Intervention de Mgr André Vingt-Trois - 50e anniversaire de l’Institut Supérieur de Liturgie

Institut Catholique de Paris - 26 octobre 2006

À l’occasion de son 50e anniversaire, l’Institut Supérieur de Liturgie de l’Institut Catholique de Paris organisait un colloque en présence du Cardinal Francis Arinze, préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements à Rome, de Mgr André Vingt-Trois, chancelier de l’Institut Catholique de Paris et de Mgr Robert Le Gall, archevêque de Toulouse et président de la Commission épiscopale de liturgie de la Conférence des Évêques de France. Vous trouverez ci-dessous l’intervention de Mgr André Vingt-Trois.

Éminence, Excellences, Monsieur le Recteur, mes Pères, Mesdames et Messieurs,

C’est un honneur et une joie pour l’archevêque de Paris, Chancelier de l’Institut Catholique, d’ouvrir ce colloque universitaire à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’Institut Supérieur de Liturgie. Cette joie et cet honneur sont encore amplifiés, Éminence, par le privilège que vous nous accordez de votre présence. Votre participation active manifeste l’intérêt de la Congrégation pour le Culte Divin et la discipline des Sacrements dont vous êtes le Préfet non seulement pour les travaux de ce colloque mais surtout pour l’oeuvre accomplie au cours des cinquante dernières années par l’Institut de Liturgie.

1. Au tournant du siècle

La fondation de cet Institut doit être replacée dans le cadre plus large du vaste ensemble de travaux et de recherches sur la liturgie qui a marqué le vingtième siècle et que l’on a parfois justement désigné sous le titre générique de « Mouvement liturgique ».

Parallèlement aux études profanes sur les rites et les mythes, la fin du XIXe siècle et la première moitié du vingtième ont été marquées par un important investissement de travaux historiques et théologiques sur l’intelligence de la liturgie latine. D’autres, plus compétents que moi évoqueront sans doute les grandes figures de ce mouvement particulièrement fécond en Allemagne et en France.

Largement soutenus et encouragés par Pie XI et Pie XII, ces travaux ont amené, bien avant le Concile Vatican II, un certain nombre de réformes visant à mieux manifester le sens de l’acte liturgique et à en faciliter l’accès aux fidèles. Qu’il me soit simplement permis d’évoquer la réforme de la Semaine Sainte [1], la proclamation des lectures liturgiques en langues vernaculaires [2] et la faculté de célébrer l’Eucharistie le soir [3], pour ne parler que des changements les plus perceptibles à l’ensemble des fidèles. Il faut aussi citer la décision du Pape saint Pie X d’appeler les fidèles à la communion fréquente [4] et de fixer l’âge de la première communion à l’âge de raison [5] comme un des facteurs décisifs de la transformation du rapport à la liturgie.

Les études menées ont aussi permis de mieux connaître, du moins pour ceux qui veulent s’y référer, les mutations successives des rituels liturgiques et leurs conditionnements historiques. Du point de vue théologique, elles ont conduit à affiner le sens de la fidélité à une tradition vivante dans une lente évolution, qui n’est pas simple répétition mécanique d’un rituel choisi à une période particulière. Ainsi, la profonde réforme liturgique de saint Pie V, en application du Concile de Trente, a pu être comprise comme une des étapes de cette longue évolution, ni la première, ni la dernière. La fidélité à l’institution originelle a pu s’approfondir en intégrant la perception vivante de la tradition ecclésiale. L’Église, en son magistère, a la charge de garantir cette fidélité.

Après les premières réformes décrétées par le Pape Pie XII, il devint clair que l’approfondissement des connaissances historiques et de la réflexion théologique sur la liturgie constituait un domaine fondamental de la recherche universitaire. Ce fut le mérite des pionniers de répondre à cette opportunité en se lançant dans la belle aventure de l’Institut Supérieur de Liturgie. Il faudrait tous les citer. Qu’il soit au moins permis d’en nommer quelques-uns parmi les premiers : Dom Botte o.s.b., le P. Bouyer de l’Oratoire, le P. Gy o.p. et le P. Jounel, parmi bien d’autres.

2. La réforme liturgique

Dans le contexte pastoral et universitaire du mouvement liturgique du XXe siècle, le jeune institut allait trouver un champ de travail particulier avec la réforme liturgique voulue par le concile Vatican II et mise en oeuvre avec fidélité et persévérance par Paul VI et Jean-Paul II. Dans les temps que nous vivons, il n’est peut-être pas superflu de rappeler quelques éléments fondamentaux de cette réforme. Je ne doute pas que ce sera fait au long de ce colloque. Pour ma part, ayant vécu la réforme comme séminariste et comme prêtre, je voudrais simplement relever deux aspects qui me semblent aujourd’hui trop largement méconnus.

