Conférence de carême du cardinal André Vingt-Trois : « Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant »

Cathédrale Notre-Dame de Paris - dimanche 16 mars 2008

Chaque dimanche de Carême, à partir de leur domaine de compétence, des personnalités, catholiques ou non, ont livré leur réponse à la question que Jésus posait à ses disciples. Cette conférence du Cardinal André Vingt-Trois a été donnée le dimanche des Rameaux, en conclusion des Conférences de Carême 2008 à Notre-Dame de Paris.

« Et vous qui dites-vous que je suis ?
– Tu es le Christ, le Fils du Dieu Vivant. »

 Textes des autres Conférences de carême 2008 à Notre-Dame de Paris.
 Échanges avec le cardinal André Vingt-Trois sur Radio Notre Dame suite à sa conférence de carême.

Depuis cinq dimanches nous entendons résonner cette question comme les disciples l’ont entendue à Césarée de Philippe. Plus encore que les éléments de réponse qui nous ont été apportés à partir de l’histoire, de l’art, de l’économie, de l’anthropologie et de la philosophie, c’est la question elle-même qu’il importe de prendre au sérieux. Au-delà du contexte historique où nous l’avons rencontrée, cette question a de toute évidence une portée universelle. Mais, la parabole du Semeur nous l’enseigne, elle est en fait diversement accueillie.

Certains n’ont jamais entendu cette question, elle n’est pas parvenue jusqu’à eux ; elle n’a pas retenti dans leur environnement. On peut imaginer qu’ils sont rares tant le nom de Jésus est connu de par le monde, plus qu’il ne l’a jamais été. Mais comment ce nom est-il connu ? Va-t-on souvent au-delà d’une connaissance superficielle ?

D’autres ont une certaine connaissance de Jésus. Ils savent certaines choses sur lui. Peut-être même connaissent-ils certains passages des évangiles et savent-ils que la question a été posée par Jésus à ses disciples, mais ils n’ont pas pu, ou ils n’ont pas voulu, comprendre ni admettre que cette question était posée aujourd’hui devant eux, pour eux et à eux.

D’autres encore ont entendu la question et ont essayé d’y apporter leur réponse, quelle qu’elle soit. Ils doivent encore accepter que la question ne soit pas définitivement close par la réponse de leur enfance ou de leurs quinze ans, mais qu’elle reste posée aujourd’hui, qu’ils se reconnaissent ou non comme des croyants. En un sens, même la réponse de Pierre n’épuise pas toutes les réponses possibles. Elle donne la plénitude du contenu, mais elle ne remplace pas la réponse que chacun doit apporter. Il n’y a pas trop de toute l’humanité, de tous et de chacun des hommes, pour nourrir la réponse que nous portons ensemble devant le Christ.

En conclusion du parcours de ce Carême 2008, en tant que votre évêque, successeur des Apôtres, je voudrais une fois encore écouter cette question avec vous à partir de la réponse que l’Église y apporte depuis saint Pierre, mais avec une capacité d’écoute renouvelée par ce que nous avons entendu ces dernières semaines.
Cette cathédrale n’est-elle pas déjà une réponse à la question du Christ ? Elle l’est par les sculptures qui racontent la vie de Jésus, par son tympan qui nous le présente en Juge miséricordieux, par la lumière colorée qui envahit le chœur et tombe sur l’autel en passant par la nef où se tient l’assemblée, venue prendre part à la liturgie et même par le déambulatoire où tournent les visiteurs et les pèlerins. Si, comme beaucoup d’autres, un tel bâtiment a été construit et s’il est toujours là et toujours vivant, actif, rempli de monde, c’est à la fois à cause de la question qui nous occupe et à cause de la réponse qui lui a été apportée par Pierre. C’est aussi pour nous inviter à répondre à cette question, la laisser retentir à travers les âges et faire monter la réponse des hommes. Cette question et nos réponses font que l’Église n’est pas un vestige curieux du passé ni les églises de simples monuments du patrimoine national.

I. « Tu es… »

Les conférences que nous avons entendues ont attiré notre attention sur un fait qui peut passer inaperçu : le caractère étonnant de la question elle-même. Y a-t-il beaucoup d’occasions où nous demandons à nos proches qui ils disent que nous sommes ? La question de Jésus est précise : non pas : « Pour vous, qui suis-je ? », moins encore : « Et vous, qui pensez-vous que je sois, quelle est votre opinion sur moi ? », mais : « Qui dites-vous que je suis ? ».

