Interview du cardinal André Vingt-Trois dans Pèlerin

Le Pèlerin – 20 mars 2008

Nous fêtons Pâques dimanche. Comment, dans une société française de plus en plus sécularisée, faire comprendre le sens de la « résurrection » ?

Notre devoir de chrétiens n’est pas de trouver une formule magique destinée à convaincre nos contemporains. En revanche, nous pouvons les aider à se poser certaines questions. En voici deux. Premièrement, que veut dire aimer ? A travers le récit de la Passion, Dieu donne une réponse : c’est être capable de se donner tout entier, d’aimer « jusqu’au bout ». Ensuite, la question de la mort et de la vie. Nous observons, à travers l’histoire, une peur commune de la mort et, actuellement, des tentatives diverses pour la dissimuler, pour éviter le choc de la mort à l’œuvre dans le monde, celle de nos proches et finalement, la nôtre... Comment réagir ? La mort est-elle la fin de tout, ou peut-elle être replacée dans un autre registre, celui de la vie ? La résurrection du Christ, c’est l’affirmation que l’amour est plus fort que la mort. Tel est notre message d’espérance à l’occasion de Pâques.

Compte tenu des rythmes actuels de vie et de travail en France, Pâques, Noël, la Pentecôte, et même le dimanche, perdent peu à peu leur caractère religieux. Cette évolution est-elle irréversible ?

Ce qui est valable dans un petit espace de sécularisation, - à savoir l’Europe occidentale -, ne l’est pas forcément à l’échelle universelle. Le mode de vie qui s’est élaboré dans nos sociétés depuis les débuts de l’ère moderne rend-il les hommes plus heureux ? Certes, ils sont moins malheureux, moins soumis aux contraintes matérielles de l’existence. Mais ont-ils pour autant progressé dans le bonheur ? Je ne le pense pas. Sinon, nous ne serions pas les champions du monde de la vente de neuroleptiques !

Commençons par votre responsabilité d’archevêque de Paris. Quelles sont vos priorités pour la capitale ?

Je souhaite prolonger l’élan missionnaire donné par mon prédécesseur, le cardinal Lustiger, dont les Journées mondiales de la jeunesse (JMJ), en 1997, ou l’opération Paris-Toussaint 2004 furent des points d’orgue. En décembre 2005, j’avais convié tous les catholiques parisiens à investir le champ social, la réflexion éthique, les jeunes et la famille. Nous allons achever un cycle de visites pastorales et définir des orientations communes pour l’action du diocèse de Paris. Ce travail se fera dans des « Assisse diocésaines pour la Mission » au cours de la prochaine année scolaire. Il coïncidera avec l’ouverture du Collège des Bernardins qui offrira un centre de rencontre et de dialogue sur les grandes questions de notre société.

Si la capitale est en apparence moins touchée, l’effondrement de la pratique et la crise des vocations n’épargnent pas l’Eglise de France, dont vous présidez depuis peu la conférence des évêques. Comment voyez-vous l’avenir ?

Certaines convictions, certaines expériences s’appliquent à tout le pays autant qu’à Paris. A commencer par la remise en cause du postulat, dominant dans les années 70, selon lequel le christianisme serait en fin de parcours. Trente ans plus tard, force est de constater qu’il n’est toujours pas enterré. Pour reprendre l’expression de l’écrivain Georges Suffert, « le cadavre de Dieu bouge encore ». Après ce constat en creux, une certitude : la Parole de Dieu a quelque chose à dire aux hommes d’aujourd’hui. Les chrétiens ne sont pas seulement les gestionnaires d’une religion sociale assurant les baptêmes, les mariages et les enterrements...

Sur quels exemples précis fondez-vous cette conviction ?

Le million de personnes présentes aux JMJ, en 1997, et le succès de Paris Toussaint 2004 ne dépendaient pas des seuls catholiques familiers de nos églises ou de nos associations. Une partie de ce public n’était pas forcément fervent ou engagé. Ainsi, lorsque l’Evangile est présenté comme une expérience vécue, et non comme un slogan publicitaire, je constate qu’il intéresse nos contemporains. Nous n’en sommes plus au temps où, dans les années 50, le christianisme n’était plus perçu comme une référence pertinente. Aujourd’hui, des intellectuels et des non-croyants s’interrogent positivement au sujet de l’Eglise et de ce qu’elle propose à la société.