Le premier aspect est celui de la richesse catéchétique et spirituelle dont bénéficient les fidèles et, à travers eux, toute l’Eglise. L’élaboration des nouveaux lectionnaires liturgiques, avec la lecture continue des évangiles et des épîtres et l’accès développé aux textes fondamentaux du premier Testament, ouvre à tous la possibilité d’une fréquentation plus large des Écritures, au cœur même de la célébration liturgique. De plus, le Concile n’a pas seulement élargi le champ scripturaire des lectures. Il a aussi défini les modalités d’une prédication qui doit proposer un commentaire actualisé de ces lectures bibliques : « Dans la célébration de la liturgie, la Sainte Ecriture a une importance extrême. C’est d’elle que sont tirés les textes qu’on lit et que l’homélie explique, ainsi que les psaumes que l’on chante ; c’est sous son inspiration et dans son élan que les prières, les oraisons et les hymnes liturgiques ont jailli, et c’est d’elle que les actions et les symboles reçoivent leur signification. Aussi, pour procurer la restauration, le progrès et l’adaptation de la liturgie, il faut promouvoir ce goût savoureux et vivant de la Sainte Ecriture dont témoigne la vénérable tradition des rites aussi bien orientaux qu’occidentaux » (SC 24).

Par delà telles ou telles dispositions discutables et amendables de la réforme, qui ne voit le bénéfice considérable qui en résulte pour le peuple chrétien ? Les exagérations ou les maladresses qui ont accompagné sa mise en oeuvre ne doivent pas dissimuler son enjeu. La question primordiale n’est pas la question de la langue utilisée, mais la question de la légitimité de l’Église à décider des modalités de sa liturgie. Qui peut fixer les lectures autorisées ? Qui peut définir le calendrier liturgique ? Qui arrête les fêtes à célébrer, les saints à honorer, etc. ? Quelle est, à cet égard, la responsabilité des évêques dans leur charge pastorale ?

Le deuxième aspect que je voudrais relever est le suivant. La réforme a mis en lumière que la liturgie, l’action sacrée, n’est pas seulement le premier lieu catéchétique, elle est aussi l’instance d’identification de la communauté ecclésiale elle-même, l’expression de la foi commune. Dans l’Église catholique, s’il existe des rites différents également reconnus, c’est pour exprimer liturgiquement, dans la prière habituelle de la communauté, la tradition liturgique, théologique et spirituelle d’une Eglise particulière. D’une certaine façon, le rite est indissociable d’une Eglise.

Dans cette perspective, le travail des liturgistes, tel qu’il fut conduit dans cet institut, n’est pas d’abord un spécialité technique pratique qui pourrait être juxtaposée à une réflexion théologique spéculative. Il est un acte organique de la réflexion chrétienne sur les expressions de la foi commune.

Cette dimension centrale de l’acte liturgique pour l’identité de l’Église et de toute communauté en elle peut sans doute expliquer pourquoi le débat liturgique suscite de telles passions. Il touche à la conscience même de l’appartenance à l’Église. C’est pourquoi ce débat a pris chez nous une acuité particulière à laquelle les Français sont spécialement attentifs, et, – oserais-je le dire ? –, les Parisiens parmi les premiers.

Dans notre pays, la réforme liturgique a été appliquée avec une méthode systématique que l’on ne retrouve pas ailleurs. Une des raisons en était qu’elle avait été préparée de longue date par des recherches historiques et théologiques mais aussi par le vaste effort de renouveau pastoral et apostolique de l’après-guerre. Cette approche systématique, à côté des réalisations remarquables qu’elle a permises, a aussi conduit à des mises en œuvre parfois maladroites ou brutales, qui ont pu donner le sentiment d’une rupture de tradition.

Il y a plus grave, en effet, que les tristesses et les blessures que ces comportements ont provoquées. Chez nous, la liturgie a été instrumentalisée dans un débat d’un autre ordre. Sous certaines fantaisies ou certaines dérives liturgiques, on a pu identifier une auto-célébration de l’assemblée elle-même substituée à la célébration de l’œuvre de Dieu, voire l’annonce d’un nouveau modèle d’Eglise. D’autre part, sous couvert de la mobilisation pour la défense d’une forme liturgique, c’est bien à une critique radicale du concile Vatican II que l’on a assisté, voire au rejet pur et simple de certaines des ses déclarations. Le refus des livres liturgiques régulièrement promulgués fut suivi de l’injure publique envers les papes et couronné par des faits de violence comme la prise de force d’une église paroissiale à Paris et une seconde tentative avortée de la part des mêmes auteurs.