La première question posée par Jésus à ses Apôtres, tandis qu’ils marchaient vers Césarée de Philippe, ressemblait à ce que nous connaissons aujourd’hui dans les sondages d’opinion : « Que disent les gens du Fils de l’Homme ? » Quelles images, quelles opinions circulent donc à mon sujet ? Quels échos avez-vous pu recueillir de l’effet de mon passage quant à l’idée que les gens se font de moi ? La seconde question, celle à laquelle nous nous attachons, nous fait changer de registre. Jésus ne se contente plus de recueillir quelques expressions. Il veut savoir, non pas ce qu’ils pensent de lui, mais ce qu’ils disent de lui, et cela dévoile bien davantage l’image qu’ils se font de lui, ce qu’ils en comprennent. Nous saisissons ici un des éléments constitutifs de la foi chrétienne : elle n’est jamais une simple adhésion à des opinions. Elle est toujours un témoignage Un témoignage reçu : nous croyons ce qui nous a été dit de lui ; et un témoignage donné : nous ne croyons vraiment que ce que nous sommes capables d’annoncer de lui.
Les conférences précédentes nous ont fait bénéficier de différentes approches en les appliquant au phénomène « Jésus ». Ces approches sont autant de filtres grâce auxquels, par relevés successifs, nous pouvons savoir ce qu’est un homme et, peut-être un peu, qui il est. Ce sont comme autant de flashs sur une même réalité cernée à partir de points de vue différents, autant d’éclats épars qui méritent d’être recueillis avec soin. Chacune de ces approches nous donne un élément intéressant, parfois vérifiable, de la réalité du Christ, mais aucune ne peut prétendre tout dire de qui est Jésus. Comme toute personne, sa personne dépasse chaque approche partielle. Ce n’est pas un savoir ni même une science, qui permet de dire qui est quelqu’un, mais seulement une personne tournée vers l’autre personne. Cela, en fait, est vrai de tout homme. Qui peut dire qui je suis ? Peut-être est-ce une des misères de notre temps et de notre culture de renoncer à l’ambition d’atteindre les personnes et de se contenter des approches partielles qui sont comme les fragments éclatés d’une réalité à laquelle nous désespérons d’accéder jamais.

On peut décrire ma généalogie, disserter sur la classe sociale ou la catégorie socio-professionnelle à laquelle j’appartiens, éclairer même les conceptions profondes qui m’habitent en fonction de mon âge, de ma culture d’appartenance, de mon milieu familial, des choix de ma vie. Mais cela suffit-il à dire qui je suis ? Nous savons bien que non. Rien de tout cela n’est inutile, tout concourt à rendre plus concrète la réponse possible à cette question, mais seule la rencontre personnelle permet de rassembler toutes les observations particulières en percevant dans une vue unifiée qui est celui-là que je rencontre. Chacune des caractéristiques décrites est nécessaire à la connaissance de la personne, mais la personne ne se réduit à aucune de ses caractéristiques.

Lorsqu’on prétend définir une personne par l’une de ses caractéristiques, c’est la dignité de l’être humain dans la plénitude de sa grandeur qui est réduite, bafouée et ultimement niée et détruite. Le XX° siècle à lui seul nous en a donné de terribles exemples. Les nazis prétendaient tout dire de quelqu’un une fois dit qu’il était juif ou tsigane ou homosexuel. Qui répondait à cette définition s’y trouvait entièrement réduit. Plus rien n’était à prendre en compte à son propos que cela. Dans le système communiste qu’ont connu certains pays de notre Europe, il en allait de même pour ceux qui se trouvaient à un moment de leur vie définis comme « ennemis du peuple ». Le même fonctionnement était aussi à la base du regard que l’on portait jadis sur les esclaves dans une société esclavagiste. On estimait avoir tout dit d’un individu en disant : « C’est un esclave », la seule variable qui restait était sa plus ou moins grande force physique ou sa plus ou moins grande capacité à remplir certaines tâches.

C’est une redoutable responsabilité de dire d’un homme qui il est, de le nommer. Parfois, l’expérience de l’amitié ou de l’amour peut donner le sentiment d’avoir percé l’autre à jour. Mais, même alors, même dans l’amitié ou dans l’amour, si peut-être quelque chose est saisi de qui je suis, l’autre est-il pour autant habilité à le dire, à le faire savoir, à le répandre ? En fait, nous ne disons qui est quelqu’un que lorsque nous nous engageons pour lui.

Ainsi les époux, par le lien consenti, disent-ils à tous qui est pour eux leur conjoint : quelqu’un d’important, quelqu’un qui mérite qu’un autre être humain de l’autre sexe lie sa vie à la sienne. Ainsi encore les parents accueillant la vie qui vient au-devant d’eux dans leur enfant disent-ils qui est celui-là : un enfant, justement, leur enfant. Mais ces quelques expériences montrent, vous le voyez, comme il est difficile, comme il serait trompeur, d’attendre comme réponse à cette question un discours. Adam, tiré du sommeil où Dieu le Créateur l’a plongé, fut saisi d’émerveillement devant la femme que Dieu lui présentait et il ne lui donna pas de nom : elle est « celle-ci » comme lui est « celui-ci », tandis qu’il avait facilement et abondamment nommé les animaux et cela ne l’avait pas fait sortir de sa solitude.

Quant à dire à quelqu’un ce que l’on dit de lui aux autres : voilà une situation dans laquelle nous n’aimons pas souvent nous trouver, car comment ce que nous disons de quelqu’un sur les places pourrait-il être à la hauteur de ce qu’il faudrait dire de lui dans l’intimité, dans l’amour ?

Ainsi, les différents intervenants que nous avons entendus jusqu’à aujourd’hui nous appellent tous à ne pas croire, parce que nous sommes chrétiens, parce que nous croyons en Jésus comme Seigneur et Sauveur et reprenons à notre compte la réponse de saint Pierre, à ne pas croire trop vite avoir la réponse à l’étrange question qui nous est posée. Chacune des approches qui nous ont été proposées a manifesté notre impuissance à saisir entièrement qui est Jésus, comme cela serait vrai de tout être humain. Chacune aussi a apporté assez d’éléments pour que nous prenions au sérieux la question et la réponse, pour que notre réponse dépasse la leçon apprise par cœur et rassemble tout ce que la vie nous apporte de lumières et d’interrogations et de doutes et de découvertes. Mais, en fait, si nous y réfléchissons un instant, nous savons depuis toujours que la question de Jésus demeure toujours au-delà des réponses que nous pouvons formuler.

