Homélie de Mgr André Vingt-Trois – Fête de la Toussaint 2005

Cathédrale Notre-Dame de Paris – Mardi 1er novembre 2005

Les chemins du bonheur

La fête de tous les saints est une occasion pour nous de faire mémoire des générations de chrétiens qui nous ont précédés et nous ont ouvert les chemins de la foi. Ce sont les grands saints dont les noms sont familiers à nos mémoires et dont nous célébrons la fête tout au long de l’année. Ce sont aussi ceux qui composent la multitude des saints anonymes que nous honorons aujourd’hui. Ceux-ci n’ont pas été canonisés. Ils sont demeurés dans la discrétion de leurs vies modestes et inconnues. Mais autant que les saints célèbres, ils furent des témoins de l’Évangile et des exemples d’une existence illuminée par la foi.

La publication récente du livre de l’Abbé Pierre nous rappelle que la célébrité médiatique est mieux assurée pour les faiblesses des gens que pour leurs vertus. Nous savons cependant que si l’Abbé Pierre est devenu une figure légendaire en France ce n’est pas en raison de ses erreurs et de ses fautes, mais pour son action en faveur des plus pauvres. L’utilisation d’un vieillard dans des combats qui le dépassent n’honore pas ceux qui font leurs choux gras médiatiques de ce déballage intime. Je veux rendre ici hommage aux prêtres qui exercent leur ministère, dans la discrétion et la fidélité à leurs engagements, loin des écrans de télévision.

En nous rappelant cette multitude inconnue de prêtres, de religieux, de religieuses et de laïcs, nous pouvons revoir tel ou tel visage de celles et de ceux qui ont marqué notre vie par la vigueur de leur foi et leur pratique de la charité. Mais finalement, à quoi bon évoquer ces figures exemplaires ? Que cherchons-nous en nous souvenant d’eux : un moment d’émotion ou de nostalgie ? La consolation de savoir que l’humanité n’est pas si mauvaise qu’on le dit parfois ? Sans doute. Mais nous devons avoir une ambition plus haute que, peut-être, nous cherchons à oublier : en quoi leur exemple éclaire-t-il notre propre vie ? Nous donne-t-il des indications sur les chemins du bonheur ?

Dans le siècle écoulé, nos modes de vie ont plus évolué que pendant le millénaire précédent, aussi bien pour ce qui concerne les moyens de vivre que pour une plus large diffusion d’un certain bien-être. Certes, il y a encore des pauvretés dans notre société, mais même pour ceux qui sont dans la précarité, les conditions de vie n’ont plus rien à voir avec celles des temps anciens, ni pour la nourriture, ni pour les soins. Ainsi, il semble que les promesses d’un avenir meilleur se soient au moins partiellement réalisées.

Et pourtant jamais le sentiment de malaise ou de « mal être » n’a été aussi répandu qu’il l’est aujourd’hui chez nous. Nous battons tous les records de consommation des anxiolytiques. Comment pouvons-nous interpréter cette contradiction évidente ? Où est l’erreur ? Comment comprendre que notre prospérité soit accompagnée de la tristesse et, parfois, du désespoir ? Une hypothèse doit, au moins, être examinée : il y a erreur sur la conception du bonheur. La prospérité économique et la sécurité ne suffisent pas à combler le cœur de l’homme. Peut-être même faut-il envisager qu’elles accroissent son sentiment de frustration. Alors qu’il semble comblé, il éprouve plus fortement le manque de ce qu’il ne possède pas encore.

Le combat pour surmonter les méfaits de la misère et la terreur des guerres nous a incontestablement fait progresser. Il a aussi nourri l’illusion que l’humanité pouvait satisfaire à tous les besoins des hommes. Aujourd’hui ce modèle de vie est contesté par deux réalités :
Il n’engendre pas la satisfaction de toutes les aspirations humaines et n’élimine pas les requêtes plus fondamentales qu’éveille l’espérance du bonheur.

Il n’est pas extensible à l’humanité entière, alors que les communications modernes nous rapprochent de toutes les populations de la terre et de leurs misères.
Quand les trois quart de la planète vivent dans la pénurie de ce qui est nécessaire à la vie, peut-on sereinement continuer à jouir de nos biens acquis en comptant sur la garde aux frontières pour protéger notre confort ? L’histoire nous enseigne que les frontières ne tiennent pas quand la faim décime l’humanité. Nous voyons de plus en plus clairement qu’il n’y a pas de jouissance sereine et tranquille quand le miséreux est à notre porte. Rappelons-nous la parabole du riche et du pauvre Lazare.

