Conférence de Mgr André Vingt-Trois – “Comment l’héritage intellectuel de Jean-Paul II peut-il stimuler la mission du chrétien dans la société actuelle ?”

Jeudi 20 avril 2006 – Colloque du centre d’étude théologique de Caen

A bien des reprises déjà, le Pape Benoît XVI a dit qu’il faudrait du temps à l’Église pour assimiler la richesse doctrinale développée dans les discours et les écrits de Jean-Paul II. Il y voit une interprétation du Concile Vatican II donnée à l’Église pour qu’elle vive pleinement de son être et de sa mission.

Des travaux nombreux déjà ont été consacrés à la pensée du Pape défunt. Sa mort, cependant, donne désormais la possibilité d’en prendre une vue d’ensemble et d’en peser les différentes composantes pour en rechercher l’unité intérieure. Je ne propose ici qu’une ébauche, sous réserve de ce que des recherches approfondies pourront faire apparaître.

Sans doute à partir de mes propres centres d’intérêt, il me paraît possible de repérer trois traits majeurs de l’héritage intellectuel de Jean-Paul II qui peuvent stimuler singulièrement les chrétiens dans leur mission au sein de nos sociétés.

I. Trois traits de l’héritage intellectuel du Pape Jean-Paul II.

Les trois traits que je retiens n’épuisent certainement pas ce que nous avons à recevoir de la réflexion de Jean-Paul II. Ils me semblent toutefois en indiquer une perspective centrale autour de laquelle sa pensée s’unifie. Le premier trait est la relecture du thomisme par une phénoménologie personnaliste, le second est l’enracinement anthropologique des lois morales, le troisième est la contemplation du Christ en tant qu’Homme Nouveau.
Ces trois traits sont solidaires les uns des autres, ils nous font passer de la réflexion philosophique qui fut le labeur du futur pape à son enseignement moral et à sa doctrine théologique déployée dans ses grandes encycliques.

1°) La relecture du thomisme par une phénoménologie personnaliste.

Le futur Jean-Paul II a d’abord été un prêtre enseignant la philosophie. Dans Mémoire et identité, il indique brièvement le contexte culturel de l’université catholique après l’instauration du régime communiste en Pologne. Les conditions politiques et sociales ont fait naître, de façon inattendue, un milieu intellectuel tout autre que celui qui se formait au même moment en Occident. Le marxisme n’y fut pas comme chez nous un interlocuteur fascinant parce qu’idéalisé. Il était le vis-à-vis permanent déterminant le cadre de la vie quotidienne. Les effets de mode intellectuelle n’ont pu jouer, tandis qu’ils battaient leur plein dans les pays de l’Ouest. Le riche acquis philosophique de l’avant-guerre fut entretenu et approfondi (Husserl, Scheler, Buber…). Le débat fut maintenu avec le meilleur de l’après-guerre (Ricœur, Levinas). L’effort intellectuel des catholiques fut stimulé à trouver des fondements solides, des points d’appui indubitables, capables de permettre à ceux qui le voulaient bien de ne pas désarmer devant l’idéologie de l’État.

La phénoménologie de Karol Wojtyła lui permet d’intégrer l’acquis des temps modernes, la première place donnée au sujet, tout en indiquant des voies d’accès à la métaphysique. Au minimum, cette méthode d’approche fait apparaître la nécessité d’une métaphysique par delà, c’est-à-dire aussi à travers, le phénomène. Elle se rend ainsi attentive à manifester l’irréductible dignité du corps humain dans l’unité de la personne. En les corrigeant éventuellement, ou tout au moins en les réévaluant, elle est toujours prête à prendre en compte les acquis des sciences de la nature et des sciences humaines.

D’autre part, la personne est, selon lui, une donnée de l’expérience humaine, elle relève du sens commun : chacun s’éprouve comme « quelqu’un », ressemblant aux autres hommes, un avec tous les autres et, en même temps, comme différent de tout autre, unique, singulier. Mais cette évidence est délicate à établir rationnellement. La phénoménologie, telle que la met en œuvre Karol Wojtyła, permet de conduire à cette évidence que la raison peine à reconnaître. Elle décrit en effet le phénomène inséparable de la conscience engagée en lui. Elle ne pose pas l’homme comme un observateur tout-puissant à distance de ce qu’il observe. Au contraire, par l’analyse phénoménologique, l’esprit se rend compte à lui-même de ce qu’il vit dans ce qu’il vit. La conscience que l’homme prend de ce qu’il vit est ainsi intégrée à la description du phénomène, qui est ainsi respecté dans sa portée anthropologique. L’homme sait qu’il fait ce qu’il fait.

Le grand livre de Karol Wojtyła à ce sujet est intitulé Personne et Acte. Je ne vais pas me risquer à en faire un résumé. La pensée a pu en être qualifiée de « généreuse » et l’ensemble de « jaillissement » [1]. J’en retiens l’idée suivante que je développe un peu. Karol Wojtyła part de la double expérience que nous pouvons faire : « j’agis » ; « quelque chose se passe en moi ». Ce sont deux expériences différentes, dans lesquelles je prends précisément conscience de mon « Je ». La première expérience correspond plus exactement à ce que nous pouvons appeler l’acte humain, la seconde davantage au domaine de l’émotivité et de l’intuition. Mais les deux phénomènes ne peuvent être séparés l’un de l’autre, comme si action et passion étaient en nous sur deux plans différents. Karol Wojtyła montre au contraire comment dans l’une et l’autre la personne s’éprouve elle-même transcendante et immanente à son acte. L’expérience de l’action ne peut se ramener à des déterminismes, même si agissent des conditionnements ; la personne pose ses actes, s’y engage, mais aussi s’y vérifie, s’y enfante et s’y éprouve elle-même.