Les chrétiens y ont répondu de mille manières, tout un chacun et, notamment, les artistes et les théologiens, mais par excellence les saints, et chacun de nous y contribue encore. Il n’y a qu’à regarder une église comme celle où nous nous trouvons. En cherchant un peu, nous y repérerons des dizaines de représentations de Jésus, et pas toutes identiques. Si nous fouillons dans notre mémoire, nous verrons apparaître des images de Jésus comme le Seigneur glorifié qui vient de l’accomplissement des temps au devant de nous, ou comme le Juge souverain devant qui les cœurs sont mis à nu et qui répand la miséricorde et le pardon, ou comme le Serviteur souffrant, le Pauvre, l’Humilié, ou comme le Pasteur, le Berger plein d’autorité et de douceur qui prend en charge ses brebis… Comment unifier chacune de ces images, toutes vraies, toutes utiles, mais dont aucune n’épuise le mystère de Jésus ?

Aux premiers temps du christianisme, il a bien fallu que nos pères dans la foi répondent à la question. Que disaient-ils de Jésus à ceux qui n’étaient pas encore chrétiens et qui les interrogeaient sur cette nouvelle religion où ceux-là étaient entrés ? Que disaient-ils entre eux, que se disaient-ils les uns aux autres de ce Jésus auquel ils donnaient leur vie ? Les discussions furent nombreuses, les incompréhensions, les confrontations, tant les mots sont délicats à manier, pleins d’ambiguïtés. De cette histoire complexe, je vous propose de retenir deux enseignements.

Le premier est la conception précise de la personne et de sa nature. Le Concile de Chalcédoine qui se tint en 451 déclara que nous devons croire que Jésus est à la fois Dieu et homme, « sans confusion sans changement, sans division, sans séparation », deux natures unies dans une seule personne. « Personne » ici n’a pas exactement le sens que nous donnons à ce mot quand nous parlons de « personne humaine ». Pour le dire de manière approximative, « personne » répond à la question : « qui est-il ? » tandis que « nature » dit « ce qu’il est », correspondant à la question : « De qui est-il né ? ». Il est un homme, au plein sens de ce mot, et il est Dieu sans aucune altération. Qui est-il pour être les deux ensemble ? Il est le Fils unique, Dieu le Fils, en tout semblable au Père, un avec lui, créateur avec lui, un avec nous, le fils de la Vierge Marie.

Cette conception forgée pour dire la réalité incomparable de Jésus, éclaire tout regard que nous portons sur un être humain. Qu’est-ce qu’il est ? De qui est-il né ? Beaucoup de réponses peuvent être apportées par des regards qualifiés, des approches de divers ordres de sciences ou de connaissances, nous l’avons vu. Mais qui est-il ? Qui est-il qui le rend unique parmi les milliards d’êtres humains d’hier, d’aujourd’hui et de demain ? Qui est-il, lui qui est né d’un homme et d’une femme, si grand ou si petit soit-il, si riche des dons divers ou si privé de l’essentiel, qui fait qu’il est irremplaçable dans l’ensemble que nous formons, que l’humanité serait moins belle si lui ou elle n’était pas là, n’avait pas été là, ne devait pas être là ?

Le second enseignement à tirer des controverses théologiques face à Jésus est que répondre à sa question, dire qui il est, doit surmonter le risque de le réduire à nos prises, à ce que nous pouvons comprendre ou désirer. Cette leçon est contenue dans l’épisode évangélique lui-même : elle fut appliquée en tout premier lieu, et rudement, à Simon-Pierre. Ayant confessé Jésus Christ et Fils de Dieu et sa réponse ayant été saluée comme l’on sait, il se croit autorisé à tracer au Seigneur son chemin. « Arrière, Satan. Tes pensées ne sont pas celles de Dieu mais celles des hommes » : la réplique de Jésus est foudroyante. Nous ne devons pas l’oublier, si nous nous mettons sérieusement devant la question que nous méditons. Dire de Jésus qui il est, c’est accepter de le confesser comme mon Seigneur, plus grand que tout ce que je peux penser et imaginer de lui, c’est consentir à sa liberté à lui d’agir comme il doit le faire pour accomplir sa mission. Il est l’envoyé du Père. Nous ne pouvons que l’accueillir, de tout notre être, selon ce qu’il est.
La cathédrale Notre-Dame le montre, et beaucoup d’autres avec elles. Avant de dire qui est Jésus, elle atteste qu’il a été et qu’il le Vivant. Ceux qui l’ont édifiée voulaient rendre perceptible au milieu de leur ville, au milieu du peuple, qu’il est présent. Elle est un immense : « Tu es ». Mieux que tout ce que nous pouvons dire, expliquer, représenter, tu es. Tu as été sous le règne de Tibère ; avant qu’Abraham fut, tu es, et tu es encore, présent et agissant. Au milieu des hommes, nous avons au moins cela à dire de Jésus de Nazareth:il a été, il est et il vient. Si la question : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » s’adresse à chacun de nous et s’il vaut la peine que chacun des hommes l’entende un jour, c’est que Jésus est celui à qui nous pouvons dire en toute vérité, dans toute la plénitude du sens de ces mots : « Tu es ».

II. « Le Christ »

La proclamation que fait Simon est une proclamation de foi. Jésus la salue comme une révélation, un don de grâce : « Ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux. ». Elle n’est pas simplement le résultat des observations que les disciples ont pu faire pendant les quelques mois passés avec Jésus. Pourtant, ils en ont vu des choses étonnantes, les Douze et ceux qui s’étaient joints à eux : des miracles impressionnants, des guérisons multiples, des enseignements parfois longs mais dont nul ne semblait se lasser, et puis des foules venues de tout le territoire d’Israël et même de ses franges les plus mêlées.

