Intervention de Mgr André Vingt-Trois lors du Rencontre du Congrès Juif Mondial

Paris - 11 et 12 novembre 2006

Venus de 80 pays, les représentants des principales communautés juives dans le monde se sont retrouvés pour la réunion du conseil exécutif du Congrès juif mondial. A cette occasion, le président du Conseil français du culte Musulman (CFCM) Dalil Boubakeur, le grand rabbin de France Joseph Sitruk et l’archevêque de Paris, Mgr André Vingt-Trois, ont participé à un débat public sur le thème “Ensemble vers la Paix”.

Travailler à la paix par le dialogue inter-religieux

Working towards Peace through Inter-Religious Dialog.

Ma contribution à vos travaux et à votre réflexion s’inscrit dans ma situation d’archevêque catholique de Paris. Je suis à ce titre très heureux, très honoré, que vous ayez choisi Paris pour tenir votre réunion internationale annuelle. Ma perception particulière de la violence et de la sécurité est donc située dans la double particularité d’un pays occidental développé et de l’expérience catholique des rapports inter-religieux. Comment cette expérience peut-elle éclairer la recherche de la sécurité et de la paix dans la situation du monde actuel ? Je sais que les situations sont différentes entre les différents continents et les cultures. Mais il me semble que ce qui est vécu dans une partie du monde peut aider au progrès de tous.

Une double tension traverse nos sociétés démocratiques développées de l’Europe de l’Ouest. Cette tension marque aussi l’ensemble du monde pris comme “village global”. D’une part, nous voyons s’affirmer la revendication de reconnaissance de chaque particularité, pour ne pas dire de chaque particularisme, la volonté affichée de respecter toute différence et, d’autre part, la difficulté de s’accepter comme différent, la crainte d’être repéré comme différent, la réticence à reconnaître l’autre comme différent. Cette double tension est une cause certaine de la violence que nous connaissons aussi bien à l’échelle internationale qu’à l’échelle de chaque pays.

Contrairement à ce que certaines utopies ont pu imaginer, l’unité dans la différence reste une épreuve que les hommes sont tentés d’esquiver. En matière religieuse, la double tension que j’essaie de décrire se traduit par l’exigence de respect mutuel et de dialogue que la culture ambiante fait peser sur les différentes religions et par la volonté, consciente ou non, de ramener les religions, par delà leurs différences, à une réalité commune, indifférenciée. Les hommes religieux sont priés de s’entendre, de se parler, d’être capables de dire les grandeurs des autres, tandis que les hommes politiques, les journalistes, une grande part de l’opinion, réagissent comme si les différences entre les religions devaient être ramenées à des détails sans importance. Ce que je décris là est surtout vrai de l’Europe occidentale.

Le dialogue inter-religieux ouvre une voie différente, dont l’originalité n’est pas assez perçue. Il joue à deux niveaux.

Tout d’abord, chaque religion est invitée à réfléchir sur son propre rapport à l’universalité et à la diversité qui règnent entre les hommes. Ce que l’on peut appeler entre nous les “grandes religions”, celles qui sont porteuses de culture et non pas seulement de contre-culture, celles qui prennent en charge l’histoire du monde, ont entre elles de grandes différences dans la compréhension de l’universalité, mais elles possèdent aussi des ressources pour la penser de manière pacifique et patiente. Même une religion pensant être appelée à devenir celle de tous les hommes, ne peut pas confondre le désir du but final et l’impatience devant les délais. À ce niveau-là , ce n’est pas trop de religion qui est source de violence, c’est pas assez de religion, ou une religion pas assez approfondie et intériorisée. Redisons-le : c’est là un travail que chaque religion doit faire sur elle-même, à partir de sa propre cohérence, stimulée par la rencontre des autres, mais dans la recherche d’une plus grande fidélité à ses propres sources.

Ensuite, les hommes religieux sont appelés à se connaître les uns les autres. Dans un monde où la culture sécularisée de l’Europe de l’Ouest s’étend et s’impose grâce à la fascination de la réussite économique et des industries du loisir, les hommes religieux reconnaissent une certaine fraternité entre eux. Ceux qui ont pu participer à des rencontres comme celles de New-York entre l’Église catholique et les communautés juives ou encore comme celles de Bombay et de Séoul, dans des pays à l’histoire si différente, en ont fait l’expérience. Même si le contenu et la structure de la relation à Dieu dont ils vivent sont différents, ils ont en commun de vivre dans la conviction de recevoir leur vie de plus grand qu’eux et d’avoir à en rendre compte devant plus grand qu’eux. Même si leurs conceptions de la liberté sont différentes, ils ont la conviction que le cœur de leur existence se situe dans la relation de leur liberté la plus intime avec Celui qui les a faits. Cela ne peut pas ne pas conduire à une certaine perception commune de ce qu’est l’homme. Tandis qu’une certaine culture s’interdit de comprendre le fait religieux et s’empêche donc d’aborder positivement et fraternellement les grandes civilisations religieuses du monde, les hommes religieux, chacun dans sa Tradition propre, apprennent à reconnaître les grandeurs de l’autre et peuvent ouvrir la culture dont ils vivent aux ressources nouvelles apportées par d’autres religions, sans pour autant renoncer à ce qu’ils sont, bien au contraire.