C’est pourquoi Karol Wojtyła en vient à définir la liberté comme maîtrise de soi [2]. La personne ne se laisse pas agir seulement. Elle puise dans les dynamismes et les conditionnements du corps, notamment, mais aussi dans les conditionnements culturels et sociaux, de quoi agir par elle-même, se constituer et s’exprimer dans ce qu’elle fait.

Dans la mesure où elle doit choisir ce qu’elle fait, la personne découvre une autre transcendance, celle des valeurs. L’analyse phénoménologique évite de poser d’un côté la personne et sa liberté et en face d’elle les valeurs dont elle pourrait se saisir. La liberté est liberté pour ces valeurs, maîtrise de soi vers ces objets. Cette forme de dépendance ne s’exerce pas en contradiction avec la transcendance de la personne, établie tout d’abord ; elle la conforte, elle la fait fructifier, parce que la personne s’y confirme elle-même, y choisit sa propre vérité, s’y accomplit.

Il faudrait encore ajouter ce que Karol Wojtyła explique de l’action commune ou de l’action en commun, qui est aussi une dimension de toute action, et qu’il nomme « participation » – concept venu tout droit de Vatican II et dont l’interprétation wojtylienne pourrait bien être précieuse aujourd’hui encore pour réfléchir à la « participation » des chrétiens à la vie et à la mission de l’Église, comme à celle de tous les hommes au bien commun social.

Mais ces indications suffisent pour comprendre que notre philosophe dispose là d’une voie par laquelle il conduit l’esprit moderne à s’approprier à neuf des richesses bien connues de la sagesse métaphysique de saint Thomas. Cette voie permet de relire l’anthropologie de l’homme finalisé par la quête du Bien, s’accomplissant à travers les vertus, pour aller d’un pas libre, plus intérieur, vers sa Béatitude qu’il appréhende à travers des biens successifs, en y intégrant l’attention moderne au sujet conscient et libre, à sa « chair », à son histoire.

C’est ce que Karol Wojtyła avait déjà entrepris dans Amour et responsabilité. Personne et Acte représente un pas supplémentaire. L’analyse qui y est proposée fonde l’usage que fera le Pape Jean-Paul II de l’affirmation de Gaudium et Spes selon laquelle la personne « ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé d’elle-même » [3]. Cette affirmation, bien sûr, vient de la Révélation et de l’acte pascal du Christ, mais elle exprime une vérité anthropologique profonde vers laquelle il existe des accès pour la pensée humaine [4].

Cette réflexion trouvera son achèvement dans l’anthropologie du don et du langage des corps, qui sera une des clefs de l’intelligence qu’a Jean-Paul II de l’être humain, qui n’est lui-même que dans une relation de don. Ceci me conduit à mes deux autres points.

2°) L’inscription anthropologique des lois morales.

On sait aujourd’hui davantage le rôle important qu’a tenu le cardinal Wojtyła parmi les conseils sur lesquels s’appuya Paul VI pendant la préparation de son encyclique Humanae Vitae et le discernement qu’elle opérait. On sait aussi l’expérience d’accompagnement de jeunes et de jeunes couples qui était la sienne. Le plus original chez le futur Pape fut que cette expérience, somme toute partagée par bien d’autres prêtres, se doublait d’une méditation personnelle profonde, non seulement des cas qu’il rencontrait mais aussi de sa propre maturation humaine du mystère du corps humain, de sa nature sexuée, de la vertu de chasteté, de l’amour. Sa méditation s’exprimait spontanément par la poésie et le théâtre.

C’est sur ce fond très riche qu’il a construit une réflexion philosophique et théologique sur la morale sexuelle et conjugale. Sans doute l’approche phénoménologique qu’il avait acquise correspondait-elle remarquablement à sa capacité personnelle de réfléchir, d’intérioriser librement, le processus complexe de la maturation psychologique de la sexualité dans l’équilibre de la chasteté, comprise avant tout comme dynamisme de l’amour.

Dès le début de son pontificat, il a engagé un enseignement sur la sexualité à partir d’une analyse très fouillée des premiers récits de la Genèse. Il faut examiner comment le Pape y transpose sa méditation de poète et sa réflexion de philosophe. On y sent, à la lecture, combien l’instrument phénoménologique lui permet de tirer des lumières inattendues dans leur précision des quelques versets que présentent ces récits. Mais, enseignant comme Pape, successeur de Pierre, en charge du Magistère de l’Église, il ne propose pas une théorie philosophique, si éminente soit-elle et si cohérente avec l’enseignement du Magistère précédent qu’elle se montre. Il part de l’enseignement du Christ sur le mariage et en vient à la Genèse parce que le Christ lui-même renvoie à l’origine.

Grâce à cet effort de transposition lié à sa charge nouvelle, il retrouve à nouveaux frais la conviction qui l’avait porté jusque-là : la loi morale en matière sexuelle est une norme personnaliste qui peut être exposée à la raison humaine et que celle-ci peut recevoir comme répondant à ce qu’elle comprend de l’homme. La morale sexuelle catholique, celle en particulier qu’enseigne Humanae Vitae, n’est pas une survivance de tabous qui seront bientôt emportés ; elle n’est pas une spécificité chrétienne, même si elle manifeste d’abord la dignité du mariage célébré comme un sacrement. Elle exprime et éclaire à la fois la nature même de l’être sexué et de sa destinée.

Personne n’ignore que la réflexion de Jean-Paul II a redonné une cohérence et une crédibilité à la morale conjugale catholique ; les questions, les oppositions même que suscite son enseignement en ce domaine attestent qu’il n’est pas considéré comme insignifiant. S’il est sans doute bien travaillé dans les séminaires et de nombreux instituts de formation, un vaste champ d’action reste ouvert pour qu’il pénètre les esprits et les cœurs des fidèles et pour que tous ceux qui ont en charge une part d’enseignement sur ces matières l’intègrent personnellement.