Dans les évangiles, plusieurs mots servent à désigner Jésus : Rabbi, Seigneur, Fils de David, Maître, et puis le mystérieux Fils de l’Homme dont lui-même se réserve l’emploi : « Le Fils de l’Homme, qui est-il aux dires des hommes ? ». On peut y ajouter les titres et les images : roi, prophète, berger, porte, lumière, agneau,… Mais Simon, ce jour-là, le nomme : Christ, ce qui est la forme grecque du mot hébreu : Messie, le mot qui désigne celui que tous ou presque attendaient en Israël.
Pouvons-nous ressentir ce que ce mot signifiait pour un Juif du temps de Jésus, ce qu’il remue aujourd’hui encore au plus profond des Juifs croyants de notre temps ? « Tu es le Christ, tu es le Messie » : l’attente entière d’un peuple depuis longtemps soumis à plus puissants que lui, l’espérance immense de ceux qui portent la mémoire de la promesse de Dieu, la joie infinie des hommes et des femmes qui ont fondé leur vie sur la fidélité de Dieu…. Celui que l’on attendait, celui que l’on espérait serait là, parmi nous ? Pas différent du commun des mortels et tellement autre pourtant ! Pourquoi aujourd’hui, pourquoi en ce jour, pourquoi devant nous ?

Représentons-nous ce que pouvait signifier le cri de Simon, s’avançant devant ses compagnons. En quelques mots, il met à nu leurs espoirs, ce qui habitait le fond de leur cœur et pénétrait peu à peu leurs esprits ; il lie ensemble leurs observations diverses, leur mémoire façonnée par la Torah méditée et la liturgie célébrée et le poids de leurs joies et de leurs peines de cette vie terrestre, de leur fierté d’être Juifs, choisis par Dieu, et de leur souffrance de l’état de sujétion de leur peuple, de ce qui les travaillait de la vie, de la maladie, de la fatigue, de la mort...

Ces douze-là avaient quitté leur métier, laissé leur famille, leur village, pour suivre ce Jésus qui les appelait soudainement. Ils avaient marché avec lui à travers la Galilée, partagé sa vie, observé ses manières d’être et de faire. Que savaient-ils de lui ? Que pouvaient-ils deviner de sa vie intérieure, des sentiments de son cœur ? En tout cas, lorsque Simon proclame : « Tu es le Christ », le Messie, Jésus reconnaît en cette parole une révélation du Père : « Heureux es-tu, Simon, fils de Jonas, ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela mais mon Père qui est aux cieux ».

Il est notable que Jésus ne s’applique jamais à lui-même le titre de Christ ou Messie. Il laisse ses disciples le lui donner eux-mêmes. Il ne s’agit pas d’un nom mystérieux ou magique. Il faut que ceux qui le prononcent lui donnent un certain contenu. Il faut qu’ils reconnaissent en Jésus de Nazareth, né de Marie, celui que la foi du peuple d’Israël nomme ainsi. Par là, Jésus, lui aussi, reçoit ce titre de son Père. Il ne le revendique pas. Il l’accueille, il l’accepte, il le salue comme disant au plus profond ce qu’il est et ce qu’il vient faire.

Le Messie, pour les Juifs, c’est la réponse miséricordieuse de Dieu à l’histoire des hommes et, en particulier, au drame de la liberté des hommes, au mal que les hommes se font à eux-mêmes et les uns aux autres. Porteur de l’onction divine, il vient réunir l’humanité divisée par le péché, division intérieure de chaque homme qui se développe dans la division des peuples et, très spécialement, dans la jalousie des Juifs et des païens. Reconnaître en Jésus le Messie, c’est affirmer que Dieu vient agir dans l’histoire, c’est reconnaître que Dieu vient apporter la réponse attendue, non pas seulement aux attentes du peuple d’Israël mais au problème humain en son intégralité. Car, depuis l’Alliance avec Abraham, à travers toute son histoire, Israël a été façonné pour porter de manière très spéciale le problème humain, la grandeur et la lourdeur et la joie et la peine qu’il y a à être homme.

Mais alors, dire à Jésus : « Tu es le Messie, le Christ » ; dire de Jésus : « Il est le Messie », ou ne pas le dire ou le nier ou ne pas comprendre ce que cela veut dire, c’est dévoiler en même temps ce que nous comprenons du problème humain, ce que nous portons du drame de la liberté des hommes ou ce que nous en ignorons. Les conférenciers dont nous avons au long de ce Carême écouté la réponse face à la question de Jésus sur lui-même nous ont apporté une aide précieuse, notamment parce que les disciplines dont ils sont des experts nous sont utiles aussi à cela : réaliser ce que nous portons d’attente, d’espérance ; mesurer comment les gémissements et les convulsions du monde, ses violences et ses douceurs, ses angoisses et ses réalisations, retentissent en nous ; élargir notre capacité à porter en nous les forces et les passions qui traversent le monde des hommes. Car la science historique, l’art, l’économie, l’anthropologie, la philosophie, sont nés de ce besoin d’expression et de signification qui nous habite et parfois nous étreint.

