Rencontre de Mgr André Vingt-Trois avec les membres des aumôneries d’hôpitaux

Paris – 22 novembre 2005

Même si c’est pour quelques instants, je voudrais simplement vous partager quelques réflexions sur le sujet que le père Tournier vient de rappeler. Je voudrais d’abord faire trois remarques préalables. Ce sont des évidences, mais quelquefois les évidences ont besoin d’être redites.

Il y a maintenant un peu plus de deux siècles que les services hospitaliers français ont été sécularisés. Il ne s’agit pas d’une simple rupture institutionnelle. Ce changement a eu des effets profonds sur le fonctionnement de ces services hospitaliers et sur la manière d’y vivre. Dans la même période de ces deux siècles, la médecine a fait des progrès sans comparaison avec ce qu’ils avaient été pendant le millénaire précédent. La fonction des services hospitaliers a évolué en conséquence : une capacité de guérison beaucoup plus forte que ce qu’elle était précédemment, une évolution technologique très importante et qui s’est encore accélérée dans les vingt-cinq dernières années, bref, l’intervention médico-chirurgicale a pris une importance considérable et manifeste une efficacité certaine.

Pour les plus anciens parmi vous, ce que vous avez pu entendre de vos grands-parents et de vos parents sur la hantise de l’hôpital comme un lieu de désespoir et de mort, n’est plus exactement l’image qui prévaut aujourd’hui dans notre société. L’hôpital et les maisons de soins sont vraiment devenus des lieux de guérison pour beaucoup, pour le plus grand nombre, heureusement. La position et l’intervention du personnel soignant a évolué aussi en fonction de cette transformation du fonctionnement hospitalier : progressivement les Hôtels-Dieu, pour prendre une catégorie générique, se trouvaient remplacés par d’autres manières de concevoir l’hospitalisation. Le changement institutionnel et le progrès médical qui sont concomitants ont eu sans doute des effets que nous mesurons mal, que nous avons du mal à apprécier.

La deuxième remarque que je voulais faire concerne une évolution plus psychologique. Beaucoup de nos compatriotes ont vécu dans un univers où les grands événements structurants de l’existence humaine étaient vécus d’une certaine façon en Eglise. Pour la population rurale au moins, qui a été la majorité de notre population jusque dans les années soixante, le curé était le référent central de ces événements structurants, même pour ceux qui n’étaient pas des grands dévots ni des pratiquants réels. C’était le même curé qui les avait baptisés, qui leur avait fait faire leur première communion, qui les avait mariés et qui, avec un peu de chance pour lui, les enterrerait. Il faisait partie de leur univers dans les moments les plus importants de leur vie. Les personnes auxquelles nous avons à faire aujourd’hui ne relèvent plus massivement de cette culture. Même s’ils sont chrétiens, ils n’ont pas la même relation personnalisée avec l’Eglise.

Je voudrais faire une troisième remarque. Pour un certain nombre de catholiques, que nous pourrions appeler des catholiques par héritage, – ceux qui, quand ils ont un peu fait connaissance avec vous et qu’ils ont une certaine confiance, se dépêchent de vous dire qu’ils ont fait leur première communion ce qui les situe tout de suite dans l’univers, parce que quelqu’un qui a fait sa première communion ne peut pas foncièrement ne pas être de votre avis –, l’épreuve, l’expérience de la maladie, est le moment où des choses remontent à la surface, soit parce qu’ils sont confrontés aux grands problèmes de l’existence, les problèmes de vie et de mort, soit parce que leur maladie et les soins qui en découlent les arrachent à un certain nombre de conditionnements, leur donnent plus de liberté de penser, de réfléchir, tout simplement d’être eux-mêmes.

Ces trois remarques préalables vous assurent que je suis conscient que la situation dans laquelle vous vous trouvez par votre mission dans les aumôneries hospitalières ou dans les aumôneries de maisons de retraite n’est pas une situation facile. C’est en ce sens que l’a évoquée le père Tournier. D’une certaine façon, elle est simple car il s’agit de rencontrer des gens et d’être soi-même avec eux mais d’une autre façon elle est compliquée parce que ces personnes que vous rencontrez, avec lesquelles vous essayez d’entrer en dialogue, ont une histoire comme tout un chacun ; elles ont un passé, des liens qui sont inscrits dans un système de relations que vous ne connaissez pas forcément du premier coup ; elles ont des attentes différentes vis-à -vis de vous et vis-à -vis de ce que l’on peut leur proposer.