Mais l’apport de Jean-Paul II à la réflexion morale ne s’arrête pas là. L’encyclique Veritatis Splendor est une borne milliaire dans l’élaboration de la doctrine morale catholique. Jamais encore le Magistère ne s’était engagé dans une synthèse de la théologie morale fondamentale. Le but de ce texte, vous le savez, est d’exercer un discernement devant certaines théories morales qui entraînent un dissentiment fortement exprimé chez des fidèles nombreux. Le Pape déploie une réflexion ample pour établir l’unité intérieure du Décalogue et des Béatitudes, de la Loi révélée à Moïse et de l’enseignement de Jésus, de façon à marquer clairement qu’il existe des actes intrinsèquement mauvais. Mais il veut aussi montrer la beauté de la vie morale, la splendeur d’une vie selon les commandements de Dieu.

L’analyse qu’il mène du dialogue de Jésus avec le jeune homme riche dégage la richesse anthropologique d’une vie morale comprise comme réponse à l’appel que Dieu adresse par le désir le plus profond du cœur humain. C’est en termes de liberté tendue vers son bien que le Pape comprend la question du jeune homme et la double réponse de Jésus.

Le cadre reste donc tout à fait théologique, mais l’analyse fait apparaître la qualité humaine de la vie engagée dans le dialogue avec Dieu sur la base de l’élan profond du cœur. La loi morale est comprise comme étant dans sa rigueur même au service de cette liberté, pour que l’homme puisse vraiment devenir assez libre, être assez véritablement une personne, pour pouvoir se donner. Il faudrait mieux expliciter comment Jean-Paul II relie la loi naturelle à la norme personnaliste d’une part, à la réalité du corps et de ses mécanismes d’autre part. On peut déjà gager que ce lien passe pour lui par la personne qui éprouve et met en œuvre sa transcendance par et dans les actes qu’elle choisit parce qu’elle pressent la richesse de vie qu’ils portent.

Dans le domaine social, Jean-Paul II approfondit la doctrine des droits fondamentaux de l’homme, déjà amorcée par Pie XII et ses successeurs. Développant la déclaration conciliaire Dignitatis Humanae, pour laquelle aussi son apport personnel fut important, il ne se contente pas de voir dans les droits de l’homme des critères de moralisation de l’État ; il y reconnaît l’expression d’une véritable anthropologie.

L’État n’est pas seulement une sorte de mal nécessaire, maintenant un peu de paix et assurant un peu de prospérité dans l’attente des vrais biens éternels ; il a sa valeur propre, il est une médiation indispensable de la destinée humaine, dont la grandeur est de permettre à tous les hommes de vivre chacun selon tout l’éventail de ses droits en consentant à la relation avec tous les autres. L’État n’est pas un décalque de l’Église dans l’ordre temporel, il ne contribue pas à conduire les hommes vers leur salut éternel, mais il leur donne de vivre ici-bas dans des relations mutuelles de respect, de solidarité, de justice et de paix. C’est pourquoi l’État établit sa propre légitimité en reconnaissant le droit à la liberté religieuse et en veillant à son exercice effectif. Il respecte ainsi la transcendance de chaque être humain et établit sa légitimité propre.

Pour Jean-Paul II, les droits de l’homme forment un ensemble cohérent dont le fondement est le droit à la liberté religieuse. La reconnaissance de celle-ci, en effet, établit fortement que l’homme n’est pas fait pour l’État. Un tel principe est la condition pour un juste engagement dans la vie sociale. Si c’est le Christ qui a introduit dans l’humanité la séparation du spirituel et du temporel, c’est là, dans l’esprit de Jean-Paul II, un trésor dont tous les hommes peuvent et doivent se pénétrer et se saisir. Car le respect par tous, à commencer donc par soi, de la relation vivante de l’homme avec Dieu et de Dieu avec l’homme, fait venir au jour la plus grande vérité de l’être humain.

C’est ainsi qu’à Cuba Jean-Paul II n’hésita pas à proclamer qu’ « un État moderne n’a pas à utiliser l’athéisme ou la religion comme un de ses fondements politiques » ; c’est ainsi encore que dans le message pour la paix du 1er janvier 1988 il écrivait : « On peut dire que la liberté religieuse est un facteur de grande importance pour renforcer la cohésion morale d’un peuple ». L’expérience des conflits des religions pourrait nous faire penser le contraire. Mais pour Jean-Paul II, « la société civile peut compter sur les croyants qui, par leurs convictions profondes, non seulement ne se laisseront pas facilement enfermer dans des idéologies ou des courants envahissants, mais s’efforceront d’agir conformément à leur aspiration à tout ce qui est vrai et juste, condition indispensable pour arriver à la paix » [5]. Plus les convictions des hommes sont profondes, plus ils les portent librement, moins ils sont tentés de les imposer aux autres, mieux ils sont capables de se laisser stimuler par ce que les autres portent de vrai et de juste.

Qui ne voit qu’une telle vision suppose une éducation forte, une formation intérieure de l’être humain, non pas seulement l’affirmation de règles morales, mais la formation de la liberté personnelle, ou de la personne comme liberté, vraie « maîtrise de soi », pour pouvoir aller vers les autres et agir avec eux, en se donnant et non en s’imposant ou en se défendant.

Nous retrouvons là l’intuition fondamentale de Jean-Paul II, qu’il a partagée à l’Église, que la loi morale fait advenir l’humanité la plus riche, la plus profonde de l’homme. Ce n’est qu’ainsi qu’elle peut être reçue, qu’elle a à être reçue ; c’est ainsi qu’elle est donnée à l’homme par le Créateur et Rédempteur.

3°) Le Christ, Homme nouveau.

« Le Rédempteur de l’homme, Jésus-Christ, est le centre du cosmos et de l’histoire ». Ces mots ouvrent la première encyclique de Jean-Paul II. Ils expriment le centre vers lequel se tournent, écrit-il, sa pensée et son cœur. Il précise plus loin : « L’unique orientation de notre esprit, l’unique direction de notre intelligence, de notre volonté et de notre cœur est pour nous le Christ, Rédempteur de l’homme, le Christ, Rédempteur du monde » [6]. Ces quelques lignes suffisent à nous assurer que l’on ne comprend rien à l’action et à la pensée de Jean-Paul II si on ne réfléchit pas à sa christologie.

