Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Epiphanie - 350e anniversaire des Missions étrangères de Paris

Saint-François-Xavier, dimanche 6 janvier 2008

Evangile selon saint Matthieu au chapitre 2 versets 1-12

Chers amis, l’annonce de la naissance du roi des Juifs produit, nous venons de l’entendre dans l’Évangile, deux réactions très différentes : celle d’Hérode qui sent son pouvoir menacé de quelque façon ou en tout cas risquant de l’être ; il en éprouve de la crainte et de la peur, et celle des mages arrivées à Bethléem qui connaissent, eux, une très grande joie. Sans doute la juxtaposition dans l’Évangile de ces deux réactions face à la venue du Messie n’est elle pas fortuite. Elle nous invite à discerner en notre cœur ce que produit en nous la célébration de la venue du Christ. La venue du Seigneur dans notre existence, dans chacune de nos existences mais aussi dans l’histoire des hommes, est-elle perçue par nous comme une véritable chance de libération et de progrès ? Ou bien au contraire, sommes-nous plus sensibles à ce que la présence du Christ va changer dans l’équilibre des forces et des relations ?
Nous le savons : au cours de l’Histoire l’annonce de la venue du Christ a provoqué les deux attitudes. Mais, souvent, les puissants de ce monde, à l’instar d’Hérode, ont été plus méfiants que les pauvres de la terre pour qui une promesse de libération est toujours une chance parce qu’elle ne peut pas aggraver leur situation. En célébrant la fête de l’Epiphanie, je voudrais que nous fassions quelques pas de plus dans cette grande joie qui saisit le cœur des mages.

Ils ne sont pas joyeux simplement parce qu’ils sont arrivés au bout de leur longue marche ; ce n’est pas la joie du randonneur qui a atteint enfin le relais et l’abri et qui sait qu’il va pouvoir récupérer ; ce n’est pas non plus la simple joie que provoque toujours, et parfois un peu bêtement il faut bien le dire, la présence d’un nouveau-né ; ce n’est pas non plus la simple joie de se montrer. Si l’évangile selon saint Matthieu insiste sur cette joie des mages, c’est qu’elle touche probablement beaucoup plus profond : s’ils ont entrepris cette longue route à la suite de l’étoile, c’est qu’ils attendaient de ce moment autre chose que des satisfactions ordinaires.
Comment pouvons-nous entrer dans cette joie des mages ? Pouvons-nous même identifier cette joie ? Nous sommes éclairés par l’épître de saint Paul que nous avons entendue. Le mystère qui est manifesté en Jésus-Christ, c’est cela la cause de la véritable joie : l’Évangile est offert à toutes les nations. Il n’est plus seulement le bien propre du peuple élu, il devient à travers le peuple élu le bien propre de l’humanité. Ce roi des Juifs que les mages ont cherché à trouver, ils le trouvent, non pas pour devenir juifs, mais ils le trouvent pour reconnaître en lui l’objet même de l’Alliance conclue entre Dieu et Israël et, à travers cette alliance, de l’Alliance promise à l’humanité entière. L’évangéliste nous les présente comme des hommes de pays lointains, étrangers à la tradition juive mais non pas comme des gens qui feraient l’économie de cette tradition : pour trouver le roi des Juifs, ils passent par Jérusalem et s’enquièrent auprès de ceux qui sont sensés savoir du lieu où il doit naître et c’est sur les indications transmises par Hérode qu’ils vont reconnaître dans ce roi des juifs le Messie donnée au monde.
La joie qui les saisit et que nous sommes invités à partager, la joie qui doit dilater notre cœur comme nous le disait le prophète Isaïe, c’est la joie de découvrir que, dans la naissance du Christ, l’amour de Dieu pour l’humanité, sa miséricorde pour le monde, transgresse les limites et les frontières et s’oriente, dès le début, dans une direction universelle propre à toucher toutes les nations.
Cette joie, nous devrions pour la plupart d’entre-nous l’éprouver d’une manière spéciale puisque c’est par cette transgression et cette universalisation que nous sommes, nous païens d’origine, atteints par la bonne nouvelle du Christ. Ce qui était conçu dès l’origine du monde dans le projet de l’amour du Père : rassembler l’humanité toute entière en un seul peuple et en une seule famille, cela s’accomplit à partir du moment où Dieu, prenant chair en une vie d’homme, ouvre l’alliance à l’humanité toute entière.

