

+ André Vingt-Trois,
archevêque de Paris

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