Homélie de Mgr André Vingt-Trois - Mercredi des Cendres - Année B

Cathédrale Notre-Dame de Paris - mercredi 1er mars 2006

Evangile selon Saint Matthieu chap. 6, versets 1-6.16-18.

Frères et Soeurs,

Les quarante jours de Carême, dans lesquels nous entrons aujourd’hui, évoquent évidemment à notre mémoire le temps passé par Jésus au désert. Ce temps de 40 jours et de 40 nuits évoque lui-même les quarante années passées par le peuple à travers le désert en chemin vers la Terre promise. La similitude des chiffres ne doit pas nous faire oublier la différence profonde entre ces trois temps dont l’Ecriture garde la mémoire.

Les quarante ans de la traversée au désert sont un temps de purification destiné à faire surgir à nouveau la foi du peuple d’Israël, après les différents moments où il a douté de celui qui l’avait sorti d’Égypte et où il s’est retourné contre Dieu. Cette génération libérée de l’Égypte ne devait pas voir la Terre promise parce qu’elle avait douté que Dieu pouvait la conduire vers la vie. Cette génération devait être remplacée par une nouvelle génération née elle-même au désert et capable de découvrir, à travers le long cheminement de ces années, que Dieu était sa seule espérance et sa seule source de vie.

Tel n’était évidemment pas le sens de l’épreuve vécue par le Christ, quand, après son baptême, il est conduit au désert pour y être tenté. Nous aurons l’occasion, dimanche prochain, de méditer sur ces tentations de Jésus au désert, mais déjà nous savons qu’il ne s’agit pas pour lui d’un temps de purification mais plutôt, au sens propre, d’un temps d’épreuve. C’est aussi l’occasion pour le Christ d’exprimer, en se référant à la Parole de Dieu lui-même, l’exclusivité de la foi en Dieu.

Pour nous les quarante jours dans lesquels nous sommes engagés maintenant tiennent simultanément des deux périodes que je viens d’évoquer. Ils sont un temps de purification et ils sont un temps d’épreuve. Un temps de purification d’abord, pendant lequel nous sommes invités à nous reconnaître pécheurs. Le geste que nous allons faire tout à l’heure de recevoir sur notre tête un peu de cendre rappelle avec évidence les gestes pénitentiels de la Bible où celui qui est plongé dans l’affliction se couvre la tête de cendres et déchire ses vêtements. Mais l’affliction dans laquelle nous sommes plongés n’est pas l’affliction d’un deuil, elle ne vient pas de ce que nous ayons perdu quelqu’un, mais c’est l’affliction de la prise de conscience de notre état de pécheur. Venir recevoir ces cendres, c’est équivalemment se déclarer pécheur. On pourrait dire que c’est une manière de s’inscrire dans la troupe des pécheurs. De prendre notre place dans la file des pécheurs, et de nous engager avec eux dans le chemin de la conversion. Nous n’avons pas trop de ces quarante jours, non pas pour faire la liste de nos péchés, - elle est malheureusement trop souvent bien assez présente à notre mémoire -, mais plutôt pour nous laisser conduire à la racine du péché.

Car nous ne sommes pas pécheurs simplement parce que nous avons accumulé des fautes, ce qui est évidemment le cas, mais nous sommes pécheurs d’abord parce que notre cour s’est détourné de Dieu. Ce mouvement radical par lequel nous nous sommes détournés de Dieu est la racine du péché dans notre vie, il est la cause et l’explication des différentes fautes que nous pouvons commettre, et des péchés dont nous pouvons nous accuser en en faisant la liste. Mais la liste sera toujours incomplète et elle sera toujours renouvelée si nous n’acceptons pas d’entrer dans la conversion du cour, si nous n’acceptons pas d’attaquer le péché à sa racine, si nous n’acceptons pas la conversion radicale à la foi en Dieu.

Chaque année, donc, le temps du carême est le temps où nous faisons retour sur nous-mêmes, non pas dans une attitude narcissique ou un geste d’autosatisfaction, mais dans la lumière de la miséricorde de Dieu. Car s’il nous est possible de nous reconnaître pécheurs, s’il nous est possible de nous approcher pour recevoir sur la tête le signe de notre péché, s’il nous est possible d’entrer dans un chemin de conversion, c’est parce que, dans l’expérience de la foi chrétienne, l’identification du péché est indissociable de la miséricorde divine qui nous permet de voir le mal en nous, comme nous voyons le mal hors de nous. Ce que nous apercevons de la miséricorde de Dieu est cela même qui nous permet de reconnaître l’action du mauvais en ce monde parce que nous la voyons dans la lumière de la victoire du Christ. C’est parce que nous croyons que Dieu est un Dieu de tendresse et de miséricorde, comme nous le disait tout à l’heure le prophète, parce que nous savons que le Christ a donné sa vie pour nous délivrer du péché, que nous pouvons oser regarder en face le péché de notre cour.