A sa manière, chacune de ces disciplines ou de ces activités nous fait entrer plus concrètement dans la tâche difficile d’être homme dont nous voudrions si souvent nous distraire. Celui qui attend le Messie peut donc sans crainte laisser retentir en lui tout ce que le monde porte d’attente, il peut rendre son cœur vulnérable à toutes les aspirations qui montent de notre terre, il peut prendre le risque de sympathiser avec tout ce qui appelle la sympathie ici-bas : il sait qu’il ne sera pas écrasé par ce qu’il aura à porter.

La réponse de Jésus à Simon éclaire la démarche de la foi. Non, ce n’est pas la chair et le sang qui lui ont permis d’atteindre ainsi à la vérité de Jésus, mais un don venu d’en haut, du Père qui connaît celui qu’Il a envoyé et qui seul peut le désigner pour ce qu’il est, puisque c’est Lui qui l’engendre et le remplit de l’onction de l’Esprit-Saint. L’expérience de l’art et, très spécialement, de l’art contemporain nous aide à comprendre le geste de Simon-Pierre. Elle nous en fournit une analogie expressive : devant l’œuvre d’art, je dois accepter de dire plus que je ne puis comprendre parce que je reçois plus encore. Toute la difficulté, toute l’épreuve est de tenir dans cette ouverture, de laisser l’œuvre chaque fois produire son effet, mais de telle sorte que ce soit l’œuvre qui me touche, par ce qu’elle est. Dans la confession de foi, ce n’est pas l’homme qui nomme Dieu, mais Dieu qui donne à l’homme de dire quelque chose de vrai et, par là, de s’ouvrir à lui. L’épreuve de l’acte de foi consiste à demeurer dans cette ouverture, à consentir toujours que nos idées et notre action viennent de plus loin que nous, de Dieu même. Simon est dit « heureux » parce qu’il est entré dans ce qui est plus grand que lui et qui passe pourtant tout entier par lui.

Il fallait qu’un homme dise de Jésus de Nazareth qu’il est le Messie et qu’un homme dise à Jésus qui il est. Simon l’a fait, et c’est pour lui source de joie, car tout le salut de l’humanité est passé d’un coup à travers ses lèvres. Sa foi devient le fondement de la nôtre : « Tu es pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église », parce que désormais nous n’avons plus qu’à refaire ce qu’il a fait une fois, s’avançant seul un pas devant les autres. Qu’avait-il dans le cœur pour que cela soit possible ? Quelle adéquation aux attentes d’Israël et de l’humanité et à ce que Dieu veut donner que, pourtant, aussitôt après, il refusera de reconnaître ? L’épisode évangélique dévoile en Simon-Pierre un déchirement entre la spontanéité de son acte de foi dont Jésus proclame solennellement la force et la beauté et la résistance secrète de ses pensées, de son cœur, de sa chair, qui répugnent au chemin que le Messie vient emprunter. L’Apôtre nous révèle à nous-mêmes, il nous garde des illusions sur notre propre foi. Car les répugnances de Simon devant le Messie souffrant sont les nôtres. Elles sont simplement en nous colorées des attentes et des représentations de notre culture.
Mais je me demande si celle-ci n’ajoute pas une difficulté spécifique, tout à fait radicale : nos sociétés occidentales développées éprouvent-elles encore le besoin d’un Sauveur ? Attendent-elles encore un Sauveur ? Nous avons tant de moyens d’assurer notre subsistance et de prendre en main notre destinée ! Qu’avons-nous besoin d’un Messie quand les savants, les techniciens, les médecins et même les politiques peuvent tellement pour nous, quand la providence est surtout sociale ? Devant la question de Jésus : « Et vous qui dites-vous que je suis ? », combien d’hommes et de femmes ne peuvent pas répondre : « Tu es le Christ », tout simplement parce qu’ils n’attendent pas un salut de la mort et du péché, une réconciliation avec leurs frères, un pardon pour leur liberté, une vie renouvelée ?

Nous qui revendiquons d’être disciples de Jésus, nous qui prétendons partager la confession de foi de Pierre, que montrons-nous de l’attente qui habite nos cœurs ? Que permettons-nous aux autres de sentir de l’élan que l’espérance du salut nous procure ? Nous sommes tendus vers ce qui est infiniment désirable pour les hommes mais qu’ils ne peuvent atteindre qu’en le recevant comme un don. Mais nous donnons peut-être l’impression d’attendre justice et prospérité pour les hommes tout en nous résignant aux violences, aux gaspillages, aux mesquineries de ce monde. Donnons-nous le sentiment de n’être soucieux vraiment que de notre confort et de ne nous occuper des autres que pour nous dispenser de leur donner ce à quoi nous tenons ? Ou bien laissons-nous transparaître l’immense amour qui nous brûle et dont nous désirons qu’il nous brûle davantage et les enflamme avec nous ? La question essentielle est celle-là : sommes-nous disposés à vivre au nom de Jésus, en le suivant, autrement que nous ne vivrions sans le connaître ?
La réponse à la question : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » n’est pas qu’une affaire de mots : nous y portons une réponse par toute notre vie, nous en fournissons une interprétation personnelle. Que veut dire « Messie » pour nous ? Pour vous ? La réponse que nous tentons de formuler par notre manière de vivre ne peut pas se passer des mots de la confession de foi qui ont leur propre signification. Nous les recevons de ceux qui nous précèdent dans la foi. Nous en expérimentons la signification et la force dans les sacrements que nous célébrons. Par eux, notre vie se trouve marquée ; elle est configurée au Christ. Bientôt, dans cette cathédrale, je célébrerai la Messe chrismale avec tous les prêtres et les diacres du diocèse et tous les fidèles qui se joindront à nous. Je bénirai l’huile des malades et l’huile des catéchumènes et je consacrerai le Saint-Chrême dont seront oints les baptisés et les prêtres. Par les sacrements, le Christ, le Messie, celui qui a reçu l’onction de Dieu, partage cette onction en constituant son peuple saint. Il donne à ce peuple d’agir dans ce monde selon la puissance de l’Esprit-Saint et non seulement selon les nécessités et les contraintes de notre survie terrestre. La cathédrale où nous nous tenons a été construite, comme toutes les églises, pour abriter la célébration du mystère du salut par le peuple des croyants. Au milieu de notre ville, elle est un signe qu’un salut est ouvert aux hommes, que la vie terrestre nous introduit à une communion avec Dieu et entre nous qui dépasse toute imagination, que l’amour dont nous vivons annonce l’amour dans lequel tous nous sommes unis. Déjà, ici bas, il vaut la peine d’œuvrer pour vivre ensemble selon l’espérance de notre plus haute dignité.