Deux faits renforcent cette assurance. Tout le pontificat de Jean-Paul II porte la marque du grand Jubilé de l’an 2000. Il est annoncé dès la première encyclique. Sa préparation puis sa célébration et la transition avec le troisième millénaire couvrent toute sa durée. L’attention portée à cette date a surpris, au moins les esprits occidentaux. Le Pape a montré ainsi un sens intense de l’histoire, de ses possibilités inattendues, des bouleversements que l’œuvre de Dieu a introduits et introduit en elle. Il l’a fait sans aucun millénarisme, mais avec la vive conscience de l’effectivité de la nouveauté insérée dans le temps par l’Incarnation rédemptrice.

La chute du monde communiste en fut pour lui un fruit de plus, à la fois inattendu et certain, non pas simplement parce que toutes les réalités humaines s’usent, mais aussi à cause de la puissance de la miséricorde et de l’amour, simultanément instillée dans la trame des événements et multipliée par les martyrs.

C’est donc en profonde cohérence que l’encyclique Tertio millenio ineunte ouvrant le troisième millénaire en y envoyant l’Église en mission donne comme consigne de repartir du Christ. L’encyclique appuie cette consigne sur une saisissante méditation du visage du Seigneur incarné, n’hésitant pas à affronter la redoutable question de la coexistence de la souffrance et de la vision. Sur ce sujet de la christologie de Jean-Paul II, des études seraient nécessaires, qui traceraient l’arc reliant les déclarations de Redemptor Hominis sur le Verbe éternel et universel et celles de Tertio millenio ineunte, plus directement spirituelles, plus ajustées à un vaste public, et pourtant non moins riches doctrinalement.

Une des caractéristiques de cette christologie, rarement déployée pour elle-même d’ailleurs, est de considérer le Christ comme portant en lui la destinée de tous les hommes pour la conduire à son terme. Jésus est indubitablement Jésus de Nazareth, celui sur les pas duquel le Pape a ardemment désiré placer ses pas en se rendant en Terre Sainte ; il est aussi le Verbe en qui et par qui tout a été créé, à l’image de qui l’homme a été fait, « l’Alpha et l’Oméga » en qui l’histoire de l’humanité entière se trouve justifiée.

« Par son Incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme » [7], cette citation de Gaudium et Spes revient très souvent sous la plume du Pape au début de son ministère romain. Elle se combine avec cette autre phrase qui, dans le texte conciliaire, la précède : « Le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné » [8]

De la première, Jean-Paul II donne souvent une interprétation christologiquement assez forte, dans la ligne des Pères de l’Église, des Alexandrins notamment : le Verbe est l’Image selon laquelle nous avons été créés, il se rapproche par conséquent de chacun de nous en s’incarnant. Il comprend ce mystère de rapprochement de manière très concrète et en tire sa compréhension de la mission de l’Église. Le devoir de celle-ci est d’agir de telle sorte « que cette union puisse continuellement s’actualiser et se renouveler ». Et il ajoute, en déployant le thème de la route : « L’Église désire servir cet objectif unique : que tout homme puisse retrouver le Christ, afin que le Christ puisse parcourir la route de l’existence, en compagnie de chacun » et encore : « Sur la toile de fond des développements toujours croissants au cours de l’histoire, qui semblent se multiplier de façon particulière à notre époque…, Jésus-Christ devient, d’une certaine manière, nouvellement présent, malgré l’apparence de toutes ses absences, malgré toutes les limitations de la présence et de l’activité institutionnelle de l’Église. Jésus-Christ devient présent avec la puissance de la vérité et avec l’amour qui se sont exprimés en lui avec une plénitude unique et impossible à répéter, bien que sa vie terrestre ait été brève, et plus brève encore son activité publique. » [9]

Jésus-Christ n’est pas un absent de l’histoire auquel il faudrait prêter une présence de substitution. Au contraire, il lui est vraiment présent, à elle tout entière, à partir de la brièveté de sa présence temporelle. Il peut vraiment venir à chacun de nous et il ne veut exercer sa présence qu’en s’unissant concrètement à chacun de nous.

Ces quelques lignes nous introduisent un peu dans l’intelligence de ce que le Pape a voulu dire par des formules qui ont frappé alors les esprits : « Jésus-Christ est la route principale de l’Église » [10] ; « (L’homme) est la première route et la route fondamentale de l’Église » [11]. Elles ne peuvent être bien comprises que si on entend très sérieusement ce que l’encyclique déclarait auparavant : « L’homme qui veut se comprendre lui-même jusqu’au fond ne doit pas se contenter pour son être propre de critères et de mesures qui seraient immédiats, partiaux, souvent superficiels et même simplement apparents ; mais il doit, avec ses inquiétudes, ses incertitudes et même avec sa faiblesse et son péché, avec sa vie et sa mort, s’approcher du Christ. Il doit, pour ainsi dire, entrer dans le Christ avec tout son être, il doit ‘‘s’approprier’’ et assimiler toute la réalité de l’Incarnation et de la Rédemption pour se retrouver soi-même. S’il laisse ce processus se réaliser profondément en lui, il produit alors des fruits non seulement d’adoration envers Dieu, mais aussi de profond émerveillement pour soi-même. » [12].