Il est évident qu’un tel travail, dans sa double dimension, ne peut se faire qu’en ayant conscience des faiblesses et des fautes qui ont émaillé l’histoire. Nul ne peut aller vraiment vers l’autre s’il ne reconnaît pas déjà ce qu’il a fait subir à celui-ci, l’offensant dans son ouverture même à l’Éternel. De ce point de vue, je me permets de redire l’importance de la repentance célébrée par l’Église catholique sous la conduite du Pape Jean-Paul II en l’an 2000, mais aussi le travail qui reste à faire pour que tous les fidèles catholiques entrent profondément dans cette démarche. L’événement récent de l’inauguration de la Grande Synagogue de Munich, à la construction de laquelle le World Jewish Congress, sous la présidence de Monsieur Bronfman et l’impulsion du Rabbin Israël Singer, a contribué, est sans doute significatif d’un rapport décidé à l’histoire et à son tragique.

Ce que j’ai essayé de dessiner des finalités du dialogue inter-religieux et de son importance pour la paix du monde aujourd’hui vaut bien sûr pour toutes les religions. Mais les trois religions que nous représentons, nous qui sommes autour de cette table, ont entre elles, qu’elles le veuillent ou non, des liens tout à fait particuliers. Cela a été manifesté récemment dans les rencontres entre imams et rabbins qui se sont tenu à Bruxelles et à Séville cette année et auxquelles plusieurs membres de l’Église catholique furent invités comme témoins et aussi comme médiateurs. La déclaration Nostra Ætate du Concile Vatican II exprime le lien spécial qui, du point de vue chrétien, unit l’Église au peuple juif. Il expose aussi les fondements de la rencontre des chrétiens avec les musulmans et avec les autres religions du monde, depuis l’intérieur même de la foi chrétienne. Il me semble que le travail entrepris entre l’Église catholique et les communautés juives depuis le milieu du XXe siècle, à l’initiative bénie d’un Jules Isaac, à celle aussi du Grand Rabbin Kaplan, offre un paradigme utile pour l’ensemble des dialogues qui se nouent entre religions différentes. Des pas décisifs ont été faits et des chemins inusités ont été ouverts. Les soixante années de retrouvailles ont été marquées par des incidents difficiles à travers lesquels nous avons appris les uns vis-à -vis des autres la simplicité de la franchise. Sous l’impulsion du Rabbin Israël Singer et du Cardinal Lustiger, nous sommes entrés dans une nouvelle étape.

Il est désormais possible et il est nécessaire du point de vue qui nous occupe de notre contribution à la paix du monde dont nous aurons à rendre compte au Créateur, d’agir ensemble face aux grands maux du monde : la faim, la violence, la pandémie du Sida. Je rappelle juste ici ce qui a pu être réalisé en Argentine grâce à des restaurants et des boulangeries administrés en commun par des prêtres et des rabbins, lors du crack économique de l’année 2001 et ce qui vient d’être conclu en Afrique du Sud avec le cardinal Kasper au nom du Saint-Siège et les grandes organisations juives mondiales pour travailler ensemble pour soigner les malades du Sida, si nombreux sur le continent africain, dans le respect de la Halacha juive et des principes éthiques de la tradition catholique en distribuant largement des produits génériques. C’était, vous le savez, la première rencontre de juifs et de catholiques sur la terre d’Afrique, avec la participation de musulmans.

L’intérêt de ces coopérations est qu’elles ne cherchent pas à contourner nos différences et nos différents par des démarches séculières ; elles consistent au contraire à mettre en œuvre notre responsabilité devant le don de la Loi fait au Mont Sinaï, en étant fidèles dans l’action aux principes éthiques qui en découlent. Si ces principes inspirent pour une bonne part le droit international, c’est parce que des croyants les vivent selon leur dimension religieuse et les laissent déployer leur fécondité en leur vie que le monde peut être toujours stimulés par eux, sans les réduire à ses intérêts immédiats. Bien d’autres pistes méritent d’être explorées : comment nos religions peuvent-elles contribuer à ce que s’instaure un développement solide dans tous les pays du monde, alors que l’on sent actuellement de nouveau se creuser l’écart entre les pays qui ont démarré et ceux qui n’y parviennent pas ? Que l’on songe ici aux problèmes graves que pose l’immigration continue d’Africains vers l’Europe, de Sud-Américains vers les Etats-Unis. Pouvons-nous supporter que des hommes préfèrent tout quitter et risquer même de perdre leur vie plutôt que rester dans leur terre et auprès de leur famille ?

Ainsi le dialogue entre les communautés juives et l’Église catholique montre-t-il comment le dialogue inter-religieux peut ne pas rester la spécialité de quelques-uns mais tracer des chemins concrets pour la paix entre les hommes et dans les cœurs humains par delà les différences culturelles, voire à travers elles.

+André Vingt-Trois,
Archevêque de Paris

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