III. « Le Fils du Dieu vivant »

Lorsque Pierre ajoute au titre de Christ ou Messie celui de « Fils du Dieu vivant », il entraîne avec lui l’humanité dans une voie toute nouvelle. « Tu es le Christ » : si éblouissant soit le fait qu’une telle affirmation puisse retentir un jour et être vraie, ce moment était attendu et le mot était chargé alors d’une grande richesse de sens. Mais « Fils de Dieu » en dit ou trop peu ou beaucoup trop.

Trop peu, parce que nombre d’hommes, dans l’histoire, ont été désignés ou se sont présentés comme des fils de Dieu : Pharaon, par exemple ; l’empereur de Rome qui, à l’époque de Jésus, commence à se faire diviniser ; l’empereur de Chine, fils du Ciel, et même le roi d’Israël. Chaque fois, le sens de la formule varie. Elle tend toujours cependant à justifier au nom d’une origine divine un pouvoir sur les autres hommes, quelle que soit la manière dont cette origine est décrite.
Si dans ce cas-là, vraiment, les mots veulent dire ce qu’ils disent : que Jésus, l’homme debout devant Simon, est Dieu de Dieu, Dieu parfaitement et totalement, n’en disent-ils pas beaucoup trop ? Est-il concevable que ce que nous pouvons mettre de plus haut sous le mot de « dieu » se présente à nous et soit un homme, un homme qui marche, qui parle, qui est fatigué, qui se nourrit, qui boit, qui pleure, un homme qui est né comme tout un chacun et qui, bientôt on va le vérifier, meurt à l’instar de tout homme ? Seulement, qu’est-ce que Dieu ? Qui est Dieu ? Qui pourrait le décrire ? Par définition, n’est-il pas celui que nous ne pouvons définir ?

Vous le savez : c’est cette seconde voie que le christianisme emprunte. Pour nous, Jésus est Dieu le Fils, tout autant Dieu que le Père, en tout semblable au Père. Il est un seul être avec le Père, dans une pure altérité sans distance aucune dans l’unique substance divine. L’un et l’autre sont un seul Dieu, Dieu au plein sens de ce nom.

Des hommes-dieux, on en rencontre partout dans le monde. Peut-être tout simplement parce que les hommes ont confusément senti qu’il y avait quelque chose en eux de divin, quelque chose qui transcendait le cours incertain de l’histoire et les nécessités qui s’imposaient à eux. Il y a dans les commencements des dieux avec les hommes et des hommes qui sont presque des dieux, et les récits mythiques qui permettent à l’histoire de commencer consiste précisément à mettre de l’ordre, à répartir les places dans l’univers imaginaire et réel, les dieux dans les cieux étoilés et les hommes sur la terre. La proclamation de Simon-Pierre, elle, ne relève pas du mythe. Elle ne renvoie pas à l’origine, elle bouleverse bien des choses pour l’avenir. Il y a au moins deux façons de le dire.

La première est que cette proclamation appelle le travail de la raison. Car elle vaut pour tous les hommes, elle n’est pas un récit particulier. Ce que proclame Simon Pierre n’est pas ce que raconte un peuple pour dire qui il est en disant d’où il vient. Tout homme est appelé à le dire un jour, entrant dans l’Église en confessant ce que saint Pierre a reconnu grâce au don du Père. Cette proclamation réclame, par conséquent, d’être reprise par la raison humaine pour que soit exprimée sa portée universelle, offerte à toutes les cultures. Les premiers siècles chrétiens se sont attelés à cette tâche. Elle fut l’objet des grandes controverses christologiques. Grâce à elles, les chrétiens ont pu préciser au long des siècles l’affirmation que Jésus est « vrai Dieu et vrai homme », Dieu au plein sens du terme et homme dans la plénitude de l’humanité.

Seulement, une telle affirmation relance les interrogations : qu’est-ce que Dieu, qu’est-ce que l’homme ? Devant Jésus, nous découvrons que nous ne le savons pas totalement. Etre homme n’est pas une réalité figée, déterminée une fois pour toutes. L’histoire à elle seule nous fait réaliser quelles sont nos capacités, l’ampleur de ce que nous pouvons construire et réaliser. Mais la confrontation à Jésus, Dieu venu parmi nous, nous fait découvrir l’ampleur de notre liberté : fondamentalement, avant d’être ceci ou cela, avant d’être l’animal capable de construire ceci ou cela, l’homme est liberté incarnée, liberté dans un corps, liberté au sein même des conditionnements qui la font être.

