Interview de Mgr André Vingt-Trois par Valeurs Actuelles

Valeurs Actuelles - 3 novembre 2006

Christianisme, islam, laïcité, famille : Mgr Vingt-Trois répond à “Valeurs Actuelles". L’archevêque de Paris exhorte les catholiques à s’engager pour défendre un “projet collectif”, au service du bien commun.

Être chrétien aujourd’hui en France

Ce serait mépriser les électeurs que les juger inaccessibles aux intérêts généraux du pays et incapables de comprendre et d’accepter les réformes nécessaires. Au contraire, une période électorale intensive peut être une occasion de développer chez beaucoup le sens du bien commun et de l’intérêt général. Le 10 octobre, lors de la messe de rentrée des parlementaires, Mgr Vingt-Trois n’a pas manqué de placer les élus venus l’écouter devant leurs responsabilités : « Il n’est pas admissible, a poursuivi l’archevêque de Paris, de professer des convictions humanistes à titre privé et de les contredire quand on a la responsabilité et le pouvoir de les défendre et de les traduire dans la législation. » Un rappel utile à l’orée d’une campagne électorale où seront débattues des questions intéressant le sort de la nation et le respect de la dignité humaine.

Dans l’entretien qu’il nous a accordé, Mgr Vingt-Trois souligne la nécessité de définir un projet collectif mobilisateur pour la société et sa jeunesse - ce que ne peut être, précise-t-il, “la défense des points retraite”. Et il insiste : les chrétiens doivent y participer. Le catholicisme, souligne-t-il, n’est pas la énième religion de France mais la première. « Il est plus que temps pour tous de réfléchir sur le monde que nous construisons et de prendre notre part légitime d’un véritable débat démocratique », a-t-il lancé, le 26 mars, aux étudiants venus en pèlerinage à Chartres. « Cessons de gémir et de nous plaindre ! » leur dit-il aujourd’hui. Une exclamation qui fait écho, vingt-sept ans plus tard, au « N’ayez pas peur ! » lancé par Jean-Paul II juste après son élection. En 1980, le pape polonais avait demandé aux chrétiens français ce qu’ils avaient fait de leur baptême. Mgr Vingt-Trois leur demande simplement ce qu’ils ont fait – ou ce qu’ils feront – de leur talent.

Les Français portent un jugement souvent sévère sur nos hommes politiques. Comment expliquez-vous cette crise de confiance ?

J’y vois plusieurs explications. La plus évidente, c’est la course aux promesses en période électorale. Il me semble que les citoyens reprochent aux élus, non pas de ne pas tenir leurs promesses, mais de faire des promesses qu’ils savent ne pas pouvoir tenir, pour des raisons économiques ou sociales que nul n’ignore. La deuxième explication tient au rôle des partis dans notre démocratie. Un candidat ne peut pas s’imposer sans le soutien logistique d’un parti, dont il doit respecter la discipline. Ce constat vaut aussi pour les parlementaires, dont la marge de manœuvre est très limitée. Un député qui s’affranchirait des consignes de vote de son groupe serait mis au ban de sa formation politique. Enfin, il faut souligner le rôle des médias dans l’élaboration de l’opinion publique. Les sondages que les médias demandent imposent des thèmes de débat que l’on dit prioritaires. Mais le seraient-ils si l’on ne décidait pas de sonder les citoyens sur ces questions ?

Vous pensez aux sondages sur le mariage homosexuel ?

Par exemple. Si l’on demande aux Français s’ils sont pour ou contre, c’est que l’on considère déjà que c’est une question centrale. Or le mariage homosexuel ne concerne qu’une minorité de la société, et même une minorité des homosexuels, car beaucoup ne partagent pas cette revendication. C’est le jeu des lobbies d’essayer de montrer qu’ils sont représentatifs de l’ensemble des Français.

Sur le fond, toutes les formes d’unions se valent-elles ?