En voyant le thème : « Évangéliser dans le monde, la visite des patients à l’hôpital », je me suis posé une question qui doit vous préoccuper aussi : « À quoi servons-nous dans le monde hospitalier ? ». Dans un service hospitalier, des gens de toutes sortes font des choses utiles. Ces choses sont d’autant plus utiles qu’elles sont repérables, et mieux encore, je crois que nous pouvons le dire au vu du fonctionnement actuel des hôpitaux, si elles sont quantifiables. On peut quantifier les actes. Ce que l’on fait dans un hôpital, tout le monde le sait, tout le monde espère savoir pourquoi on le fait : pour soigner, pour guérir ou, au minimum, pour alléger la souffrance. Quand quelqu’un se présente comme appartenant à l’aumônerie catholique, un homme ou une femme de bon sens est en droit de se demander : « Mais que vient-il faire ? » Toute personne sensée se trouvant dans un hôpital, à moins qu’il ou elle n’appartienne à la catégorie, en voie de nette diminution heureusement, de ceux qui pensent qu’on leur a envoyé l’aumônier parce que c’est la fin, se pose face à vous cette question. Alors je voudrais modestement vous proposer trois pistes de réflexion. Elles ne vous apprendront rien mais elles vous aideront peut-être à réfléchir et à discuter.

Première piste : notre venue à l’hôpital assure à des personnes qu’elles ne sont pas seulement des malades. Nous ne venons pas faire quelque chose qui relève de la médecine ; nous ne venons pas apporter un diagnostic, nous ne venons pas apporter un traitement, nous ne venons pas donner des soins, nous venons rencontrer quelqu’un. D’une certaine façon, que ceux et celles d’entre vous qui ont quelques compétences médicales me pardonnent, tant mieux si nous sommes incompétents du point de vue médical. Nous ne sommes pas attendus pour faire la lecture commentée de la feuille de température, nous ne sommes pas attendus pour donner notre avis sur le traitement qui a été prescrit, nous ne sommes pas attendus pour dire que le lit est bien ou mal incliné. Nous ne venons pas pour traiter les malades, nous ne venons pas pour apporter une solution à leur maladie, nous venons pour autre chose. Le simple fait de notre visite devrait manifester que cet homme ou cette femme ne sont pas seulement des malades.

On a beaucoup glosé, de manière caricaturale et injuste, sur des façons un peu brutales de traiter les malades dans les services hospitaliers : la dépersonnalisation, les lits numérotés, vous connaissez tout cela mieux que moi. Je sais bien d’ailleurs que, dans la plupart des cas, les malades sont traités dignement. Il reste que le métier du médecin, c’est de soigner ; le métier de l’infirmière, c’est d’appliquer un traitement ; le métier de l’assistante, c’est de donner des soins. Ils peuvent le faire avec beaucoup d’attention s’ils en ont la disponibilité, ils peuvent le faire avec délicatesse, ils peuvent le faire avec respect mais ils sont là pour réaliser des actes déterminés et il importe qu’ils le fassent. Nous, nous ne sommes pas là pour faire des actes, nous sommes là pour rencontrer des personnes, et des personnes qui, encore une fois, en tant que personnes, dépassent leur cas médical. D’où, pour une part, la difficulté d’entrer dans ce dialogue puisque, dans la situation de l’hôpital, on a toujours tendance à parler de la maladie alors qu’il est tellement important de pouvoir aussi parler d’autre chose et s’intéresser à autre chose : leur famille, leur travail, leur environnement, ce qui fait qu’ils sont des personnes intégralement et pas seulement des malades.

