Homélie de Mgr André Vingt-Trois – Premier anniversaire de la mort de Jean-Paul II

Dimanche 2 avril 2006

 5e dimanche du Carême

Frères et Sœurs, le passage de l’évangile selon saint Jean que nous venons d’entendre nous prépare directement à entrer dans le récit des événements qui vont marquer les Jours saints. Il est donc destiné à nous donner une clef d’intelligence de ces événements. De quoi s’agit-il en effet ? L’heure est venue où le Fils doit être glorifié, mais la glorification qui va s’opérer n’est pas une glorification à la manière dont les hommes comprennent la gloire. Il va bien être glorifié, mais il va être glorifié à travers l’obéissance de sa passion et de sa mort. Il va être glorifié en étant planté en terre pour porter du fruit. Il va être glorifié en donnant sa vie par amour. Pour les hommes, la gloire consiste à échapper à la condition commune, à gagner la notoriété, à séduire, à attirer les foules, bref, la gloire revient à devenir une vedette. Le chemin que nous montre le Christ pour nous aider à comprendre les événements qui vont suivre est précisément d’apprendre à déchiffrer la manifestation de la puissance de la miséricorde de Dieu dans la faiblesse et l’humiliation de son Serviteur. Quand ils lèveront les yeux vers celui qu’ils ont transpercé, c’est à ce moment-là que la gloire de Dieu sera manifestée et qu’il attirera à lui tous les hommes.

L’heure est venue, après tant de chemins parcourus, tant de paroles prononcées, tant de miracles opérés, tant de signes donnés ; l’heure est venue, l’heure décisive. Tout ce qui a précédé depuis l’appel des premiers disciples de Jean-Baptiste jusqu’à la résurrection de Lazare et l’entrée à Jérusalem, n’a été qu’une sorte de chemin pour conduire à cette heure décisive. Tout ce qui a précédé a été une sorte de chemin pour ouvrir l’intelligence et les cours au sens de l’événement qui va s’accomplir maintenant et qui est à la fois une sorte de déclaration d’échec pour le Messie et une manifestation de la puissance de Dieu qui va ressusciter son Fils.

L’évangile selon saint Jean nous annonce la venue de cette heure décisive en même temps que les Grecs demandent à voir Jésus. La coïncidence de ces deux événements doit aussi nous faire réfléchir, car c’est au moment où ceux qui n’appartiennent pas à l’Alliance par la naissance commencent à se tourner vers Lui et à chercher à Le rencontrer, c’est au moment où les cheminements mystérieux de la foi et de la grâce culminent vers l’appel à une rencontre, c’est au moment où l’Alliance conclue par Dieu avec son peuple s’ouvre au-delà des limites de son peuple élu, c’est à ce moment-là que la glorification du Fils est annoncée et c’est pour cette ouvre qu’il va être mis à mort et qu’il ressuscitera. C’est pour attirer à lui tous les hommes dont ces quelques Grecs sont les représentants symboliques qu’il va donner sa vie, que le grain de blé va être mis en terre pour mourir et fructifier et que le Serviteur manifeste son obéissance à travers ses souffrances comme nous le disait l’épître aux Hébreux, il y a un instant.

A mesure que je vous propose ces quelques réflexions sur ce passage de l’évangile selon saint Jean, je me rends compte combien elles éclairent la figure du Pape Jean-Paul II dont nous commémorons aujourd’hui le décès. Elles l’éclairent parce qu’elles nous aident à comprendre le sens de ce qu’il a vécu ; elles l’éclairent aussi parce que sa vie nous aide à comprendre ce que le Christ veut nous dire.

Sans doute de toute l’histoire de la papauté a-t-il été celui qui a été le mieux vu, le plus largement connu à travers le monde, celui qui a été le plus constamment présent à toutes les Églises, celui qui a été physiquement présent dans presque tous les pays du monde sauf ceux qui lui sont restés fermés. Sans doute a-t-il été celui que la foule chrétienne, très chrétienne, peu chrétienne, mal chrétienne, ou pas chrétienne du tout, celui que la foule a le plus entouré, désiré voir et même toucher. Quels étaient les Grecs des voyages du Pape à travers le monde, quels étaient ceux qui avaient entendu parler de lui et espéraient le voir et le toucher, quels étaient ceux qui l’écoutaient sans toujours partager ses convictions de foi et même, partageant sa foi, sans toujours partager sa conception des exigences évangéliques ? Quels étaient les Grecs qui se pressaient derrière les barrières, non seulement de la place Saint-Pierre de Rome, mais de toutes les villes du monde où il est passé, quels étaient ces Grecs de notre temps qui frappaient à la porte pour participer eux aussi à l’Alliance du peuple saint ?

Beaucoup n’ont vu pendant des années, dans la figure et la mission du Pape Jean-Paul II que la vedette, celui qui arrivait à surprendre, à être présent, à communiquer. Sans jamais avoir l’air d’avoir étudié comment construire son image, il avait une image construite à travers le monde. Beaucoup n’ont vu que cette image, beaucoup n’ont vu que cet enthousiasme, cette force de l’amour qui le poussait à aller vers les autres et à les rencontrer, mais la dernière période de sa vie, les années où la maladie ayant détruit pour une part ses capacités physiques de mouvement, de présence, de rencontre, nous ont aidés peu à peu à nous dépouiller de ce qu’il pouvait y avoir d’attrait pour l’image dans notre manière de voir celui qui venait à nous. Nous ne pouvions plus le voir comme un acteur mais comme un témoin de la foi, tel qu’il était.

