Homélie de Mgr André Vingt-Trois – Messe pour les victimes des catastrophes naturelles

Cathédrale Notre-Dame de Paris – Dimanche 26 février 2006

1. Le monde nouveau et la mort

La venue du Christ en notre monde est le signe de l’accomplissement de la promesse et de l’avènement d’un monde nouveau, désigné dans l’évangile de Marc par le titre de Règne de Dieu : « Le règne de Dieu s’est fait proche. » (Marc 1, 15).

Nous pouvons évidemment nous demander en quoi consiste ce monde nouveau ici évoqué par le vin nouveau et les outres neuves. A travers cette image, nous sommes invités à comprendre que Jésus n’est pas venu simplement pour réparer une création détériorée qui pourrait continuer sur sa lancée sans changer en rien. Il est venu relancer l’Alliance entre Dieu et l’humanité et l’inaugurer sur de nouvelles bases comme alliance éternelle. Il est l’Époux qui vient à la rencontre de son épouse pour s’unir à elle dans la communion totale de l’amour qui se livre pour elle.

Si la lecture continue de l’évangile de Marc nous permet de discerner peu à peu ce qui se produit de radicalement nouveau, la question lancinante de l’humanité ne peut que se poser avec plus d’acuité encore : comment la mort est-elle concevable dans le règne qui se fait proche ? Comment comprendre la souffrance, et, plus encore, la souffrance des innocents ?

2. La nécessaire parole humaine

Il n’y a pas d’explication satisfaisante du mal. Imaginer que l’on pourrait rationaliser ce qui est hors de sens est une illusion complète. On nous dit parfois que les croyants sont mieux équipés que d’autres pour faire face à la souffrance et à la mort. Je ne sais, mais ce que je crois, c’est que la foi rend encore le mal et la souffrance plus incompréhensibles et plus injustifiables si notre foi va au Dieu d’amour qui se dévoile comme celui qui n’est « pas le Dieu des morts, mais le Dieu des vivants. »

Mais l’être humain, entre toutes les créatures, ne peut pas ne pas chercher les raisons des choses et surtout du chaos et de la souffrance. Le non-sens et l’irrationnel rebutent son intelligence et stimulent sa volonté de savoir pourquoi le monde va comme il va, ou du moins son désir d’avoir une explication plausible. Et, nous le savons, cette explication passe habituellement par l’échange d’une parole humaine. Dire sa souffrance, son incompréhension et sa révolte, c’est entrer dans un travail d’humanisation de l’inhumain.

Encore faut-il avoir quelqu’un à qui parler, quelqu’un qui soit l’interlocuteur bienveillant et compréhensif. La solidarité humaine s’exprime d’abord dans la compassion des mots partagés, même s’ils expriment plus notre misère commune que des solutions miraculeuses.

Pour nous, chrétiens, cette parole nécessaire ne se borne pas à l’échange consolant d’une présence solidaire. Elle se développe et s’accomplit dans une parole que nous adressons à Dieu du fond de notre foi éprouvée. Il est bon et salutaire que nous puissions clamer notre souffrance à la face de Dieu que notre prière soit grossie de notre indignation et de notre incompréhension, de notre désarroi et de nos pleurs, pour qu’elle débouche dans la consolation de la confiance que nous découvrons dans l’amour de notre Père.

3. L’impossible responsabilité

La tendance naturelle de l’esprit humain est de trouver des responsables et des coupables à qui puissent être attribués les maux qui nous accablent. Cette tendance est encore accentuée dans notre culture de sécurité. Quand on ne peut pas imputer les catastrophes naturelles à quelqu’un (qui peut-être responsable d’un ouragan ou d’un affaissement de terrain ?), on transpose la question sur les défauts de prévision ou sur la lenteur des secours.