Vous semblez dire qu’il est temps, pour les catholiques, de redresser la tête...

En tout cas, qu’ils ne soient pas en retard d’un combat ! Nous fondre dans le décor puisque plus personne ne veut nous écouter... Mener notre vie le plus honnêtement possible en préservant notre piété dans un petit sanctuaire personnel... Ces attitudes d’hier ne sont plus en phase avec la société d’aujourd’hui. Les chrétiens doivent se convaincre que l’Evangile n’est pas un produit du passé dont on gèrerait les restes le plus paisiblement possible, mais un produit d’avenir. Ni défaits, ni soumis, ni provocateurs, les chrétiens existent. Ils sont dépositaires d’une force, d’une sagesse qu’il leur faut apprendre à remettre au service des autres.

Au mois de septembre, Benoît XVI devrait se rendre en France. Notre pays joue-t-il un rôle particulier dans l’Eglise ?

Le pape vient d’abord en pèlerinage à Lourdes, pour les 150 ans des apparitions de la Vierge Marie. Quant à la France, elle est un pays comme les autres dans la vie de l’Eglise. Pourtant, le regard que l’on porte sur elle depuis l’étranger est plus aiguisé. Nos qualités de réflexion suscitent en permanence l’attention, avec cette double conséquence : ce qui marche dans l’Hexagone est considéré comme prémonitoire, mais quand une expérience échoue, cela prend des allures de catastrophe...

La laïcité est une des caractéristiques de la République française. Or celle-ci a fait l’objet, ces derniers mois, de multiples déclarations de Nicolas Sarkozy. Approuvez-vous sa conception de la « laïcité positive » ?

Pour avoir entendu le président de la République s’exprimer à plusieurs reprises sur ce thème, je pense que ses convictions sont réelles. Par ailleurs, les propos qu’il a tenus à Rome ne sont pas si novateurs qu’il y paraît : quand le général De Gaulle disait au pape que « la France est une nation chrétienne », il n’exprimait pas quelque chose de très différent. L’essentiel est de pousser la société française à réfléchir : nos concitoyens veulent-ils vraiment d’une société où les religions n’apparaissent pas ? Avec la place prise par l’islam, cette question ne se pose plus comme il y a 30 ou 40 ans, lorsque le catholicisme était la référence dominante.

C’est-à-dire ?

Sans rien changer au cadre législatif, la société française est invitée à redéfinir ses « marqueurs » religieux : la neutralité de l’Etat, telle qu’elle se concevait lorsque 80 % de la population se reconnaissait dans le christianisme, ne recouvre plus le même sens aujourd’hui. Quant aux religions, elles ne prétendent évidemment pas jouer dans la société de 2008 le même rôle qu’au XIXème siècle ! Ceux qui persistent dans cette vision de la laïcité n’ont aucun sens des évolutions historiques. Cela porte un nom : le dogmatisme. La laïcité devient un laïcisme qui n’est plus un mode de fonctionnement des institutions, mais comme une religion en soi.

Immigration, justice, repos dominical... Des évêques, mouvements et associations catholiques ne se sont pas privés d’intervenir, ces derniers mois, pour faire valoir leurs désaccords avec des projets de réforme du gouvernement. Avez-vous le sentiment d’être entendus ?

Nous sommes entendus. Cela dit, exprimer publiquement un désaccord n’est pas une fin en soi. S’il s’agissait de se faire remarquer, je pourrais le faire toutes les semaines pour le seul plaisir de me sentir utile... Mais pour quelle efficacité ? En politique, la façon la plus efficace de progresser n’est pas forcément d’obtenir de la place dans les journaux. D’autres moyens d’action sont quotidiennement mis en oeuvre. Dans le domaine du logement par exemple, l’action des catholiques, notamment par le Secours catholique a infiniment plus de poids que des déclarations médiatiques.

En 2009, les lois de bioéthique devraient être actualisées. Quand et comment l’Eglise compte-t-elle participer à la réflexion ?

