Homélie de Mgr André Vingt-Trois - Messe de la Toussaint 2007

Cathédrale Notre-Dame de Paris - Jeudi 1er novembre 2007

Frères et sœurs, la célébration de la fête de tous les saints dont nous faisons aujourd’hui la solennité est une fête de l’espérance pour les chrétiens d’abord et, à travers eux, pour l’humanité tout entière. Cette espérance a un contenu dont nous venons d’entendre l’expression résumée et mise en forme d’une façon qui rappelle les dix commandements reçus par Moïse au sommet du Sinaï.

Dans l’évangile selon saint Matthieu, le Christ est présenté comme celui qui renouvelle l’alliance non qu’il abolisse les dix commandements reçus par Moïse mais parce qu’il leur donne une portée nouvelle, en les « accomplissant » selon le mot de saint Matthieu. Cette liste que nous nommons « les Béatitudes » à partir du mot « heureux » qui en commence chacune des phrases est une liste de promesses : voilà ce que Dieu veut faire avec nous.

Évidemment, à mesure que nous entendons énoncer le contenu de ces promesses, nous pouvons être saisis d’un trouble : il n’est pas du tout certain qu’aucun de nous trouve vraiment son bonheur dans la pauvreté, la douceur, les larmes, la faim et la soif de justice, la miséricorde, la pureté de cœur, la persécution. Chacune de ces propositions évoque par rapport à nos attentes spontanées davantage quelque chose de périlleux et d’attristant que de satisfaisant et de réjouissant. Si bien que l’on a tendance à admirer ces « béatitudes » mais avec la réserve mentale que, sans doute, nous ne sommes pas faits pour les mettre en œuvre. Or, l’espérance qui nous est proposée aujourd’hui, c’est précisément que nous pouvons découvrir notre bonheur dans ces dons de Dieu dont nous ne voyons pas au premier abord l’attrait immédiat.

Il ne s’agit pas sans doute pas de les conquérir à force de volonté et de maîtrise de la réalité. Il ne s’agit pas davantage de découvrir l’amère satisfaction de se réjouir de la souffrance comme si nous étions entraînés par une sorte de masochisme inconscient. Il ne s’agit pas de substituer d’autres objets à ceux que nous désirons mais il s’agit de convertir le sens de notre désir. Oui, nous pouvons devenir heureux dans la pauvreté, heureux dans la douceur, heureux dans les larmes, heureux dans la recherche de la justice, heureux dans la miséricorde, heureux dans la pureté et heureux dans la persécution, non pas par un tour de magie mais par la conversion de notre désir.

Dieu est suffisamment puissant pour nous faire trouver notre joie là où nous ne la cherchons pas, ou plutôt il est suffisamment puissant pour orienter autrement notre recherche et nous faire trouver notre bonheur dans ce qu’il veut nous donner même si ce n’est pas ce que nous désirons spontanément. Ce retournement du désir, cette nouvelle orientation de nos aspirations, n’est pas réservée à une mince élite de saints héroïques. Dans beaucoup de cas, les saints héroïques ont été reconnus, ils sont célébrés dans les fêtes de l’Église, ils n’ont pas besoin de la fête de la Toussaint.

La fête de la Toussaint rassemble dans une même prière justement ceux qui ne sont pas connus, ceux qui n’ont pas été des héros, ceux qui n’ont pas trouvé la notoriété dans leur chemin de perfection, ceux qui ont mis en œuvre l’Évangile modestement, jour après jour, à travers les difficultés de leur existence. Notre espérance, c’est que de ces saints anonymes et inconnus, l’Écriture nous dit qu’ils sont une multitude. Les saints issus des douze tribus, l’Apocalypse les compte, même si c’est de façon symbolique, en donnant un chiffre extraordinaire, mais un chiffre tout de même. Mais les autres, ceux qui viennent de toute nation, race, peuple et langue, c’est une foule immense que nul ne peut dénombrer. La sainteté n’est réservée à une petite proportion du peuple de Dieu ; elle est la vocation de la multitude.

Tous, nous sommes appelés à la sainteté et à nous tous, Dieu offre la possibilité de découvrir notre bonheur au cœur des événements de notre vie, même quand ils ne correspondent pas à ce que nous souhaitons. L’écart entre cet épanouissement de la béatitude tel qu’il est découvert par l’évangile selon saint Matthieu et ce que nous éprouvons, ce que nous ressentons, cet écart ne doit pas se traduire dans une sorte de malthusianisme de la sainteté en imaginant que c’est le fait d’un petit nombre tandis que le grand nombre auquel nous appartenons resterait voué à une vie médiocre. Baptisés dans le Christ, nous sommes enfants de Dieu. « Il a voulu que nous soyons appelés enfants de Dieu et nous le sommes », mais entre cette identité radicale que nous avons reçue au moment de notre baptême, la plénitude des dons de l’Esprit-Saint qui nous été donnée par la confirmation et l’accomplissement de notre vocation dans la plénitude de la sainteté, il y a l’espace du temps.

Le temps de notre vie, ce temps qui nous est donné, non pour que nous cherchions indéfiniment une identité que nous avons déjà mais pour laisser cette identité transformer notre cœur. « Ce que nous sommes ne paraît pas encore clairement », cela reste comme enfoui sous l’apparence de notre existence présente. C’est comme une expérience intérieure qui progresse et qui se développe peu à peu jusqu’à envahir la totalité de notre être, pour certains très rapidement, pour d’autres plus lentement, mais pour tous, c’est l’appel à être tout entiers transformés par la vision du Fils de Dieu : « Nous deviendrons semblable à lui parce que nous le verrons tel qu’il est » et « tout homme qui fonde sur lui une telle espérance se rend pur comme lui-même est pur ».

Frères et sœurs, en ce jour où nous célébrons la multitude de ceux qui se sont laissés entraîner dans la béatitude et qui sont devenus les adorateurs du Dieu unique, accueillons avec joie la promesse qui nous est faite, prions avec conviction pour que les dons de Dieu transforment notre désir et que nos découvrions peu à peu la plénitude de notre joie dans la vision du Fils, lui qui nous a déjà agrégés à son corps pour que nous ne fassions qu’un avec lui. « Fils de Dieu, nous le sommes » ; pleinement transformés en enfants de Dieu, nous le devenons et c’est ce devenir qui alimente notre espérance et notre joie.

Amen.

Mgr André Vingt-Trois,
archevêque de Paris

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