Ce besoin de trouver une explication s’est souvent traduit par l’idée que les malheurs survenus sont une punition envoyée par Dieu pour des fautes commises. Nous voyons clairement la trace de cette explication dans les évangiles et nous y entendons la manière dont Jésus y répond. Devant l’aveugle-né (st Jean, ch. 9) la question des disciples est significative : « Qui a péché ? Est-ce lui ou ses parents ? » Devant l’injustice inexplicable, ils cherchent une cause compréhensible. Vous connaissez aussi la réponse de Jésus : « Ni lui, ni ses parents. C’est pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui. »
Les catastrophes ne sont en aucun cas à comprendre comme une rétribution cruelle, mais nous avons le devoir de chercher comment les événements survenus peuvent être le point de départ d’une ouvre positive. Plus que vers l’explication, la parole du Christ nous tourne vers un appel à la responsabilité et à l’engagement de vie. L’accident de la chute de la tour de Siloé, (st Luc ch. 13) où sont mortes dix huit personnes n’est pas interprété comme une punition des victimes mais comme un signe qui invite chacun à la conversion.

Les catastrophes qui endeuillent le monde ne sont pas des occasions de règlement de compte, mais des circonstances où s’éprouve la communauté de destinée entre tous les humains et où on peut discerner un appel à l’action. Mais quelle peut être cette action ?

4. Que pouvons-nous faire ?

L’action à laquelle nous sommes appelés se décline dans différentes directions que je résume brièvement.

  • La compassion immédiate qui permet aux victimes de sentir qu’elles ne sont pas abandonnées. Cette ouvre de présence ne peut pas être simplement remise à des professionnels de l’écoute constitués en « cellule psychologique », la compétence nécessaire ne saurait dispenser les autres d’une présence effective, y compris en assumant l’impuissance à changer l’irrémédiable. Ne laissons pas les victimes dans la solitude ressentie comme une indifférence.
  • Contribuer à une parole humaine sur la souffrance en acceptant de l’entendre sans nous détourner, mais aussi en prêtant notre voix à son expression. Notre prière est le premier devoir qui nous incombe : présenter à Dieu la souffrance éprouvée que nous faisons nôtre. C’est ce que nous faisons ce soir solennellement. Nous le faisons non seulement pour les victimes médiatisées mais pour toutes les victimes, connues ou inconnues. Nous le faisons non seulement pour les lieux du tourisme européen, mais aussi pour les lieux oubliés des caméras : le Pakistan comme les Philippines, comme la Réunion aussi.
  • Apporter une aide immédiate qui est autant de présence que de nourriture ou de vêtements. Nous savons bien que notre aide matérielle, pour nécessaire qu’elle soit, vaut surtout par la solidarité qu’elle exprime. Nous avons besoin que nos mouvements ecclésiaux soient préparés et équipés pour faire face le mieux possible à cette exigence. Que des jeunes soient préparés à ces interventions d’urgence et disponibles pour y faire face.

Nous devons entrer dans cette voie de la solidarité de telle manière qu’elle soit une expression de l’amour. Alors les malheurs de l’humanité ne seront pas seulement sources de désespoir et de révolte. Ils deviendront des occasions de manifester la puissance de l’amour dans les épreuves subies par les hommes et ils manifesteront les authentiques « ouvres de Dieu ». Chrétiens, nous ne rêvons pas que ce monde change comme magiquement, qu’il soit débarrassé de la mort, de la maladie, de la souffrance. Nous acceptons que l’amour nous travaille au cour, que l’amour nous transforme, qu’il fasse de nous des outres neuves. Lorsque nous sommes frappés par des épreuves, puissions-nous aimer toujours ! Lorsque nos frères et nos sœurs sont frappés par l’épreuve et voient leur vie détruite, puissions-nous leur témoigner un amour qui n’est pas que de nous mais de Dieu ! Osons être les témoins que Dieu ne veut pas le malheur mais la vie de l’homme, et que vivre, c’est aimer davantage.

Que notre foi en Christ Sauveur soit la source de notre confiance, de notre espérance et de notre charité

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