Quant à Dieu, bien sûr, nous savons que nous ne pouvons le saisir dans nos mots, pas davantage que nous ne pouvons en faire une image taillée ou peinte. Mais au nom de quoi pourrions-nous refuser à Dieu le droit de venir à nous ? Au nom de quoi pourrions-nous lui dénier le droit de se faire l’un de nous, de se donner et même de se livrer entre nos mains ? Voudrions-nous rejeter l’idée qu’être en plénitude, c’est pouvoir se donner sans se perdre ?

En confessant que Jésus, le Messie qui marche vers la Croix, est vrai Dieu, nous reconnaissons que Dieu est vivant, qu’il est amour dans l’engendrement éternel du Fils par le Père et dans l’action de grâce que le Fils rend au Père en spirant avec lui l’Esprit, action de grâce surabondante à laquelle il nous offre de prendre part. Nous reconnaissons que Dieu est liberté, liberté absolue qui se réalise entièrement dans le don trinitaire et qui s’ouvre en quelque sorte jusqu’à nous pour nous faire entrer dans la joie d’être assez pour pouvoir nous donner à autrui sans réserve.

Il n’y a rien de plus rigoureux du point de vue de l’usage de la raison que la réflexion déployée autour des conciles christologiques pour dire la réalité de Dieu et de l’homme en Jésus de Nazareth. Ce travail n’est pas achevé pour autant : il doit être repris par chaque génération, par chaque culture qui découvre en Jésus le Messie d’Israël celui qui est pleinement homme parce qu’il est véritablement Dieu. L’unité de l’être de Jésus vient de ce qu’il est le Fils qui se reçoit du Père et notre condition humaine trouve sa pleine réalisation lorsque nous consentons à devenir nous aussi des fils du Père dans le Fils unique.

C’est la deuxième manière de dire le bouleversement que représente la proclamation de saint Pierre. Proclamer de Jésus qu’il est « le Christ, le Fils du Dieu vivant », c’est accepter d’être entraîné sur un chemin nouveau. Nous renonçons à nous construire selon ce que nous imaginons pour le laisser, lui, nous guider vers une manière d’être homme que nous ne pouvons maîtriser. Voyez ce qui arrive à Pierre aussitôt après que Jésus a salué en lui l’œuvre du Père : « Arrière, Satan, tes pensées ne sont pas celles de Dieu mais celles des hommes ». Reconnaître en Jésus le Fils du Dieu vivant revient à proclamer que Dieu, le Dieu vivant, se compromet avec les hommes qu’il a créés. Celui qui a fait alliance avec Abraham et sa descendance, agit dans notre histoire au milieu de nous, à travers nous. Il ne déchire pas le tissu des réalités terrestres et humaines, il vient s’y insérer lui-même, acceptant d’avoir partie liée avec nous. Lorsqu’il va jusqu’au bout de ce mouvement en prenant chair de notre chair, il nous pose une question directe : jusqu’à quel point sommes-nous prêts à nous compromettre pour lui ? Jusqu’à quel point sommes-nous prêts à quitter nos pensées humaines pour entrer dans ce qu’il attend de nous ?
Ce que vit Pierre nous en avertit : la toute première condition de la reconnaissance de Jésus comme le Fils du Dieu vivant est la reconnaissance que nous sommes des obstacles. Nous ne sommes pas à la hauteur de ce que nous affirmons. Pas seulement parce que la réalité nous dépasse. Aussi parce que nous sommes terriblement incurvés sur nous-mêmes, incapables d’aller vers autrui sans y mêler du mal, même quand nous voulons lui faire du bien. Nous ne pouvons faire du bien qu’en accueillant dans le même mouvement le pardon qui nous est donné.

La conscience du péché n’est pas une culpabilité qui nous ronge. Elle est libératrice parce qu’elle nous permet de tendre les bras vers notre Libérateur. Elle ne nous prive pas d’agir, elle ne paralyse pas notre action, elle nous engage à remettre nos actes à celui qui est venu agir pour nous. A son amour vécu en acte, nous pouvons joindre nos actes, si mêlés soient-ils.

La conscience du péché nous permet d’accéder à une manière d’être filiale. Ne le comprenons pas comme si Dieu se complaisait à nous diminuer, à mettre en cause nos ambitions, voire nos aspirations. Reconnaître que nous faisons du mal, à nous-mêmes et aux autres, lorsque nous prétendons nous fabriquer nous-mêmes, nous protéger contre les autres, assurer notre existence par nous-mêmes, est le signe d’une liberté formidable. Le mouvement que nous devons apprendre est celui de l’action de grâce pour ce qui nous est donné, à commencer par la vie. La reconnaissance de Jésus ouvre devant nous un chemin de dépouillement, de renoncement à soi, parce qu’il est le chemin sur lequel nous apprenons à tout recevoir comme un don qui élargit notre cœur, qui le rend plus vulnérable et en même temps plus capable de donner, de soutenir, de partager.

Il est un moment où, de manière décisive, nous professons notre foi en Jésus. En chaque Messe, en chaque Eucharistie dominicale, nous disons ensemble le Je crois en Dieu. Là, nous apportons notre réponse à la question de Jésus : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » Là, nous goûtons la joie d’apporter cette réponse ensemble, de nous découvrir unis avec des foules d’autres.

