Homélie de Mgr André Vingt-Trois – Messe du Christ Roi 2005

Basilique du Sacré-Cœur de Montmartre – Dimanche 20 novembre 2005

Les mots sont toujours chargés de sens, et il est difficile de les utiliser sans hériter du sens qu’ils portent dans notre culture commune. Dans notre République plus que bicentenaire, le roi n’est pas une image facile à comprendre. Elle est forcément associée à l’idée d’une domination, d’un pouvoir coercitif, d’une manière d’imposer à la liberté individuelle.

Aussi quand l’Eglise nous invite à célébrer la fête du Christ-Roi, un certain nombre de chrétiens éprouvent comme une sorte de malaise à associer dans un même vocable l’image de la royauté, et les restes de puissance qu’elle traîne avec elle, et la figure du Christ qui ne correspond pas pour eux à cette image.

Il est donc très important pour nous de nous laisser guider dans la méditation sur la figure du Christ-Roi par les textes de l’Écriture que nous venons d’entendre. Le Christ Roi de l’Univers n’est pas quelqu’un qui s’impose de force à la liberté humaine. La description qui nous en est donnée par le chapitre vingt-cinq de l’évangile de saint Matthieu au moment du jugement des nations est plutôt celle d’un roi démuni, un roi qui a faim, qui a soif, qui est nu, qui est malade, qui est prisonnier, qui est étranger, un roi qui a besoin des hommes. Un roi qui vit dans une certaine dépendance par rapport à l’humanité. Un roi qui déborde non pas de puissance, mais de faiblesse.

Associer l’image du Christ-Roi à l’image du serviteur pauvre et humilié est le paradoxe de notre foi chrétienne, car le moment où le Christ devient vraiment le roi de l’univers, saint Paul nous le disait à l’instant, est celui où il fait l’offrande de sa vie, alors qu’il est dressé sur la croix, sur laquelle par dérision on a affiché : « Jésus de Nazareth, Roi des juifs » et que, ressuscitant de la mort, il exerce la véritable puissance de Dieu sur le monde, non pas par la contrainte des libertés personnelles mais par l’écrasement des puissances mauvaises qui traversent l’histoire humaine. Si la puissance de Dieu s’exerce à travers le Christ, ce n’est pas pour contraindre notre adhésion, c’est pour délivrer notre cour de toutes les entraves qui l’habitent, c’est pour manifester sa victoire sur le péché, c’est pour restaurer la liberté humaine, c’est pour nous rendre capable de le choisir.

Le jugement tel qu’il est décrit par l’évangile de saint Matthieu nous confirme d’ailleurs dans cette idée. Le jugement que le Christ exerce à l’égard des nations ne consiste pas à les juger en fonction de leur expression à son égard comme
« Jésus de Nazareth, Roi des juifs », mais de les juger d’après ce que leur conscience les a conduit à faire, ou ce que leur inconscience les a conduit à omettre.

Vous aurez sans doute remarqué comment ce jugement opère une sorte de dévoilement des cours à partir du comportement que les hommes ont eu les uns à l’égard des autres. Les bénis du Père sont ceux qui ont reconnu la détresse humaine et qui, selon les lumières dont ils disposaient, se sont mis en marche pour venir à son secours. Ceux qui ont nourri l’affamé, abreuvé l’assoiffé, vêtu celui qui était nu, accueilli l’étranger, visité le malade et le prisonnier, ceux-là n’étaient pas requis de faire d’abord une profession de foi chrétienne. Ils étaient requis avant tout d’ouvrir les yeux sur la réalité, d’être touchés par la misère humaine, et de faire quelque chose pour leurs frères. C’est à travers cet engagement personnel dans le service des autres que se manifeste, non pas une foi qu’ils ne connaissent pas, mais une droiture de conscience et une ouverture à l’appel que Dieu adresse au cœur de tout homme, même de ceux qui l’ignorent.