Il y a toujours eu différentes formes de familles. Mais doit-on les admettre toutes comme des modèles structurants de la société, sachant que la mission première de la famille est l’éducation des enfants ? On pose rarement la question du mariage ou de l’adoption et celle de la responsabilité éducative ensemble. On sait très bien que joueraient alors des réflexes de bon sens. Un enfant ne peut être conçu qu’entre deux personnes de sexe différent. La question plus profonde qui nous est posée est celle de la différence sexuelle : est-elle constitutive de l’être humain ou n’est-elle qu’un aléa culturel qu’on pourrait corriger en décrétant qu’un homme, une femme, c’est pareil ? ?

Que peut apporter l’Église à ce débat ?

L’Église puise dans la sagesse biblique pour aider les hommes à mieux comprendre leur situation et à mieux l’assumer. C’est aussi sa mission à l’égard de la société : annoncer ce qui peut être meilleur.

Beaucoup lui contestent ce droit..

Certains voudraient réduire ses interventions à des prises de position confessionnelles, qui ne concerneraient que ses fidèles. Ils espèrent ainsi dissuader l’Église de s’exprimer sur des questions intéressant la société tout entière. Certains politiques, certains savants, s’affirment catholiques mais se refusent à défendre publiquement leurs convictions. Mais les convictions qui concernent l’homme et son avenir ne sont pas seulement confessionnelles, elles sont anthropologiques. Elles méritent d’être diffusées et appliquées. Quand je suis reçu par la mission parlementaire sur la famille, je le suis, certes, parce que je suis religieux, mais c’est pour y dire des choses qui intéressent tout le monde. Il ne s’agit pas d’imposer une loi religieuse mais de défendre une conception de l’homme, éclairée par la sagesse des croyants.

Dans le débat sur la famille, ce sont donc deux anthropologies qui s’affrontent ?

Je n’en suis pas certain. Une anthropologie, c’est une vision cohérente de l’homme. Elle suppose qu’il existe des critères objectifs de comportement. Or, plus qu’à une prétention anthropologique, j’ai le sentiment d’être confronté à une négation de l’anthropologie qui laisse pour seul critère d’action : faire ce qui nous arrange, ce qui est bon pour nous ?. Mais l’ambition de l’homme n’est pas seulement de faire ce qui est bon pour lui, c’est de faire ce qui est bon pour tout homme.

Face aux intérêts égoïstes, l’Église peut-elle aider les politiques à restaurer la notion de bien commun, à laquelle elle est attachée ?

Je ne pense pas que ce puisse être le fruit d’une restauration. Mais vous avez raison : l’Église parle de bien commun, les politiques d’intérêt général, ce qui est déjà moins ambitieux. Quoi qu’il en soit, il s’agit de définir un projet collectif qui surpasse les intérêts particuliers et les mobilise. A la fin du XIXe siècle, ce fut, par exemple, la diffusion de l’enseignement primaire, que Jules Ferry conduisit en même temps que sa politique coloniale, ce qui avait une certaine logique : développer l’instruction des petits Français et donner à cette instruction une portée universelle. Après la Seconde Guerre mondiale, quand le pays était en ruine, ce projet collectif s’imposait : reconstruire la France. Il est plus difficile d’en trouver un quand on vit dans l’aisance. Les dirigeants publics peinent alors à promouvoir un projet national. Le bien commun devient plus difficile à formuler.

C’est un constat sévère sur l’absence de projet des responsables politiques..

On ne peut pas faire des points retraite un projet mobilisateur pour une société et sa jeunesse. Je n’ai pas l’impression que les chantiers manquent : l’intégration des populations étrangères, la gestion du marché du travail, l’équilibre économique dans le monde, l’écologie, même si cette question est parfois mal posée. Les besoins ne manquent pas, des hommes et des femmes s’emploient à y répondre. Ce qui manque, c’est la capacité de mobiliser l’ensemble de la société pour y travailler.

Les chrétiens n’ont-ils pas une part de responsabilité, en désertant parfois le terrain politique ?