Il y a un chemin d’intériorisation, d’approfondissement qui s’opère lorsque les hommes acceptent de découvrir qui ils sont non dans les constructions hasardeuses des idéologies mais dans la contemplation de la personne de Jésus de Nazareth. Car, « c’est Lui, et Lui seulement, écrit encore Jean-Paul II, qui a correspondu pleinement à l’amour éternel du Père, à cette paternité que Dieu a exprimée dès le commencement en créant le monde, en donnant à l’homme toute la richesse de la création… Le Christ a également correspondu pleinement à cette paternité de Dieu et à cet amour, alors que l’homme a rejeté cet amour en rompant la première Alliance et toutes celles que Dieu par la suite a souvent offertes aux hommes » [13].

La contemplation du Christ permet de le voir dans toute l’ampleur de son mystère, dans son obéissance au Père et comme celui sur qui repose l’Esprit. Il n’est donc pas pour les hommes un modèle extérieur, il n’est pas non plus une sorte d’idéal. Il est celui qui dans la création abîmée, tournée en mystère d’iniquité, introduit de manière inamissible la force de la miséricorde.

En le regardant, l’homme découvre non seulement qui il doit être mais ce qu’il est. La nature humaine n’est pas, par conséquent, ce que déjà les hommes savent d’eux-mêmes, mais ce qu’ils découvrent en parcourant le mystère de Jésus et ce qu’ils ont déjà parcouru de ce mystère. Alors que chez bien des chrétiens même, la figure du Christ est ramenée à des proportions humaines, chez Jean-Paul II, la christologie s’ouvre en une anthropologie de l’homme concret, de l’homme spirituel, corps et esprit, appelé par Dieu et racheté, placé dans une histoire de péché et de grâce.

Cette compréhension se traduit, je crois, dans les méditations évangéliques qui ouvrent certaines encycliques ou exhortations apostoliques : le jeune homme riche au début de Veritatis Splendor, la Transfiguration dans Vita consecrata. Le dialogue passé du Christ Jésus avec cet homme qui l’interroge contient en lui toutes les démarches humaines vers le bien ; la transfiguration de Jésus révèle la plénitude humaine à vivre désormais ici-bas dans les conseils évangéliques. Il sera bon de dégager la structure interne de la christologie de Jean-Paul II pour que l’image de l’homme qui a polarisé son action et son enseignement apparaisse plus clairement à nos yeux.

Mais puisqu’il s’agit de parcourir une route, d’intérioriser un mystère, nous pouvons déjà affirmer qu’un des apports majeurs de Jean-Paul II est sans doute d’avoir appris à l’Église, dans la droite ligne du Concile, que c’est en étant fidèle à sa mission qu’elle découvre de plus en plus qui elle est et qui elle sert ; c’est en agissant qu’elle devient elle-même ; c’est à travers l’histoire, en en portant le poids et en y puisant son dynamisme qu’elle rejoint son Seigneur et conduit les hommes à l’éternité.

II. Une liberté nouvelle pour la mission.

Ces trois traits majeurs sommairement décrits permettent de regarder vers l’avant. Déjà, nous avons pu noter que l’action concrète de Jean-Paul II avait traduit des éléments déterminants de sa pensée. Son ministère a conduit l’Église sur des voies qu’elle ne peut que poursuivre. L’approfondissement de sa doctrine permettra d’avancer sur ces chemins sans se lasser et sans se perdre, en comprenant ce que l’on y fait et ce que l’on y vit. Jean-Paul II invite à tout jamais les fidèles à passer « de la peur à l’espérance ». C’est ainsi qu’ils pourront vivre dans le monde pluriel qui est le nôtre sans arrogance et sans crainte : « mission et dialogue », et être des artisans de « la civilisation de l’amour ».

1°) De la peur à l’espérance.

« N’ayez pas peur ! » Tous, nous avons retenu l’appel que Jean-Paul II adressa en inaugurant son pontificat. Mais nous risquons peut-être, en nous fiant à notre seule mémoire, d’en déformer le sens et la portée. Le nouveau Pape n’invitait pas les chrétiens à ne pas avoir peur du monde ou des autres. Il nous invitait à ne pas avoir peur « d’ouvrir toutes grandes nos portes au Christ ». Et il complétait : « Ouvrez-lui les portes des États, et des systèmes économiques et politiques, le vaste champ de la culture. Lui sait ce qu’il y a dans l’homme et lui seul le sait » [14].

La peur que le Pape nous invitait à exorciser est celle qui saisit Simon et ses compagnons devant l’abondance de la pêche faite sur l’ordre de Jésus : « N’aie pas peur. Désormais, ce sont des hommes que tu prendras » (Lc 5, 10). C’est la crainte révérencielle devant l’intervention de Dieu qui s’exprime ainsi, et nous savons comment chaque théophanie, chaque apparition de Dieu ou de son Ange commence par l’invitation à ne pas avoir peur. Mais c’est aussi que cette peur sert à l’homme de prétexte pour se cacher, pour se dérober à ce à quoi Dieu peut vouloir l’inviter, à la mission qu’il pourrait lui confier. Nous connaissons cela depuis Adam et Eve se dissimulant dans les buissons du jardin d’Eden.

Voilà sans doute un premier trait de la mission que Jean-Paul II a remis devant les yeux de l’Église entière et que nous devons conserver et cultiver : la conviction profonde que le Christ Jésus est venu pour le bien des hommes et que, par conséquent, ses disciples n’ont à craindre ni de le laisser saisir leur vie et la transformer ni de le partager avec leurs frères. La première condition de la mission est que, nous, baptisés, acceptions, avec joie, avec liberté, la marque du Christ sur notre existence. Il faut que, loin de chercher à composer la Seigneurie du Christ avec notre propre autonomie, nous consentions à être vraiment à lui, avec l’assurance que c’est ainsi que nous nous trouverons nous-mêmes, que nous mènerons une vie vraiment humaine, vraiment digne de l’homme.

