Homélie de Mgr André Vingt-Trois - Dimanche de Pâques 2006

Cathédrale Notre-Dame de Paris - dimanche 16 avril 2006

Frères et Sœurs,

La première expérience que les Évangiles nous rapportent de la résurrection du Christ, c’est l’expérience du tombeau vide ; nous en avons entendu le récit cette nuit. Les femmes venues au tombeau pour embaumer le corps de Jésus se trouvent devant un tombeau vide d’où son corps a disparu. C’est la première manière par laquelle la question du devenir du Christ qu’ils ont vu crucifié se pose aux disciples. Mais constater que le tombeau est vide, cela ne veut pas dire que l’on croit que le Christ est ressuscité.

Quel va être le chemin, l’itinéraire, la pédagogie qui va conduire de la constatation du tombeau vide à l’affirmation et à la reconnaissance du Christ ressuscité ? C’est à quoi nous introduit ce chapitre XXIV de l’évangile selon saint Luc que nous connaissons mieux sous le titre « Les disciples d’Emmaüs ». Ces deux hommes qui rentrent chez eux, nous pourrions dire qu’ils rejoignent d’une certaine façon leur vie habituelle. Pendant quelque temps ils ont quitté leurs occupations pour suivre le Christ, comme tant d’autres, hommes ou femmes, ont abandonné leurs métiers, leurs villages, leurs familles, leurs terres et ont pérégriné avec Jésus à travers la Judée et la Galilée. Mais ils le disent eux-mêmes : « Voilà déjà trois jours et tout est fini ». Alors ? Alors, il ne reste plus qu’à rejoindre son existence, reprendre les chemins de la vie ordinaire. C’est ce qu’ils font en rentrant chez eux à Emmaüs. Et c’est sur ce chemin ordinaire de la vie, c’est sur ce retour vers leur existence que quelqu’un va apparaître, un compagnon de ce chemin, un interlocuteur de leur vie, sans que d’abord ils le reconnaissent ainsi que le précise l’évangile. Ce compagnon les fait avancer en les invitant à lui raconter ce qui s’était passé ; ils entrent ainsi dans une première étape du témoignage de ce qu’ils ont vécu avec le Christ, au moins dans sa mort. Ils lui racontent donc les événements de Jérusalem et l’évangile nous fait comprendre comment le Christ va les conduire progressivement à le reconnaître, lui qu’ils avaient vu crucifié et mort, à le reconnaître vivant dans ce compagnon de route.

Cet itinéraire ou cette pédagogie sont marqués dans l’évangile selon saint Luc par trois caractéristiques principales. La première commence par la relecture des Écritures : en partant de Moïse et des Prophètes, c’est-à-dire pratiquement de l’ensemble de l’Écriture, Jésus leur explique tout ce qui a été annoncé à son sujet, ce qui nous conduit à penser, - c’est en tout cas pour cela que l’Évangile nous le dit -, qu’on ne peut pas reconnaître le Christ ressuscité si l’on n’entre pas de quelque façon dans le cheminement des prophéties qui l’ont annoncé. Il n’y a pas de reconnaissance du Christ ressuscité sans un itinéraire dans la pédagogie de l’Ancien Testament. Car il n’y a pas d’identification du Messie crucifié et ressuscité si l’on fait abstraction de ce que Dieu lui-même a annoncé par les Prophètes. C’est donc le premier élément de cet itinéraire à travers lequel leurs yeux vont s’ouvrir : peu à peu, par le commentaire des Écritures, Jésus les introduit à une autre lecture de ce qui s’est passé à Jérusalem. Il ne s’agit plus simplement de constater que leurs espoirs d’un nouveau Royaume se sont effondrés mais de découvrir que les Écritures sont accomplies. Vous avez encore le souvenir du récit de la Passion que nous avons entendu dimanche dernier, dimanche des Rameaux, et vendredi, Vendredi-Saint : les évangélistes ont soin de nous préciser que tel fait a eu lieu « pour que s’accomplissent les Écritures ». Ils nous signalent qu’un certaine nombre d’aspects de la Passion du Christ ne se comprennent qu’à la lumière des Écritures.

Le deuxième aspect est le moment de ce repas partagé pour lequel l’évangile selon saint Luc reprend les mots mêmes qui ont servi à raconter l’institution de l’Eucharistie : il prend le pain, il le bénit, il le rompt, il le leur partage. Á chaque verbe les yeux s’ouvrent un peu plus : quand ils se voient assis chacun à côté de lui, qu’ils le voient prendre le pain, déjà l’image de la Cène commence à se frayer un chemin dans leur esprit ; quand il bénit le pain, c’est un pas de plus vers l’identification et quand il le rompt et qu’il le leur donne, c’est comme s’ils y étaient. C’est la Cène qui se reproduit, c’est le signe eucharistique. On ne peut pas reconnaître le Christ ressuscité sans entrer dans la communion à sa mort et à sa résurrection par le partage de son eucharistie. L’Évangile nous dit que leurs yeux s’ouvrent et qu’il n’y a plus rien à voir : Il a disparu. Mais l’événement a été suffisamment clair pour qu’ils le reconnaissent. Ils l’ont reconnu et ils se disent l’un à l’autre : « Notre cour n’était-il pas tout brûlant alors qu’il nous parlait en chemin ? » Il leur faut tout de suite aller prévenir les autres. Ils font demi tour, ils retournent à Jérusalem, conscients d’avoir vécu quelque chose d’extraordinaire qui va enrichir la communauté d’une expérience formidable, ils arrivent gonflés d’enthousiasme et de joie pour raconter ce qui leur est arrivé et l’Évangile ne leur donne pas la parole. C’est de Pierre que l’on parle en tout premier : « C’est bien vrai ! Le Seigneur est ressuscité, il est apparu à Simon ».