Je leur dirais ce que je leur ai déjà dit lors de la rencontre diocésaine à Notre-Dame de Paris, le 3 décembre 2005 : « L’Église doit être missionnaire, ou elle ne sera plus rien en ce monde ». Cessons de gémir et de nous plaindre ! Il n’y aura pas de présence chrétienne dans ce monde si les chrétiens ne sont pas présents dans les structures de la société : les conseils municipaux ou régionaux, les assemblées parlementaires, les organisations syndicales et professionnelles, les associations. Ils y sont déjà nombreux ; par exemple, beaucoup de villages de France n’auraient plus de conseils municipaux si les chrétiens s’en retiraient. Mais il reste que, dans la tradition française, on voudrait qu’il n’y ait pas d’interférences entre le domaine de la conviction privée et celui de l’engagement public. Du coup, certains chrétiens peuvent hésiter à s’engager.

N’est-ce pas la conséquence d’une conception rigide de la laïcité ?

Pas seulement. Nous vivons une mutation profonde : beaucoup de chrétiens ont été formés dans l’idée qu’il n’y avait pas de hiatus entre leurs convictions et l’humanisme laïc. Ils n’avaient pas imaginé qu’être chrétiens les conduirait à se démarquer. Or, brusquement, s’ouvrent des abîmes entre leurs convictions et les références habituelles de notre société. Ce n’est pas un fossé institutionnel, mais culturel. Beaucoup pensaient qu’être chrétiens, c’était être comme tout le monde. Et voilà que tout le monde ne paraît plus chrétien ! Il faut en prendre conscience : être chrétien, c’est dire autre chose. Il y a aussi, c’est vrai, l’expérience de la tradition laïque française. Certains voudraient que les croyances religieuses n’aient pas droit à l’expression publique - en contradiction, je le souligne, avec la Déclaration des droits de l’homme. C’est la forme la plus militante de la laïcité. D’autres proclament, au contraire, le droit égal pour tous de pratiquer leur religion. Soit, mais ils ont parfois tendance à croire que toutes les religions fonctionnent selon un modèle unique, ce qui est une aberration. Les croyants des diverses religions veulent exercer leur religion telle qu’elle est, et non telle qu’on voudrait qu’elle soit.

Précisément, que répondez-vous à ceux qui pensent, en France, que toutes les religions sont équivalentes ?

Ensuite, la place du christianisme dans la tradition française n’est pas la même que celle du bouddhisme ou de l’islam. Cela ne veut pas dire que les autres religions n’y ont pas leur place, mais il faut être raisonnable et comprendre qu’il y a eu, dans l’Histoire, des événements, des influences intellectuelles, une production culturelle qui ont été marqués par le christianisme. La manière de traiter les religions doit tenir compte de leur apport historique et culturel. Enfin, il serait erroné de normaliser le fonctionnement des religions. Prenons un exemple : les lieux de prière dans les établissements publics, hôpitaux ou prisons. Un juif ou un musulman ne va pas prier habituellement dans un lieu chrétien. Alors à quoi bon parler de lieux interreligieux ? Les chrétiens, les juifs et les musulmans n’ont pas la même demande spirituelle. Vouloir établir pour tous une norme commune ne me paraît pas une démarche juste. Mieux vaut tenir compte des différences, et les respecter.

À Ratisbonne, Benoît XVI a insisté sur la nécessité d’un dialogue avec l’islam. Or, la réception de son discours en a montré les difficultés. Comment faire ?

Le discours de Ratisbonne ne portait pas seulement sur les relations entre le christianisme et l’islam, mais sur le rapport de la foi et de la raison dans la société moderne. Pourquoi des agences occidentales ont-elles choisi d’ignorer ce sujet, qui concernait tout le monde, pour n’évoquer qu’un aspect second, les relations avec l’islam ? Il faudrait le leur demander. Qu’a dit Benoît XVI ? Que la foi ne peut pas justifier la violence : cela ne correspond ni à l’image que nous nous faisons de Dieu, ni à l’image que nous nous faisons de l’homme. Et donc que le seul moyen d’échapper à la passion fanatique, c’est de tenir ensemble la démarche de la foi et les critères de la raison. Voilà ce qu’a dit le pape.

Et sur les relations avec l’islam ?