Tout le monde sait déjà ce que pensent les évêques sur des sujets comme la protection de l’embryon ou des personnes en fin de vie. Un groupe de travail a même été constitué au sein de notre conférence, dont les premiers résultats nous seront communiqués à Lourdes, début avril. Quel est notre but, là encore ? Aider les évêques à dialoguer avec les parlementaires de leurs diocèses. Les élus sont confrontés à des questions si nombreuses et complexes qu’ils ne peuvent pas les maîtriser toutes. Si les évêques peuvent les aider à une réflexion plus large, dégagée de la pression ambiante, cela peut faire avancer le bien commun.

Vous avez tout de même réclamé, à plusieurs reprises, que l’embryon soit « traité comme une personne » sans pour autant remettre en cause la loi dépénalisant l’IVG. Est-ce vraiment compatible ?

Ce n’est pas moi qui ai demandé que l’avortement soit dépénalisé... Cela relève de la responsabilité du législateur. En attendant, comme dans toutes les situations que nous ne maîtrisons pas, nous demandons que le principe de précaution si souvent invoqué soit appliqué et donc que l’embryon soit protégé par un statut juridique. Si je veux faire progresser la manière de traiter l’embryon, je ne pense pas que le déclenchement d’une nouvelle guerre à propos de la loi de 1975 soit la meilleure formule.

Concernant l’euthanasie, une partie de l’opinion, y compris des chrétiens, reprochent à l’Eglise son manque de compassion vis-à-vis des souffrances de tel ou tel relayées par les médias. Que leur répondez-vous ?

Ne nous laissons pas enfermer par l’émotion qu’engendre la médiatisation de drames individuels. La question n’est pas de désigner qui, dans ces situations, a tort ou raison, mais de savoir quelle société nous voulons. Les facultés de médecine doivent-elles enseigner à leurs étudiants des techniques de mise à mort de leurs futurs patients ? Les enfants sont-ils des objets de satisfaction que l’on peut se procurer à n’importe quel prix ? Voulons-nous, au fond, une société marchande privilégiant le désir sur toutes les autres considérations ? Il n’y aurait alors plus d’espace pour la raison. Au nom de cette dernière, évitons de légiférer à partir de situations particulières et sachons mettre en œuvre les solidarités nécessaires pour que ces personnes qui souffrent soient accompagnées dans la proximité.

Autre sujet brûlant, la lutte contre les sectes. Le changement d’approche du gouvernement - moins de prévention et plus de répression d’une part, distinction entre sectes et nouveaux mouvements religieux d’autre part - représente-t-il, selon vous, un progrès ?

Tout d’abord, la législation n’a pas été modifiée. Ensuite, qui est capable d’établir la différence entre ce qui est une secte et ce qui ne l’est pas ? Ou bien le gouvernement se transforme en tribunal d’inquisition, distinguant entre les bonnes religions et les mauvaises : on entrevoit alors les litiges que cela entraînerait... Ou bien les pouvoirs publics continuent, comme c’est le cas aujourd’hui, d’intervenir légitimement sur les questions d’ordre public et la justice sur des délits caractérisés. Lorsque la Préfecture de police autorise l’organisation d’un chemin de croix dans la rue, elle ne prend pas position sur la résurrection du Christ mais sur l’absence de trouble sur la voie publique.

Dans beaucoup de pays du monde, la liberté religieuse est remise en cause. En Irak, l’archevêque chaldéen de Mossoul a été retrouvé mort deux semaines après son enlèvement. Comment réagissez-vous ?

Avec beaucoup de peine et une grande préoccupation. Ma peine vient de ce qui est arrivé à Mgr Rahho et à ses compagnons, de ce qui menace les communautés chrétiennes en Irak et de ce que subit le peuple irakien qui est entraîné dans une spirale de violence infernale. Ma préoccupation concerne les communautés chrétiennes du Moyen-Orient et leur avenir. Leurs membres, malgré le courage dont ils font preuve, vont-ils être acculés à quitter leur terre, leurs familles et leurs pays pour survivre ? J’ai exprimé ces sentiments aux communautés chaldéennes de France dont je suis l’Ordinaire, et je les ai assurées de la prière et du soutien de nos communautés chrétiennes françaises comme je l’avais fait avec le Conseil des Églises chrétiennes en France il y a quelques jours.

Propos recueillis par Paula Boyer, Vincent Cabanac et Samuel Lieven.

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