L’appel de Jean-Paul II était d’autant plus saisissant qu’il venait d’un pays officiellement athée. La Pologne, sans doute, est un pays catholique, mais pendant des décennies, ceux qui voulaient vivre pleinement en chrétiens se mettaient à l’écart du système politique et social. L’Église y a été un refuge, une maison pour la liberté de penser et d’agir, elle l’est devenue en apprenant à vivre face à un adversaire doté de tous les prestiges de l’appareil d’État, d’un enseignement et d’un système de santé qui diffusaient une idéologie volontairement anti-chrétienne, transportant l’idée que la religion était une force d’aliénation de l’homme. C’est dans ce contexte que quelqu’un comme Karol Wojtyła a élaboré la réflexion dont j’ai tâché de vous dessiner trois traits principaux.

L’histoire a montré le retentissement de cet appel du Pape dans l’esprit des Polonais, les énergies spirituelles qu’il y a libérées, maintenant que cette vision de l’homme et de sa destinée se trouvait consacrée par la charge apostolique du successeur de Pierre. L’année passée a été l’occasion de nous souvenir de l’aventure du syndicat Solidarité et des grandes grèves de Gdansk.

Mais le Pape s’adresse aussi au monde dit « libre » et sa parole n’y a pas moins de force. Car il désigne aux chrétiens de ces pays la peur non moins grande qu’ils ont de se laisser conduire vraiment par le Christ. L’attrait des richesses, l’inquiétude des biens terrestres, le besoin d’accumuler, font que l’homme a peur de l’appel de Dieu et de la suite du Christ. La tentation de l’Occident, nous la connaissons tous, consiste à empêcher insidieusement Dieu d’interférer avec notre vie concrète, laquelle reste toute entière commandée par nos possibilités de consommation.

L’appel à ne pas avoir peur du Christ est aussi par conséquent un appel au témoignage. Il s’agit de montrer que l’adhésion au Christ ouvre à une vie plus humaine, plus resplendissante, plus libre ; que les renoncements qu’elle exige, loin d’être destructeurs, sont libérateurs.

Ce que le philosophe et le spirituel a pu élaborer rationnellement, le Pape invite les chrétiens à le vivre sans réserve. Chaque génération, chaque époque, chacun de nous à différentes étapes de sa vie, a besoin d’entendre ce « N’ayez pas peur d’ouvrir toutes grandes vos portes au Christ », pour réévaluer le cours de sa vie, pour secouer les jougs qu’il a laissé peser sur lui et qui ne sont pas le doux fardeau de Jésus.

Au sortir des célébrations du grand Jubilé, Jean-Paul II a adressé un autre appel, qui a retenti fortement lui aussi : « Avance au large, Duc in altum ». Il se réfère à la même scène de l’appel de saint Pierre. La conviction que le Christ est maître de l’histoire doit devenir en chacun de nous assurance paisible pour avancer dans l’histoire. Nous avons la certitude d’y trouver non pas un autre Christ ni une autre Église mais de quoi faire resplendir d’autres aspects de la dignité restaurée de l’homme et de la destinée à laquelle nous sommes appelés.

Entre ces deux appels, on peut reprendre le titre du livre d’entretiens du Pape avec Vittorio Messori : Entrez dans l’espérance (1994). Si nous sortons de la crainte devant l’approche de Dieu et l’appel du Christ pour découvrir le bien que Dieu nous fait en Jésus, alors le temps qui passe ne nous apparaît pas simplement comme une lente décadence, alors les évolutions démographiques, politiques, sociales, les faits nouveaux de notre temps : la rencontre des civilisations et des religions, ne viennent pas à nous comme des menaces. Nous avançons avec l’assurance de pouvoir vivre mieux de la grâce de la Rédemption, plus librement, plus humainement, - et cela veut dire : selon l’humanité recrée en Jésus, non pas selon notre idée de l’humanité.

En même temps, Jean-Paul II n’est pas naïf : il sait le poids de la tentation, celle de la peur devant les menaces des États ou la pression de l’opinion, celle de la fascination devant les biens matériels et le confort. Il a dénoncé toujours avec vigueur les risques d’égarement de la liberté. On peut même dire qu’il en a souffert dans son cœur et sa chair. Mais il le fait sans nostalgie d’un passé supposé idéal, avec la certitude que l’Esprit-Saint, Esprit de Vérité, a la puissance de faire surgir les saints nécessaires à chaque époque, avec une vive conscience du mal que les hommes peuvent se faire et du bien qu’ils peuvent partager.

C’est dans cette perspective que peut être comprise la démarche de repentance. Elle n’est pas une manière de se dédouaner du passé sur le dos de nos ancêtres dans la foi ; tout au contraire, par la repentance, l’Église assume son passé, sans nulle apologétique, certaine que ses enfants d’autrefois se trouvent purifiés par le jugement de Dieu et heureux d’être libérés de leurs fautes. Elle s’avance ainsi vers l’avenir, connaissant les faiblesses de ses membres mais osant proclamer le message de la perfection évangélique et répandre les dons de la grâce, pour que les hommes puissent y avoir part.

L’Église ne marche donc pas vers son propre succès ; elle ne cherche pas à établir son règne ici-bas. Sa mission est d’enfanter les hommes pour la vie éternelle en Dieu et d’être le sacrement du salut. Jean-Paul II a fourni bien des éléments d’intelligence de la mission ainsi comprise. Il permet à l’Église entière et à chacun de nous en elle de découvrir sa place dans cette mission commune.

2°) Mission et dialogue : foi et raison, cultures et religions.

Jean-Paul II a engagé l’Église dans un certain type de relations avec le monde, que nous voyons Benoît XVI poursuivre à sa manière : l’Église a quelque chose à dire au monde, à tous les hommes, en s’adressant à leur intelligence. Déjà, le cardinal Wojtyła avait exprimé cette conviction lors de la préparation de ce qui devait devenir Gaudium et Spes. Il insista pour que le Concile ne parle pas comme dans un soliloque, mais enseigne en employant une méthode qu’il nommait « heuristique » et qu’il définissait ainsi : cette méthode d’enseigner « exige que l’esprit de ceux auxquels nous parlons soit conduit par la force des arguments. Il s’agit d’arguments tout à fait clairs et simples auxquels la saine raison consent facilement…. L’argumentation en son genre doit être rationnelle, parce que nous parlons même à des non-croyants. Elle peut être aussi théologique, car tous savent bien que c’est l’Église qui parle dans ce schéma » [15]. On peut aisément reconnaître ici une manière de faire cohérente avec la pensée profonde du futur Pape, et à laquelle il a en quelque sorte initié l’Église au long de son pontificat. Il trouve encouragement dans le fait qu’il la reconnaît comme voulue par le Concile lui-même.