Nous répétons en quelque sorte cette même réponse lorsque nous approchons pour communier. Le prêtre ou celui qui donne la communion nous présente le pain consacré en disant : « Le Corps du Christ » et nous répondons : « Amen », c’est-à-dire : c’est solide, c’est bien ainsi. Devant cet objet si fragile, je confesse qu’il est vraiment ce que Jésus dit qu’il est : son corps livré pour nous, le don qu’il nous fait de lui-même pour que nous vivions. Sur lui, je peux appuyer ma vie. En lui, je trouve la source qui me permet de vivre à mon tour de la charité en ce monde, malgré mes pauvretés, malgré mes incapacités, malgré mes étroitesses de cœur et d’esprit et malgré les duretés de ce monde et l’âpreté que peuvent revêtir parfois les relations humaines. Ce Corps que je m’apprête à recevoir avec beaucoup d’autres nous unit les uns aux autres. Il nous donne de ne former qu’un seul corps alors même que tant de réalités nous séparent les uns des autres et parfois nous opposent, parce qu’il construit lentement, patiemment, laborieusement, la communion dont nous espérons vivre dans l’éternité.
Ceci nous conduit un pas plus loin. Ce que nos lèvres disent monte de nos cœurs pour prendre chair dans nos actes, dans l’organisation de notre vie, dans notre conception globale de l’existence. Si Jésus est Dieu venant jusqu’à nous partager notre condition humaine, nous ne pouvons le reconnaître en vérité qu’en répondant à notre tour à ce mouvement. Dieu invisible s’est rendu visible à nos yeux dans une existence humaine pour que chacune de nos existences devienne un signe de sa présence et de son action. A chacun de nous donc de s’examiner. Si je prétends avoir foi en Jésus, que dit ma manière de vivre de qui est Jésus ? Et quand nous le confessons dans l’unité de l’Église, comment notre manière de vivre dans la société dit-elle quelque chose de qui est Jésus ?

Lorsque nos aïeux ont construit cette cathédrale, ils ne cherchaient pas seulement un abri contre la pluie et le vent. Ils ne l’ont pas construire aussi belle qu’ils en étaient capables, en inventant d’ailleurs des formes nouvelles d’architecture ou de sculpture par simple vanité, mais surtout pour se montrer les uns aux autres quelque chose de la splendeur de ce que Dieu veut faire pour nous, en nous et avec nous. Ils avaient aussi construit, à côté de la cathédrale, outre la demeure de l’évêque, un hôtel-Dieu pour accueillir les malades et les pauvres. Ils avaient conscience que l’amour dont Dieu nous aime et qu’il nous a manifestés en Jésus est remis entre nos mains, qu’il est déposé gracieusement en nos cœurs pour que nous le distribuions à notre tour.

Aujourd’hui, des millions d’hommes et de femmes de tout horizon et de toutes les cultures visitent cette cathédrale. Que comprennent-ils de sa signification ? Moins que nous ne voudrions, peut-être, mais peut-être aussi plus que nous ne le pensons. Pourquoi ne pas leur faire le crédit qu’ils perçoivent quelque chose de la plénitude de lumière, de vérité, de vie, pour laquelle les bâtisseurs de cette cathédrale voulaient louer Dieu, de l’immense espérance qui les animait au milieu des épreuves et des joies de leur vie, de l’amour du prochain dont ils se savaient comptables et qu’ils voulaient faire fructifier, malgré leurs étroitesses et leurs duretés.

Il y a là une parabole pour nous autres qui professons notre foi en Jésus à la suite de saint Pierre en ce XXIème siècle : n’ayons pas peur de donner une forme visible à la liberté que le Sauveur nous donne ; n’ayons pas peur de donner une forme visible à l’amour de Dieu et du prochain qui a été répandu en nos cœurs et aussi : sachons reconnaître tout reflet de cet amour dans le cœur d’un être humain et l’admirer en vérité. Ce ne sont pas seulement des cathédrales que Dieu attend que nous construisions. C’est une civilisation de l’amour, une culture de la vie qui manifestent que la liberté de l’amour rayonne dans les conditionnements de ce monde. Cela, nous n’en doutons pas, peut susciter l’admiration de tous les hommes et, peut-être, leur ouvrir la voie vers la reconnaissance de l’amour de Dieu venu si librement jusqu’à nous.

« Et vous, qui dites-vous que je suis ? » : vous tous qui avez été présents dans cette cathédrale au long de ce Carême, vous tous qui nous écoutez grâce à France-Culture ou encore grâce à Radio-Notre-Dame ou à RCF, vous qui nous suivez grâce à la télévision catholique KTO, que vous soyez croyants ou non, je vous souhaite que la question de Jésus à ses disciples demeure pour chacun de vous une question vivante. Elle n’est pas une sommation, elle n’exige pas une réponse immédiate, elle ne requiert pas que nous trouvions la bonne réponse du premier coup. Elle réclame simplement que nous acceptions que Jésus nous la pose à certains moments-clefs de notre vie et, sans doute, lors de notre rencontre finale.

Si nous pouvons répondre, avec la liberté de la foi : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » en mettant dans ces mots tout ce que l’Église a appris à y mettre à la suite de Simon-Pierre, nous savons que notre réponse nous engage à vivre dès ici-bas d’un amour qui nous dépasse mais qui prend chair en nos actes. Si vous ne pouvez pas faire vôtre la réponse de la foi, vous pouvez recueillir tous les éclats de réponse dispersés au long des siècles mais plus encore vécus autour de vous, les examiner, les considérer et, avec la grâce de Dieu, j’en suis certain, selon le mot de saint Ignace de Loyola, « en tirer quelque profit ».

Sainte Semaine de la Passion, saintes fêtes de Pâques.

+André cardinal Vingt-Trois,
archevêque de Paris

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