Peut-être avons-nous besoin de déguster plus profondément cette joie, peut-être avons-nous besoin de méditer à nouveau les premiers chapitres de l’évangile selon saint Luc et de nous laisser saisir successivement par ces tressaillements de l’Esprit qui ont habité Zacharie, Elisabeth, Marie qui, les uns après les autres, ont exprimé non seulement la joie de ce qui leur advient mais plus profondément, à travers l’événement qui les touche, la joie de l’humanité tout entière. Oui, nous avons besoin de nous mettre à l’école de cette joie pour laisser tressaillir en nous l’action de grâce puisque la parole de Dieu atteint les limites de la terre, puisque, par la puissance de l’Esprit, la bonne nouvelle accomplie dans la nativité du Christ s’ouvre à quiconque accepte de reconnaître dans cet enfant le Fils de Dieu.

Cette joie sera la joie apostolique de ceux qui seront habités par l’Esprit et qui parcourrons le monde. Le monde, nous le savons, a changé de taille au cours des siècles : du bassin méditerranéen il s’est étendu à la planète entière. Aujourd’hui peut-être sommes-nous invités aussi à reconnaître une nouvelle dimension de cette universalité, non plus simplement en terme de géographie et de distance, ni même seulement en terme de différences culturelles, mais plus profondément, en terme de méconnaissance, d’ignorance, de la bonne nouvelle révélée dans le Christ. Cette méconnaissance, cette ignorance n’est pas forcément hostile ou combative ; elle peut n’être qu’une paisible indifférence. Nous la connaissons ici chez nous, comme elle est connue en d’autres pays du monde et en d’autres cultures, sii bien que le dynamisme qui a porté depuis 350 ans tant d’hommes de la société des Missions Etrangères à tout quitter, non pas pour suivre une étoile mais pour aller reconnaître le Christ dans son incarnation mystérieuse sur les cinq continents du monde, ce dynamisme aujourd’hui, nous sommes invités, comme Jean-Paul II nous l’a rappelé à tant de reprises, à le redécouvrir, à lui donner un nouveau souffle en devenant aujourd’hui attentifs à toutes celles et à tous ceux que les brassages de l’univers contemporain mettent au carrefour de notre vie.
Frères et soeurs, méditer sur les fruits de cette mission universelle accomplie depuis 350 ans, rendre grâce pour eux, c’est aussi poser pour nous la question : comment, aujourd’hui, nous, tels que nous sommes ici, sommes-nous appelés à devenir des missionnaires de la foi ? Comment nous, aujourd’hui, tels que nous sommes, acceptons-nous de nous laisser arracher au confort et à la certitude de notre histoire pour annoncer, sur les terrains nouveaux de la culture humaine, la vérité du Christ vivant, ressuscité en ce monde ? Comment nous, aujourd’hui, sommes-nous prêts, non seulement à parcourir de longues distances mais à franchir les barrières qui nous laissent étrangers de tant de gens vivant autour de nous.

Frères et sœurs, la joie de la mission dilate notre cœur, investit notre intelligence et décuple nos forces pour qu’à partir de nos pauvres moyens, nous osions, à notre tour devenir témoins du Christ ici et maintenant. Si, en revanche, nous ne nous livrons pas à cette générosité de la mission aujourd’hui, ici et maintenant, nous ne trouverons pas les hommes et les femmes motivés, équipés et soutenus qui iront annoncer le Christ en d’autres lieux.

En relisant l’histoire de la Société des Missions Etrangères, vous découvrirez comment elle a été enracinée dans le dynamisme, la fécondité d’un milieu chrétien particulièrement fervent et motivé. Là où cette ferveur et cette motivation n’existe pas, il n’y a pas de missionnaires. Prions donc le Seigneur pour qu’au moment où nous faisons l’hommage de nos pauvres cadeaux, qui ne sont ni l’or ni l’encens ni la myrrhe, mais tout simplement nos pauvres vies que nous apportons pour les joindre à la vie du Christ, nous nous laissions investir par l’espérance à laquelle Isaïe appelait sur Jérusalem : qu’à travers notre monde d’aujourd’hui, nous soyons prêts, nous aussi, à espérer et à accueillir les hommes et les femmes nombreux qui se lèvent et qui s’approchent pour recueillir une part de la lumière au cœur de la nuit. Soyons dans l’espérance : ils viennent de loin, ils sont portés sur les bras et leur venue dilate nos cœurs et les ouvre à la dimension du cœur de Dieu. Amen.

+André cardinal Vingt-Trois

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