L’encyclique Fides et Ratio en est comme la charte. Bien sûr, cette encyclique prolonge l’attitude traditionnelle de l’Église : la vérité ne se découpe pas, la vérité naturelle et la vérité surnaturelle sont en étroite connexion l’une avec l’autre. Le premier concile du Vatican avait consacré cette attitude en enseignant la capacité naturelle de la raison de connaître Dieu. Mais Fides et Ratio est un texte d’une autre ampleur. Le successeur de Pierre y expose selon la perspective la plus large l’indépendance mutuelle et la connexion réciproque de la raison et de la foi. Il présente comme une tâche urgente de l’Église en notre temps d’encourager la philosophie à croire en ses capacités d’affirmation de la vérité sans passer sous silence « la question radicale concernant la vérité de la vie personnelle, de l’être et de Dieu » [16]. L’Église peut et doit aider l’homme à retrouver une authentique confiance en ses capacités cognitives en lançant à la philosophie le défi de retrouver et de développer sa pleine dignité [17]. L’enjeu pour le Pape est que « l’humanité, au seuil du troisième millénaire, prenne plus clairement conscience des grandes ressources qui lui ont été accordées et s’engage avec un courage renouvelé dans la réalisation du plan de salut dans lequel s’inscrit son histoire » [18].

Cet appel adressé à la philosophie est donc aussi appel à l’Église pour qu’elle ose entrer dans un dialogue vrai avec les philosophies effectives de notre temps, en puisant dans les ressources philosophiques de sa Tradition, en développant une théologie qui nourrisse vraiment la raison humaine, en tirant tout le contenu rationnel possible du donné de la foi.

Le Pape désigne ainsi un lieu particulièrement significatif pour notre époque. L’Église, et en elle les chrétiens, ne peuvent pas se contenter de relations pacifiques avec les non-croyants ou les hommes d’autres religions. Ils doivent oser engager un travail de raison et proposer aux autres d’y entrer avec eux. Le dialogue des religions prend encore d’autres formes, comme la prière côte à côte et la coopération pour la paix et la justice. Mais ces formes ne dispensent pas d’une recherche qui met en jeu la destinée spirituelle de l’homme devant la Vérité. Chaque chrétien, évidemment, joue dans ce dialogue un rôle déterminé par son statut propre et ses charismes dans l’Église. Mais, pour Jean-Paul II, chaque chrétien a le devoir d’approfondir le mouvement de la foi en lui, de le conduire à féconder sa raison et à informer ses actes.

On le comprend : Jean-Paul II ne voit pas le monde comme extérieur à l’Église ni les non-croyants ou les non-chrétiens comme des personnes qui sont sorties de l’Église, comme des ennemis ou des adversaires. Il est persuadé que l’Église a à apprendre du dialogue avec eux, et qu’eux aussi peuvent beaucoup profiter d’entendre ce que dit l’Église de Dieu, de l’être, de l’homme.

Nous retrouvons bien sûr en cela l’attention personnaliste de la pensée et de la pratique de Jean-Paul II. Son discours à l’Unesco lui avait permis de présenter la culture dans l’autoréalisation de l’homme. La diversité des cultures existantes, y compris de la culture des nations, il la reçoit comme un appel à un dialogue dont le nœud serait la personne humaine, sujet et objet véritables de la culture.

Là encore, Jean-Paul II entraîne les baptisés, chacun selon son rôle propre, à avancer dans l’histoire avec confiance. Il n’est pas question de regarder en arrière : les défis de notre temps, si redoutables, en apparence si menaçants pour la foi, offrent en réalité des occasions nouvelles de faire resplendir la richesse de la Révélation, le renouvellement qu’elle représente pour l’homme.

Il y a donc un travail qui relève de la mission de l’Église :il consiste à redonner à la raison humaine confiance en elle-même et à oser s’adresser à la raison des hommes. Cette tâche doit contribuer au labeur spécifiquement humain de la culture. La diversité des formes culturelles et des civilisations qui, aujourd’hui, se connaissent mieux que jamais et s’entremêlent, exige de tous un effort d’ouverture et d’enracinement, un goût de la vérité que rien ne puisse éteindre et une grande patience qui reflète celle de Dieu. La mission de l’Église n’est pas d’établir une civilisation, sinon celle de l’amour.

3°) La civilisation de l’amour.

Jean-Paul II a repris cette expression à son prédécesseur Paul VI. Il l’a largement employée à son tour. Il me semble qu’elle décrit l’horizon de la mission. L’Église ne se cherche pas elle-même. Elle a pour mission d’ouvrir aux hommes les portes de l’amour de Dieu en réponse à l’amour dont Dieu les aime. Je voudrais désigner deux aspects de la civilisation de l’amour dans lesquels il me paraît important que les chrétiens s’engagent et pour lesquels l’héritage intellectuel de Jean-Paul II leur fournit des instruments précieux.

Tout d’abord, les chrétiens doivent apprendre à aimer. C’est évidemment leur mission de toujours à toujours. Mais il y a beaucoup à faire, au milieu de notre monde et en sa faveur, pour porter le témoignage d’un amour humain, vraiment spirituel et vraiment charnel, vraiment chaste et vraiment donné. En parcourant Amour et Responsabilité, on se rend compte que Jean-Paul II nous fournit un cadre conceptuel mais aussi un cadre pratique remarquable, pour éduquer des hommes et des femmes en les aidant à devenir capables d’intégrer toutes les dimensions de leur être en vue d’aimer de manière vraiment personnelle et personnalisante.