Mais notre malaise n’est pas seulement dû à la menace qui pèse sur notre consommation et notre niveau de vie. Il est inscrit au cœur même de notre modèle social. Il traduit une omission dans la recherche du bonheur : l’omission de la vocation divine de l’humanité. Nous participons de quelque façon au sort de l’homme riche de l’Évangile qui amasse des biens et refait ses greniers pour entasser ses richesses et qui se voit reprendre sa vie alors qu’il touche au but. Il n’était pas un mauvais homme, mais il avait seulement oublié les priorités : il a voulu assurer en premier sa sécurité économique et il a reporté à plus tard le souci de la qualité humaine de son existence. L’ennui est qu’il n’y a pas eu de « plus tard ». Voulez-vous prendre quelques instants et regarder lucidement quelle est l’organisation de votre vie ? A quoi donnez-vous vraiment la première place ? Qu’est-ce qui remplit le rôle d’un impératif absolu pour vous ?

Pour les uns, c’est le travail et l’engagement total dans leurs activités professionnelles au détriment de leur santé et de l’équilibre de leur famille ou simplement de l’équilibre de leur vie affective. Nous en voyons tant de ces personnes qui ont « vraiment réussi », comme on dit, ou qui espèrent réussir, et qui laissent derrière elles des enfants, une épouse ou un époux, négligés ou abandonnés, ou qui perdent tout simplement le sens de la relation avec les autres. Pour d’autres, c’est la recherche de ce qui leur procure le plus de plaisir pour le moindre engagement. Pour d’autres encore, l’obsession de leur santé ou de leurs formes. Pour d’autres, la possibilité d’accumuler des biens pour assurer leur avenir.

Mais dans toutes ces priorités, quelle est la place du sens de la vie ? Quelle est la place de notre relation avec nos semblables ? Bref, quelle est la place de Dieu ? La réponse n’est pas théorique. Elle ne s’épuise pas dans l’expression d’une opinion croyante, d’une vague profession de foi chrétienne ou d’un fluctuant sentiment d’appartenance à une Église. Notre véritable réponse s’exprime dans des choix pratiques. Et ce sont ces choix pratiques que je vous invite à examiner. Pour vous y aider, je vous propose quelques pistes de réflexion :

  • dans l’organisation de votre temps, le soin de votre vie chrétienne tient-il une place plus enviable que celle d’une activité de loisir : après que tout le reste soit assuré ? Mais le reste est-il jamais complètement assuré ?
  • dans votre vie familiale, quelle place donnez-vous au temps passé ensemble, à l’écoute de votre conjoint, de vos enfants, à l’attention à vos anciens, etc ?
  • dans votre vie sociale, quelle est la place du souci de la justice et de l’aide à vos semblables ? Ne vient-elle que pour donner un peu de votre superflu ? Mais aujourd’hui qui estime avoir du superflu ?
  • Ce ne sont ici que quelques exemples que vous pouvez enrichir par l’examen de votre propre vie.

On dit souvent que les Béatitudes, que nous avons lues tout à l’heure, sont dures à entendre et à peine possibles à dire, tant l’écart est grand entre ce que nous considérons comme un idéal séduisant et attendrissant et ce qu’il nous paraît possible d’atteindre. Ne pensez-vous pas que le principal obstacle pour nous livrer vraiment à la joie des Béatitudes est précisément le désordre objectif de nos priorités ?

Si la règle de vie que le Seigneur nous donne paraît tellement hors de proportion, c’est aussi parce que nous ne la recevons que comme un appel personnel sans commune mesure avec nos forces. Mais cette règle de vie est confiée aux disciples pour être un bien commun de leur communauté et la référence de leur mission. Ils la reçoivent pour la partager avec l’humanité.

Il y a juste un an, « Paris-Toussaint 2004 » a permis aux catholiques de Paris de mieux mesurer qu’ils étaient porteurs d’un message d’espérance qui intéressait leurs contemporains. Ils ont éprouvé la fierté et la joie de se reconnaître disciples de Jésus et de partager le trésor qu’ils ont reçu.

Frères et Sœurs, ne soyons pas timorés avec la grâce de Dieu. Osons croire au bonheur que Dieu veut pour ses enfants et osons l’annoncer à tous. Notre prospérité relative passera, nos biens peuvent nous échapper, nos projets peuvent échouer. L’amour de Dieu, lui, ne passe pas, il est indéfectible. La mission d’aimer nos frères ne passe pas, elle se renouvelle sans cesse à mesure que se transforment nos conditions de vie. C’est dans l’accueil de l’amour de Dieu et dans la pratique de l’amour de nos frères que se trouve le vrai bonheur, et un bonheur définitif, même par delà la mort.

Que Dieu vous donne de connaître et de savourer la joie des disciples ! Qu’Il vous donne d’être vraiment heureux !

Amen.

+ André Vingt-Trois,
archevêque de Paris

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