Deuxième piste de réflexion : quelle est la bonne nouvelle que nous pouvons apporter ? Évangéliser, c’est apporter une bonne nouvelle. Quelle est la bonne nouvelle dont nous pouvons être porteurs ? Nous avons entendu tout à l’heure le récit de la guérison du paralytique et vous avez entendu, si je puis ainsi parler, le silence. Le paralytique n’avait rien demandé ; ses porteurs, visiblement, demandaient quelque chose puisqu’ils l’ont amené et descendu. Ils attendaient quelque chose ; lui n’avait rien demandé. Le récit évangélique poursuit : « Jésus lui dit : Tes péchés te seront pardonnés ». Voilà la bonne nouvelle qu’il lui annonce. Comme l’Évangile est discret, il ne nous fait pas part des réactions intérieures du paralytique. Peut-être n’en demandait-il pas tant et espérait-il plutôt une guérison. « Tes péchés te sont pardonnés ». Quelle est la bonne nouvelle que nous apportons ? Pas une bonne nouvelle médicale, nous ne sommes pas porteurs du pronostic favorable, nous ne sommes pas les porte-parole du médicament miracle ou de l’opération sauvetage. Quelle est notre bonne nouvelle ? J’ose à peine le dire. J’aurai tendance à proposer : « Nous avons besoin de toi ». Car, par delà la gravité plus ou moins importante de la maladie, le plus éprouvant pour un malade est de penser que l’on a pas besoin de lui. Si on peut faire un pas de plus, il faudrait pouvoir dire, non pas seulement : « Nous avons besoin de toi », mais : « J’ai besoin de toi ».

Je le dis par rapport au malade, mais il faudrait le dire par rapport à toute personne que nous rencontrons. Comment sommes-nous capables de découvrir que nous sommes pauvres devant quelqu’un qui est en face de nous ? De quoi sommes-nous pauvres en face de lui ? Que peut-il nous apporter ? Un des freins ou un des handicaps de l’évangélisation est peut-être que nous soyons trop convaincus d’apporter quelque chose aux autres et pas assez que eux aussi nous apportent quelque chose. Pour que celui à qui je rend visite se mette debout et pour qu’il marche, il faut que j’ai besoin de sa marche, que j’en espère quelque chose. De quoi avons-nous besoin ? Que nous apportent ils, ces malades ?

Bonne nouvelle aussi je crois, si, dans des conditions qui sont pas toujours simples, nous pouvons offrir un peu de temps. Dans notre société en général, le temps est la denrée la plus rare et la plus difficile à partager. Entre hommes en bonne santé, comme il nous est donné de l’être ce soir, puisque nous avons tous des choses à faire, nous pouvons prendre notre parti de n’avoir que peu de temps à nous offrir mutuellement, puisque nous sommes tous logés à la même enseigne. Mais celui qui est dans son lit ou dans son fauteuil n’a pas autre chose à faire, il a du temps disponible, il en a même parfois un peu trop ! Il a le temps du jour mais aussi quelquefois le temps de la nuit. Alors, il a le temps de réfléchir la nuit et de parler le jour. Pouvons-nous, nous, lui offrir assez de temps pour surmonter les obstacles, les silences, les méfiances ou simplement la timidité ? Avons-nous assez de temps pour écouter ? Bonne nouvelle, pas forcément du premier coup mais un jour ou l’autre ou jamais, cela dépend des circonstances. Ainsi, à travers nous, la question du Christ affleure.

Vous avez assez d’expérience pour savoir qu’un échange de parole assez profond est nécessaire pour que quelqu’un ait le courage de vous demander : « Pourquoi faites-vous tout ça ? » Le jour où vient cette question, êtes-vous tenté de répondre par des faux fuyants en disant : « J’ai du temps de libre, parce que je ne sais pas quoi faire le jeudi après-midi, parce que mes petits enfants sont partis à la campagne ». Voilà des raisons qui peuvent être tout à fait plausibles, mais qui ne sont pas les vraies raisons de votre présence. Évangéliser ne sera pas entrer avec une pancarte : « Jésus est avec moi » ; ce sera avoir assez longtemps cheminé avec quelqu’un en vérité pour qu’un jour il puisse vous questionner : « Pourquoi faites-vous cela ? » ou vous interroger sur la croix ou le badge de l’aumônerie que vous portez. Que répondrez-vous ?

Encore un point sur lequel il serait important que nous réfléchissions : comment pouvons-nous entrer en dialogue avec des personnes d’une religion différente de la nôtre ?
Parce qu’on connaît ou on croit connaître la manière de faire avec les catholiques selon leurs degrés variés d’implication, on croit connaître à peu près la manière de faire avec ceux qui ne croient à rien. Mais ils ne sont pas les deux seules catégories. Comment pouvons-nous entrer vraiment en dialogue avec des gens qui sont croyants ? Leur foi telle qu’elle existe, leur religion telle qu’elle est conçue a un regard sur leur situation de malade, donne une lumière sur leur situation de malade. Est-ce que nous pouvons susciter, encourager chez eux, une prière dans leur propre foi ? Ou, peut-être, dans la logique que je décrivais tout à l’heure : « Que peux-tu m’apporter ? » Accueillons cette prière comme un signe qui nous est adressé et, dans la perspective de l’échange des dons qui constitue le tissu relationnel entre les êtres humains, apportons nous aussi notre prière. Car si nous sommes capables d’écouter la prière d’un frères nous ne doutons pas que ce frère est capable aussi d’écouter la nôtre ; Si l’on ne peut réciter une prière, il reste peut-être la possibilité de dire tout simplement notre foi avec nos mots dans la situation où nous nous trouvons.