L’enseignement de Jean-Paul II sur l’amour humain et le mariage a contribué fortement à renouveler notre discours sur le sacrement et la vie conjugale et à moderniser nos préparations au mariage. Il a encouragé les pasteurs à enseigner la doctrine intégrale de l’Église et les fidèles, – au moins une élite d’entre eux, mais une élite spirituelle – à en vivre. Beaucoup reste à faire pour que nous aidions les jeunes à assumer la dimension sexuée de leur être, à en réaliser la force personnalisante et à se préparer à y reconnaître un dynamisme de don de soi, véritable accomplissement de la personne [19].

D’autre part, la civilisation de l’amour doit se bâtir dans le cadre des sociétés démocratiques. Elle est bien sûr pour une part une réalité eschatologique. Nous devons la viser toujours, lui donner des réalisations variées selon les secteurs de l’existence et les moments de l’humanité. Mais elle s’édifie aussi à travers une certaine manière de fonder et de vivre la vie commune en société.

Jean-Paul II, par son enseignement sur les droits de l’homme, a donné comme tâche à l’Église au troisième millénaire d’aider les hommes à vivre vraiment en société. Les chrétiens doivent être capables de traduire en termes rationnels, audibles par tous, les fondements de la vie sociale dont la Révélation leur garantit l’importance. Déjà, le Magistère de Jean-Paul II les y a aidés par la définition de l’« Évangile de la vie », mais aussi par les multiples messages du Pape pour la journée mondiale de la paix ou pour les journées des malades ou des migrants…

Les chrétiens doivent apprendre à ne pas être d’accord avec tout le monde, à le faire savoir, à imaginer et proposer d’autres solutions ou d’autres moyens d’atteindre les buts de l’État et de la société. Ils doivent avec tous les hommes vivre leurs droits, non comme des privilèges à préserver de toute atteinte, mais comme des expressions de leur dignité, selon laquelle ils ont à s’efforcer de vivre, et qu’ils ont avant tout à reconnaître chez les autres, surtout les plus démunis. La civilisation de l’amour représente donc un encouragement à ce que les hommes se comprennent et se vivent comme des personnes, chacun portant l’œuvre de tous, pour que le Règne de Dieu puisse advenir.

Cette mission des chrétiens a été magistralement développée par Benoît XVI dans sa première encyclique Deus caritas est.

Cette dernière remarque peut servir de conclusion. Jean-Paul II et Benoît XVI sont deux personnalités très différentes, sur le plan intellectuel aussi bien que sur d’autres. On connaît aussi leur profonde estime mutuelle, née déjà lors des sessions conciliaires, et leur amitié, teintée de la part du cardinal Ratzinger d’une profonde déférence.

Benoît XVI est sans doute plus précisément théologien que ne l’était Jean-Paul II, dont la personnalité intellectuelle était plutôt philosophique et spirituelle. Mais la première encyclique a confirmé, s’il en était besoin, l’unité de la pensée de ces deux hommes. Si Benoît XVI tourne de manière très délibérée les regards vers la source et la fin divine de toutes choses, ce n’est pas pour corriger l’attention que Jean-Paul II portait à l’homme concret. Il nous aide au contraire à recevoir la pleine portée théologale de l’émerveillement que Jean-Paul II nous a appris à avoir pour l’homme.

La mission de l’Église est de vivre ici-bas de l’amour qu’est Dieu. C’est en nous aimant les uns les autres que nous y répondons.

[1Albert Chapelle, préface à Antoine Guggenheim, Liberté et Vérité. Une lecture philosophique de Personne et acte de Karol Wojtyła, coll. « École cathédrale », Parole et Silence, 2000, 5.

[2Voir encore : A l’image de Dieu homme et femme. Une lecture de Genèse 1-3, Paris, Éditions du Cerf, 1985, 124.

[3Gaudium et Spes, 24.

[4Voir Gaudium et Spes, 22.

[5Message pour la journée mondiale de la paix, 1er janvier 1988, n° 3. Voir Olivier de Berranger, La paix sera le dernier mot de l’histoire, coll. « Cahiers de l’École cathédrale », Parole et Silence, 2001 et « La déclaration Dignitatis Humanae dans l’enseignement de Jean-Paul II », dans : Pour une conscience vive et libre. Dignitatis Humanae. Une déclaration prophétique de Vatican II, coll. « Cahiers de l’École cathédrale », Parole et Silence, 2006, 120-139.

[6Redemptor Hominis, n° 7.

[7Gaudium et Spes 22, cité dans Redemptor Hominis, 8, repris au n°13.

[8Gaudium et Spes, 22, cité aussi dans Redemptor Hominis, 8.

[9Redemptor Hominis, 13.

[10Redemptor Hominis, 13.

[11Redemptor Hominis, 14.C’est le Pape qui souligne.

[12Redemptor Hominis, 10.

[13Redemptor Hominis, 9.

[14Homélie pour la Messe d’inauguration du pontificat, le 22 octobre 1978, Documentation catholique, n° 1751, T. LXXV-19, 916.

[15Cité par Pierre d’Ornellas, Liberté, que dis-tu de toi-même ? Une lecture des travaux du Concile Vatican II 25 janvier 1959-8 décembre 1965, « École cathédrale », Parole et Silence, 1999, 444.

[16Voir Fides et Ratio, 5.

[17Voir Fides et Ratio, 6.

[18Fides et Ratio, 6.

[19La Lettre aux familles, du 2 février 1994, publiée pendant l’Année internationale de la famille, présente la famille non comme une institution juridique mais comme le cadre institutionnel de l’amour où chacun des membres peut apprendre à devenir lui-même en se donnant aux autres. Voir en particulier le n°11.

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