On dit souvent que notre société a perdu le sens du péché. Peut-être faudrait-il expliquer un peu plus que la perte du sens du péché n’est que la conséquence de la perte du sens de la miséricorde. Si notre société est incapable d’identifier et de nommer le péché, c’est parce qu’elle a oublié qu’elle est sous la main miséricordieuse d’un père, dont le souci permanent est d’accorder son pardon et de réconcilier les hommes avec lui. S’il y a une perte du sens du péché, c’est qu’il y a une perte de la foi. Il ne sert à rien d’exhorter les gens à se reconnaître pécheurs si d’abord on ne leur annonce pas la bonne nouvelle du salut et si on ne leur donne pas la possibilité de faire face à la mort parce qu’ils sont déjà dans le Ressuscité.

C’est la deuxième dimension de notre temps de carême. Il n’est pas seulement un temps de conversion et de contrition, il est un temps d’épreuve pour la foi. Si nous sommes invités au jeûne et à la prière, ce n’est pas pour nous punir ni non plus pour donner un signe extraordinaire devant lequel tout le monde aurait à s’émerveiller. Nous ne sommes pas dans un ramadan chrétien ! Si nous jeûnons et si nous prions, c’est parce que le jeûne, comme la prière, est un acte de foi. Nous faisons l’expérience, nous la faisons dans notre chair et dans notre esprit, que celui qui nous fait vivre, c’est Dieu. De même que le Christ au désert refusera de changer les pierres en pain, de même qu’il refusera la domination sur le monde, de même qu’il refusera de se jeter du haut du temple, nous devons nous aussi mettre en ouvre notre foi au Dieu tout-puissant en reconnaissant que ce qui peut surgir de neuf, ce qui peut renouveler notre manière de vivre, ce qui peut faire de nous vraiment des disciples de Jésus par notre baptême, c’est la puissance de Dieu qui transforme les cours. Ce n’est pas nous qui changeons nos cours c’est lui qui les change. C’est lui qui arrache notre cour de pierre et qui le remplace par un cour de chair.

Ce travail intérieur ne se fait pas sans quelques souffrances car nous avons nos habitudes et nos attraits pour les choses qui nous font le plus de mal. Laisser grandir en nous l’homme intérieur oblige à faire taire beaucoup des voix qui nous habitent. Renoncer à beaucoup des choses qui nous occupent, c’est cela notre jeûne. Ce travail intérieur n’est pas l’objet d’un spectacle, il est tout entier engagé dans le secret de la relation personnelle avec Dieu comme nous le rappelait à l’instant l’évangile selon saint Matthieu. Jeûner, faire l’aumône et prier, cela n’est pas remplir un cahier des charges dont on pourrait se targuer devant les hommes. C’est mettre en pratique, chacun dans le secret de notre vie, la puissance de l’amour de Dieu qui seul voit dans le secret. L’acte de foi auquel nous sommes invités consiste à découvrir peu à peu que ce sont ces gestes et ces paroles, discrètes, secrètes, formulées et posées dans le secret de notre chambre ou de notre maison, qui vont être les marches sur lesquelles nous nous appuyons pour rejoindre l’infinie miséricorde du Père.

Ainsi entrons-nous dans ce temps de carême, non pas dans la tristesse et le désespoir, mais dans la joie confiante de la résurrection vers laquelle nous nous avançons, dans l’espérance jamais déçue, que le Dieu de miséricorde vient au secours de notre faiblesse, dans l’aide que nous recevons de l’Église tout entière qui se mobilise pour avancer dans le chemin de la purification, de la foi et dans le chemin de la résurrection. Pendant quelques instants de silence, prions dans le secret de notre cour pour que notre démarche de ce soir porte du fruit cette année, et qu’elle nous conduise à accueillir la miséricorde du Père, à accompagner les nouveaux frères qu’il nous donnera par le baptême, à raviver en nous toute la puissance de son amour.

Amen.

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