Voilà le troisième élément qui contribue à construire cette reconnaissance du Christ ressuscité : outre l’interprétation des Écritures et le partage eucharistique, l’interprétation apostolique portée par Pierre. C’est Pierre qui dit que le Christ est ressuscité. Ce n’est que dans un deuxième temps que les disciples revenus d’Emmaüs vont ajouter leur témoignage à ceux de leurs compagnons.

Si nous essayons de tirer quelques conséquences de ce récit de l’évangile selon saint Luc par rapport à nos existences, la reconnaissance du Christ ressuscité se fait sur le chemin de notre vie, elle ne se fait pas ailleurs. Quiconque veut reconnaître le Christ ressuscité est invité dans les évangiles à partir. Vous avez entendu cette nuit que l’ange disait aux femmes : « Ne cherchez pas ici, il est ressuscité, il vous précède en Galilée, comme il l’avait dit ». Au moment de l’Ascension, les anges diront : « Ne restez pas les yeux levés vers le ciel. Allez ! » Et toutes les conclusions des évangiles sont orientées vers cet ordre de mission d’aller annoncer la Bonne Nouvelle, d’aller témoigner de la résurrection. La reconnaissance du Christ ressuscité se fait dans notre vie, notre vie de chaque jour, la vie de chacun et de chacune d’entre nous, si obscure que puisse nous paraître la présence du Christ dans notre vie, si cachée, si indéchiffrable tout comme ce troisième compagnon qui cheminait avec Cléophas et son compagnon et dont ils n’avaient aucune idée de l’identité.

Eh bien ! nous sommes tous ces disciples d’Emmaüs. Nous cheminons au long de notre vie accompagnés par quelqu’un que nous ne connaissons pas, que nous n’avons pas encore reconnu, qui devise avec nous, qui est notre interlocuteur intérieur, qui s’inquiète des causes de notre tristesse ou qui partage les raisons de notre joie, qui essaie de nous faire dire ce qu’il sait bien mieux que nous, mais que nous avons besoin de lui raconter pour en prendre conscience nous-mêmes. Il faut que nous lui disions toutes les espérances que nous avons mises dans la personne de Jésus et dont nous avons senti à certains moments qu’elles étaient comme perdues et disparues, effacées de la surface de la terre. Combien d’hommes et de femmes à travers l’histoire du monde ont espéré que le Christ changerait le monde et il n’a rien changé ! En tout cas rien de visible, de palpable, de spectaculaire ! Au long de ce chemin, nous devons entendre Jésus nous commentant les Écritures. Pour qu’il nous les commente, encore faut-il que nous les lisions et que nous les connaissions. Nous sommes donc invités à nous replonger dans les prophéties, dans l’histoire d’Israël, dans la Révélation de Dieu à son peuple, pour discerner peu à peu comment dans la vie de Jésus et dans notre vie tout ce qui a été annoncé se réalise peu à peu.

Nous sommes conduits à mieux identifier ce compagnon mystérieux de chacune de nos journées en le reconnaissant dans le signe eucharistique. Notre participation hebdomadaire à l’eucharistie, dimanche après dimanche, c’est le moment où nous reconnaissons qu’il est ressuscité puisqu’il nous partage son corps. C’est pourquoi, à chacune de ces célébrations dominicales, nous sommes invités à redire notre foi. Il est vivant aujourd’hui. Enfin, nous vérifions, nous testons l’authenticité de notre expérience de la présence du Christ dans notre vie en la soumettant au discernement de l’Église et en la faisant participer, en l’unissant à l’œuvre entière de l’Église. Aucun de nous n’est témoin du Ressuscité tout seul. Chacune de nos expériences du Ressuscité s’inscrit et se fond dans l’expérience du peuple tout entier de l’Église confirmée par le charisme apostolique de Pierre et des Apôtres, du Pape et des évêques aujourd’hui.

Frères et Sœurs, nous sommes invités par ce chemin où Jésus nous conduit à vivre avec plus d’intensité encore notre vie de chaque jour, à la vivre en la scrutant avec plus d’attention, de peur de manquer la rencontre du compagnon mystérieux qu’il est dans chacune de nos vies sous le visage, sous la silhouette, sous la présence de gens tellement différents. Un jour, ce sera votre conjoint ; un jour ce sera votre enfant ; un jour, ce sera quelqu’un avec qui vous travaillez, quelqu’un que vous ne connaissez absolument pas que vous rencontrez par hasard apparemment. Tous ces gens, mystérieusement, sont envoyés sur notre chemin pour ouvrir nos cours à la présence du Christ. Encore faut-il que nos yeux soient ouverts et que nous soyons prêts à laisser le Christ éclairer notre esprit et notre cour.

Amen.

+ André Vingt-Trois,
archevêque de Paris

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