Ainsi la royauté du Christ se manifeste à travers la vie des hommes d’abord par cette capacité de susciter au cœur de l’homme le sentiment de la compassion, de la solidarité et de l’amour. C’est parce qu’il traverse les brouillards dont nous parlait le prophète Ézéchiel, c’est parce qu’il traverse les brouillards de l’existence et de la conscience humaine qu’Il rejoint le fond de la liberté de chacun pour y exercer son appel à travers les différentes circonstances de notre vie. Mais, nous chrétiens, nous savons bien que le Christ n’attend pas de nous simplement que nous soyons des hommes de bonne volonté et que nous nous mettions les uns au service des autres. Le Christ attend de nous que nous devenions vraiment des adorateurs du Père. Il veut susciter en nos cours la capacité de nous unir à sa relation d’amour et d’obéissance au Père dont il est le Fils unique. Il attend de nous qu’à travers ces gestes de solidarité et de charité, nous rendions témoignage à la puissance de l’amour de Dieu. Nous vénérons le Christ-Roi d’abord en recevant cet appel à entrer dans le service qu’il accomplit pour le bien de l’humanité.

Reconnaître la royauté du Christ n’est pas essayer d’attirer sur nous un peu de sa puissance et d’exercer en son nom une domination sur le monde. C’est entrer en communion avec lui pour prendre la position dans laquelle il se manifeste comme le Seigneur et le Maître : en se faisant le serviteur et l’esclave. Vous le savez, le lavement des pieds, où Jésus se met à laver les pieds de ses disciples est un moment décisif pour que ceux-ci découvrent quel est le sens des mots « Maître » et « Seigneur » : « Vous m’appelez Maître et Seigneur et vous faites bien, car je le suis. Si donc, moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres » (Jn 13, 14).

C’est ainsi que nous apprenons avec Jésus lui-même comment l’amour de Dieu s’étend à l’univers entier. Il n’est pas une puissance extérieure, qui s’imposerait à des gens qui n’en ont aucun souci ; il vient comme une présence manifeste à travers le respect, l’attention et le service que nous nous rendons les uns aux autres.

Être serviteur du Christ-Roi, ce n’est pas partager une puissance, c’est partager un service, c’est entrer dans le service du pasteur attentif à la brebis égarée, c’est entrer dans le service de ce pasteur soucieux de rassembler tout le troupeau, c’est entrer dans le service de ce pasteur vigilant qui accompagne l’ensemble des brebis, celles qui le connaissent, comme celles qui ne le connaissent pas. Ainsi, nous pouvons vraiment célébrer le Christ-Roi non pas comme une sorte de revanche sur l’humiliation où peut se trouver parfois notre foi chrétienne et notre Église, mais comme une expérience qui nous fait découvrir la véritable maîtrise de Dieu sur le monde : il revêt la tenue du service, le tablier noué à la ceinture pour se mettre aux pieds de l’humanité représenté par les disciples.

En cette basilique érigée en signe de dévotion au Christ présent en l’eucharistie, certains, depuis la fin du XIXème siècle où elle a été construite, ont vu un signe de la volonté de l’Église de dominer la ville et la France. Nous savons, nous, que ce n’est pas l’objectif visé ici. Venir jour après jour adorer le Christ en son eucharistie n’est pas venir se joindre à un geste de domination sur l’humanité qui est dans la plaine, c’est venir se joindre à celui qui offre sa vie pour le salut et le bonheur des hommes. Dresser ce monument ne fut pas dresser un signe de la domination de Dieu, c’est dresser un signe de la miséricorde et de la réconciliation.

En ce jour, prions le Seigneur qu’il nous aide à entrer, comme saint Paul nous y invite dans l’Épître aux Philippiens, dans les sentiments qui étaient ceux du Christ Jésus lui-même, lui qui était de condition divine et qui ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu, mais qui se fit obéissant, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur la croix (épître aux Philippiens, 2, 1-11).

Amen.

+ André Vingt-Trois,
archevêque de Paris

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