Il est un dernier point que je voudrais aborder. Il me semble que c’est le plus déterminant : comment essayons-nous d’être nous-mêmes ? Comment évitons-nous de jouer un rôle, même un rôle pastoral ? Comment évitons-nous de nous situer professionnellement dans un univers professionnel ? Comment acceptons-nous de ne pas nous glorifier de nos faiblesses, mais de prendre simplement les choses telles qu’elles sont ? Pourquoi voulez-vous que ces personnes auxquelles vous vous adressez, vous donnent accès à leur vie, si vous ne leur donnez pas accès à la vôtre ? Comment pourraient-ils avoir assez confiance pour dévoiler quelque chose de leur liberté, si moi je n’ai pas assez confiance pour leur dévoiler quelque chose de la mienne ? L’épreuve à laquelle nous sommes confrontés, dans la rencontre des gens qui souffrent, est beaucoup moins une épreuve technique ou une épreuve de type pastoral qu’une épreuve humaine. Comment ma foi au Christ me permet-elle d’affronter cette réalité-là  ? Cette chambre-là , avec cette personne-là  ? Que produit-elle en moi, que suscite-t-elle en moi comme espérance, comme compassion, comme révolte, comme communion ? Que met-elle en mouvement dans mon être, dans mon esprit, dans mon affectivité, dans mon cour, dans ma parole ?

Voilà des éléments de réflexion qui m’ont paru pouvoir éclairer la situation. Vous éprouvez sans doute de ce que vous expérimentez un double , je vois le récit de la guérison de la femme hémoroïsse : les évangélistes nous disent que Jésus sentit qu’une force sortait de lui. Je ne pense pas qu’il faille interpréter cela comme une force magique. On peut l’interpréter comme la force de l’Esprit qui émane de Lui pour guérir cette femme. On peut comprendre que quelque chose lui est ôté d’une certaine façon. Nous savons que lorsque nous aidons les autres à être plus forts, nous consommons de notre propre force. Mais, en même temps, cette fatigue, cette extorsion de notre énergie personnelle, de notre énergie spirituelle, de notre capacité de dialogue, de notre disponibilité, opère une sorte de renouveau intérieur personnel. En acceptant ce don puisé en nous, nous recevons aussi la force de le vivre. C’est pourquoi je parlais d’un double effet. La fécondité de ce double effet s’accomplit dans la prière personnelle. Quelle bonne nouvelle avons-nous à apporter sinon la bonne nouvelle que nous rencontrons le Christ et que nous le rencontrons quand nous nous mettons à sa disposition ? Faut-il redire qu’être porteur de la bonne nouvelle suppose de passer du temps avec la bonne nouvelle ? La bonne nouvelle, c’est Jésus, l’Évangile de Dieu. Nous devons passer ce temps avec lui, non pas pour emmagasiner je ne sais quelle sorte d’argumentaire ou de bonnes idées ou de bonnes paroles de consolation mais simplement pour conforter en nous la certitude de sa présence, la certitude de sa vitalité en nous. Si nous pouvons vivre tout ce que j’ai évoqué précédemment, ce ne peut être qu’à travers la manière dont lui-même l’a vécu : derrière, dans ou à travers ce qui était perceptible dans les personnes auxquelles il avait à faire, il voyait plus que celui qu’on lui présentait. On place devant lui un paralytique, il pardonne un pécheur. Comme changement de plan, on ne fait pas mieux. Nous visitons des malades, on nous présente des malades, nous entrons chez des malades ; nous rencontrons des personnes qui sont autre chose que des malades, infiniment plus, et dont les attentes, les espoirs ou le désespoir sont beaucoup plus que des réactions pathologiques causées par la maladie.

Je vous souhaite beaucoup de joie dans cette fatigue roborative.

+André Vingt-Trois,
archevêque de Paris

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