Qui de nous, ici à Paris, pourrait oublier la soirée du mois de mai 1980 où nous avons célébré l’Eucharistie sur le parvis de la cathédrale ? Quel prêtre de Paris oublierait la rencontre que nous avons vécue avec lui ici-même, dans cette cathédrale ? Qui d’entre nous oubliera les Journées mondiales de la Jeunesse de 1997 ? Qui d’entre nous oubliera les images de la présence du Saint-Père dans notre pays et dans notre ville ? Mais qui encore, et plus peut-être, pourra jamais oublier le dernier pèlerinage du Pape à Lourdes alors qu’il était à quelques mois de la fin de sa vie terrestre, dépouillé de toute puissance et de toute force, volontairement pèlerin parmi les pèlerins, malade parmi les malades, handicapé parmi les handicapés. Dans la simplicité et la candeur de sa foi de chrétien, il a voulu venir en pèlerinage et les télévisions qui nous l’avaient montré vigoureux et triomphant au parc des Princes, amusant et catéchiste aux Journées Mondiales de la Jeunesse, nous ont montré l’image du Serviteur qui donne sa vie dans une dernière oblation. Et brusquement, les yeux se sont ouverts. Alors que plus rien ne résistait au dépouillement qu’il subissait avec foi et confiance, nous étions obligés nous-mêmes de nous dépouiller de notre manière de le comprendre. Nous étions obligés d’aller au cœur de sa personnalité et de sa mission, nous étions obligés de reconnaître que ce qui le constituait, ce n’était pas d’être polyglotte, ce n’était pas d’être communicateur, ce n’était pas d’être en très bonne forme. Ce qui le caractérisait, c’était de s’identifier à son Seigneur à chaque moment de sa vie, depuis le 13 mai 1981 jusqu’à ce jour du 2 avril 2005. Chaque instant, quelles que soient les images que nous en avons eues, quels que soient les sentiments que nous avons nourris, chaque instant de sa vie a été d’abord cette offrande du serviteur dans l’offrande du Christ.

Si nous faisons mémoire avec affection et émotion du ministère de Jean-Paul II dans notre Église, ce n’est pas par une idolâtrie inconsciente, mais c’est avec un sentiment de profonde gratitude et d’action de grâce pour le témoignage qu’il a rendu : à quel point la foi au Christ, la communion au Christ ressuscité, l’offrande de soi dans le sacrifice du Christ, peuvent transformer la vie d’un homme et faire de lui une véritable icône de la miséricorde divine au milieu des hommes. Nous aurons encore besoin de longues années pour faire souvenir de son passage parmi nous, nous aurons encore besoin de longues années pour méditer et assimiler la quantité considérable de messages fondamentaux qu’il a adressés non seulement aux chrétiens mais à toute l’humanité. Nous aurons encore besoin de longues années pour assimiler la leçon d’interprétation du Concile qu’il a voulu mettre en ouvre systématiquement à travers les synodes épiscopaux, les réflexions qu’il a engagées sur la vie sacramentelle, sur les différentes catégories du Peuple de Dieu, sur la réconciliation, sur l’espérance, sur la mission, sur l’ouverture de l’Église au troisième millénaire. Cet ensemble considérable n’est pas seulement le signe d’une production très riche à laquelle il était habitué par sa formation, son métier d’enseignant, son ministère d’évêque ; il est aussi un signe providentiel. On nous dit que le monde manque de repères ; peut-être simplement demeure-t-il un peu aveugle et sourd aux repères qui lui sont proposés ? Peut-être fera-t-il partie de la mission de notre Église, comme le Pape Benoît XVI l’a entrepris depuis un an, d’exploiter cette mine de trésors, de la déployer, de l’actualiser, de l’appliquer aux situations nouvelles dans lesquelles nous allons nous trouver.

Frères et Sœurs, avec vous, je veux rendre grâce au Seigneur, peut-être plus que tout pour l’espérance que le Pape Jean-Paul II a représenté dans notre Église au moment où il a été appelé au ministère de Pierre. Beaucoup autour de nous pensaient que c’était la fin. L’Esprit-Saint a suscité une voix qui a dit : « N’ayez pas peur ! » Et, peu à peu, nous avons vu les têtes courbées se relever, les esprits fatigués se raviver, les courages érodés se revivifier, et nous avons vu que l’Église recelait encore une puissance de vie à laquelle nous n’osions plus croire. Grâce à lui, nous n’avons pas désespéré de l’Évangile ; grâce à lui, les hommes de notre temps, de cette fin du XXème siècle et du début du XXIe siècle, ont entendu une parole d’espérance. Grâce à lui, on n’a jamais accepté que le mensonge, la violence, la trahison, le viol des consciences, deviennent la règle. Grâce à lui, on a vu progresser la liberté parmi les hommes.

Essayons d’être fidèles au chemin dans lequel il nous a engagés. Essayons d’être fidèles à l’espérance qu’il nous a donnée. Allons, levez-vous, et marchons, nous disait-il. Alors, aujourd’hui, nous l’écoutons, et nous acceptons de poursuivre notre marche, non pas avec le sentiment désabusé d’avancer pour ne rien faire, mais avec la conviction que la puissance de Dieu est toujours à l’œuvre.

Amen.

+ André Vingt-Trois,
archevêque de Paris

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