Il ne serait pas utile de faire mémoire de ces tristes événements s’ils n’étaient de nature à éclairer le contexte actuel. Aucun des protagonistes de ces combats n’a cru ni dit que le problème était prioritairement et, moins encore, exclusivement liturgique. Il était et il demeure un problème ecclésiologique. Il pose clairement la question du sens de l’unité ecclésiale dans la communion avec le siège de Pierre. Il pose clairement la question de l’autorité d’un concile œcuménique et de ses déclarations votées par l’ensemble du collège épiscopal et promulguées par le premier des évêques, tête du collège.

Si je me permets d’évoquer ces soubassements du débat liturgique, c’est parce qu’ils me semblent constituer un lieu théologique et spirituel de notre expérience d’Eglise. Si la controverse liturgique a joué aussi fortement ce rôle de paravent pour un autre débat, c’est bien parce que la liturgie est aussi un révélateur de l’expérience de la communion ecclésiale. Elle n’est pas un spectacle dont on pourrait critiquer à loisir le programme et la distribution et corriger les partitions. Elle est l’expression de la foi et de la communion de l’Eglise. Elle est, en régime chrétien, l’action constitutive de l’Eglise : « Toute célébration liturgique, en tant qu’oeuvre du Christ prêtre et de son Corps qui est l’Eglise, est l’action sacrée par excellence, dont nulle autre action de l’Eglise n’égale l’efficacité au même titre et au même degré » (SC 7).

3. L’avenir

Je me suis un peu étendu sur les convulsions de ces quarante dernières années, d’abord pour saluer la fidélité de l’Institut Supérieur de Liturgie aux orientations doctrinales et pastorales du Magistère. Cette fidélité, – faut-il le rappeler ici ? –, ne saurait jamais en appeler d’un concile à un autre, d’un Pape à un autre ou d’un évêque à un autre.

Permettez-moi donc d’abord, en mon nom propre, – et je crois pouvoir dire au nom des évêques de France –, d’exprimer ma reconnaissance à tous les collaborateurs de l’Institut Supérieur de Liturgie passés et présents pour les services éminents qu’ils ont rendus à l’Eglise. Par leurs travaux, la culture liturgique s’est développée, non seulement parmi les spécialistes et les clercs, mais encore, et grâce à eux, dans l’ensemble du peuple chrétien et la qualité liturgique des célébrations a progressé. Permettez-moi aussi de formuler un vœu pour l’avenir : que cet institut poursuive et développe ses travaux.

En conclusion, je voudrais vous partager une espérance : que les efforts permanents de notre Eglise pour réunir ses enfants en un seul peuple et une seule louange soient couronnés de succès. Depuis la triste année 1988, les Papes successifs n’ont pas cessé de tendre la main à ceux de leurs enfants qui voulaient se faire leurs juges. Sans doute aujourd’hui le fossé s’est-il élargi et les passerelles sont-elles plus difficiles à mettre en place. C’est une raison supplémentaire pour ne pas tarder à le faire de tout notre cœur. Vos évêques continueront à travailler paisiblement et sereinement à la réconciliation nécessaire dans la fidélité au Pape et dans la communion avec lui.

Pour ma part, j’ai hérité du Cardinal Lustiger une pratique généreuse et ecclésiale du Motu Proprio Ecclesia Dei Adflicta. Je suis heureux que cette pratique ait permis à des chrétiens sincères de rester dans la communion ecclésiale et d’y avoir leur place comme ils sont à leur place dans la pastorale du diocèse. Je pense que la communion progressera plus largement encore si l’on veut bien renoncer aux anathèmes et aux surenchères. Un signe de ce progrès serait sans doute que tous puissent célébrer l’Eucharistie en suivant le même calendrier liturgique et le même lectionnaire. Comme l’unité progresserait si nous entendions tous chaque dimanche la même Parole de Dieu, si nous célébrions ensemble les mêmes fêtes du Seigneur et si nous fêtions ensemble les mêmes saints !

+André Vingt-Trois,
archevêque de Paris

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À lire aussi, l’interview parue dans Paris Notre-Dame du Père Pierre Prétot, directeur de l’Institut Supérieur de Liturgie.

[1Décret du 9 février 1951 puis du 16 novembre 1955.

[2Réponse du Saint-Office du 17 octobre 1956, autorisant la proclamation de l’épître et de l’Évangile en latin puis en langue vulgaire.

[3Pie XII, Constitution apostolique Christus Dominus, 6 janvier 1953 ; Directoire pour la pastorale de la messe à l’usage des diocèses de France (novembre 1956).

[4S. Pie X, Décret Sacra Tridentina Synodus, 30 décembre 1905.

[5S. Pie X, Décret Quam singulari, 8 août 1910.

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