Homélie de Mgr André Vingt-Trois – Messe pour les 60 ans de l’Aide à l’Eglise en Détresse (AED)

Cathédrale Notre-Dame de Paris - dimanche 17 juin 2007

 Évangile selon saint Luc chapitre 7, versets 36 - 8, 3

Frères et sœurs, si l’évangile selon saint Luc a cité nommément ces quelques femmes, c’est évidemment pour nous laisser un message et non pas pour nous donner une information particulière sur elles. Le message tel qu’il vient de nous être rappelé c’est la bonne nouvelle du règne de Dieu. Cette bonne nouvelle du règne de Dieu s’accomplit par la délivrance des esprits mauvais et la guérison des maladies. La femme qui lave les pieds de Jésus pendant le repas chez Simon est comme une sorte de symbole particulier. Ce qui nous est proposé n’est pas simplement d’imaginer comment ni pourquoi cette femme en particulier vient apporter ces gestes et ces signes de dévotion à la personne du Christ, c’est de comprendre comment, dans cette rencontre que l’Évangile nous décrit dans le détail, se déploie devant les yeux des spectateurs ce qu’ils demanderont : « Qui est cet homme qui va jusqu’à pardonner les péchés ? » Cette phrase, nous la connaissons, nous l’avons entendue à de nombreuses reprises dans l’Évangile. Elle manifeste l’énigme que représente l’action salvatrice du Christ : s’il délivre vraiment du péché, alors c’est qu’il est Dieu, et si des hommes et des femmes viennent à lui pour être guéris et délivrés, c’est que peu à peu ils reconnaissent en lui quelqu’un qui n’est pas simplement un homme ou un prophète, mais quelqu’un qui est vraiment le Fils de Dieu. C’est donc le premier message qui nous est donné aujourd’hui.

Saint Paul nous le rappelait : si la délivrance, la libération de l’homme, ne vient pas du Christ, alors il est mort pour rien. Mais s’il est mort pour la délivrance de tous les hommes, alors il n’y a pas d’autres chemins vers la liberté que le chemin qui passe par Lui, ou pour reprendre la formule des Actes des Apôtres : « Il n’y a pas d’autre nom sous le ciel par lequel nous puissions être sauvés ».

Nous sommes donc confrontés d’abord à la question centrale de la foi à la personne de Jésus. Simon, qui a voulu sans doute manifester sa sympathie et peut-être même une certaine révérence à l’égard du Christ en l’invitant à prendre un repas chez lui, n’a pas dépassé les gestes de courtoisie pour aller jusqu’à une démarche de véritable foi. Il se situe comme un notable qui invite, avec un peu de paternalisme, le prédicateur à la mode ; il n’est pas question chez lui de conversion. Face à lui, la femme pécheresse, au contraire, exprime tous les signes de la conversion ; pour elle il n’y a plus d’autre chemin de délivrance possible que celui qui passe par le Christ. D’une certaine façon, ces deux figures mises face à face dans l’Évangile nous sont proposées pour éclairer nos propres comportements. Pour nous, la relation au Christ est-elle vraiment une relation vitale ? Pour nous, la relation au Christ est-elle vraiment le chemin exclusif à travers lequel nous pouvons progresser vers la justification et la vie ? Ou bien, n’est-il qu’un élément de notre univers, un élément religieux peut-être, mais sans plus.

Le deuxième pas que nous sommes invités à faire à travers la lecture de cet évangile et des lectures qui l’ont précédé, c’est de prendre conscience, à travers la figure de Simon, que s’opère une inversion, ou un retournement, des perspectives. Au fond, l’humanité fonctionne sous le régime de la justification. Nous ne voyons que trop souvent combien le moralisme écrase les hommes, le conformisme, la volonté d’imposer des mœurs, des manières de faire, la facilité à enfermer nos contemporains dans leur culpabilité. Au fond, nous croyons que le salut de l’homme vient de lui, de lui-même, de ce qu’il fait de bien ou du mal qu’il évite. Ainsi nous comprenons comment tant de chrétiens peuvent facilement prendre un chemin qui ne mène nul part en essayant de se convaincre eux-mêmes qu’ils ne font pas de mal. Ce n’est pas la question ; car si nous sommes justifiés, ce n’est pas pour n’avoir pas fait de mal, c’est pour avoir accueilli la miséricorde de Dieu. D’une certaine façon, si nous avons un titre particulier à nous réclamer de Dieu, ce ne peut être celui de nos actions bonnes, c’est plutôt celui des péchés que nous reconnaissons et dont nous demandons le pardon. Nous ne sommes pas des justes qui font à Dieu l’aumône de leur prière et de leur présence, comme Simon fait à Jésus l’aumône de son hospitalité. Nous sommes des pécheurs, qui ne peuvent vivre que par la miséricorde de Dieu.

Ce retournement de perspective nous oblige à prendre conscience que ce qui suscite et développe en nous la vie nouvelle, c’est la puissance du Christ lui-même : « J’ai cessé de vivre pour la loi afin de vivre pour Dieu » nous dit Paul ; « Avec le Christ je suis fixé à la croix, je vis mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi ». De ce débordement de la miséricorde de Dieu nous voyons l’annonce à l’égard du roi David dans le livre de Samuel. David ne sera pas sauvé par sa justice, il sera sauvé parce qu’il se reconnaît pécheur devant le prophète. L’homme n’est pas sauvé par la loi qui l’observe, il est sauvé par la miséricorde de Dieu qui s’étend sur lui. Nous ne sommes pas justifiés par ce que nous faisons de bien ; nous sommes justifiés par ce que le Dieu très Saint « nous rend justes et nous permet d’accomplir les œuvres bonnes qu’il a préparées pour nous », comme le dit saint Paul.

Frères et sœurs, en contemplant cette femme aux pieds du Christ, regardons celle qui nous ouvre le chemin de la conversion, regardons celle qui déchiffre dans notre propre liberté ce qui est obstacle à la vie en Dieu, regardons celle qui exprime de la manière la plus radicale que tout son avenir dépend du Christ. Avec elle nous pourrons entendre la réponse de Jésus : « Ta foi t’a sauvée, va en paix ».

+ André Vingt-Trois
Archevêque de Paris

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