Dans beaucoup d’endroits, chrétiens et musulmans ont des relations cordiales. La question qui se pose toujours est : de quel islam parle-t-on ? Il serait plus exact de parler des islams et l’on n’a pas les mêmes relations selon que l’on s’adresse à l’un ou à l’autre. Il y a donc une difficulté réelle : qui parle au nom de l’islam ? quels sont nos interlocuteurs ? Ensuite, pourquoi lier sans cesse l’intégration et la religion ? L’intégration n’est pas un problème religieux, c’est d’abord un problème social. Parmi les Africains subsahariens qui vivent en France, il y a des musulmans, certes, mais aussi des chrétiens, des animistes. Il serait profondément injuste d’identifier les Arabes ou les Africains à des musulmans, comme on le fait régulièrement au sujet de la crise des banlieues. En tout cas, ce n’est pas par le biais de l’analyse religieuse qu’on va gérer les problèmes de droit commun et de justice sociale.

Le danger n’est-il pas que des fondamentalistes religieux essaient d’exploiter cette crise pour répandre leurs idées ?

Si l’on veut lutter contre le fanatisme, il n’y a que deux moyens : développer et favoriser les relations avec les responsables religieux qui refusent ce fanatisme, et réduire autant qu’on le peut les problèmes sociaux sur lesquels s’appuie le recrutement fanatique. Mais ce n’est pas en organisant l’islam qu’on va résoudre le problème de l’intégration.

Certains, dont le ministre de l’Intérieur, proposent de réformer la loi de 1905 pour aider à la construction de mosquées, l’islam n’étant pas présent en métropole à l’époque. Y êtes-vous favorable ?

La loi de 1905 n’a pas figé les rapports entre l’État et les cultes. La jurisprudence a permis l’élaboration d’un corpus juridique qui suffit largement à gérer les questions nouvelles. Pour trouver des réponses concrètes à des questions pratiques, il n’est pas besoin de lancer un débat national à grand spectacle, ce que serait nécessairement une révision de la loi de 1905.

Mais pour les lieux de culte musulman ?

Chacun sait que les collectivités locales ont la capacité d’accorder des facilités pour l’acquisition de terrain, qu’il peut y avoir des prêts garantis à des taux préférentiels. D’autres aides peuvent être imaginées. Après la loi de 1905, les catholiques ont continué de construire des églises en France. Pourquoi les autres religions ne pourraient-elles pas le faire ? Si des aménagements de la loi de 1905 sont nécessaires, ils n’impliquent pas une remise en cause de son équilibre général.

Benoît XVI a pris plusieurs initiatives pour réduire la fracture traditionaliste : création de l’Institut du Bon-Pasteur, décret annoncé sur la messe de saint Pie V. Comment envisagez-vous la mise en œuvre de cette volonté du pape ?

Il y a des années que des croyants qui avaient suivi Mgr Lefebvre sont revenus dans le giron de l’Église romaine, à Paris et ailleurs. Les choses ne sont donc pas si nouvelles. Je constate, ensuite, que l’Institut du Bon-Pasteur rassemble surtout des prêtres qui n’appartenaient plus à la Fraternité Saint-Pie-X. Enfin, il n’y a pas, à ce jour, de décret. Si décret il y a, on verra ce qu’il dit.

Cela étant, la question est : comment essayer de rétablir une véritable communion avec des chrétiens sincères qui, pour diverses raisons, ont jugé que l’Église allait à sa perte ou qu’ils ne pouvaient pas prier autrement que dans la liturgie d’avant Vatican II ?

À Paris, nous avons trois églises où la liturgie est célébrée avec le missel d’avant 1962, où ces chrétiens sont bien reçus. Ils sont pour moi des diocésains au même titre que les autres. Nous pourrions, peut-être, avoir une communion plus étroite sur le terrain liturgique par des mesures très simples portant, par exemple, sur les lectures qui sont faites à la messe. Quoi qu’il en soit, s’il y avait, à Paris, une foule de catholiques privés de l’eucharistie parce qu’il n’y aurait pas de messe selon le missel d’avant 1962, la question se poserait autrement. Mais ce n’est pas le cas. Il faut vivre cette question avec mesure et sérénité.

Propos recueillis par Fabrice Madouas et Laurent Dandrieu avec Armel de Sansal.

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