Rencontre du cardinal André Vingt-Trois avec responsables et aumôniers des Aumôneries de l’Enseignement Public de Paris (AEP)

Saint-Germain des Prés – mardi 8 avril 2008

Je suis impressionné de la convergence des convictions que vous avez exprimées. Je ne sais pas comment il faut l’interpréter. Est-ce le reflet de ce qui se passe dans les aumôneries, ou bien est-ce le reflet de ce que vous souhaitez qu’il se passe dans vos aumôneries ? Ce serait tellement le désir qui vous habite que ce serait devenu une conviction quant à ce qu’il faut faire. Peut-être alors, cela ne se vit-il pas aussi généralement que vous l’avez exprimé. Car toutes les belles choses que vous avez dites sur la prière, l’appartenance à l’Église, la participation à l’eucharistie, sur le lien de la vie et de la foi, tout cela est très édifiant mais je me demande jusqu’à quel point il y a là le reflet de ce que l’on pourrait appeler des priorités ou, comme ces priorités ne sont pas forcement déjà réalisées, des objectifs vers lesquels vous essayez d’avancer. Il est déjà important que vous ayez ces objectifs-là soient ceux-là et non pas d’autres. Même si vos aumôneries ne les atteignent pas, le fait de les formuler veut dire que vous savez au moins vers quoi vous voulez avancer.

Je reprends quelques-uns des points que vous avez évoqués.

En premier lieu la question des critères et des priorités. Puisque l’on est persuadé que le nombre n’est pas un critère, qu’est-ce qui peut être un critère ? Par rapport à quoi va-t-on essayer d’identifier des critères ? Deux exemples me semblent particulièrement importants à travers tout ce que vous avez dit.
Le premier est peut-être le plus difficile à repérer, mais il doit rester, quoi qu’il arrive un objectif permanent poursuivi à travers tout ce que l’on fait : il s’agit de ce que vous avez dit quant à la relation personnelle avec le Christ. Si on doit essayer de définir ce que va être la spécificité d’une aumônerie catholique par rapport à d’autres possibilités de rencontres, d’échanges, de groupes, d’activités, c’est quand même d’essayer d’être au service d’une démarche de foi, c’est-à-dire d’une démarche de rencontre avec le Christ et d’une rencontre avec le Christ qui se déploie, qui se développe à travers une relation personnelle. Cela, c’est un critère non pas pour juger ce qui se passe, car nous savons bien que, de cette rencontre personnelle avec le Christ, nous n’avons pas forcément des expressions claires et ouvertes à tout moment : elle peut exister là où on ne pense pas qu’elle existe, et ce n’est pas parce que des jeunes ne sont pas capables de dire ce qu’est leur relation avec le Christ que cette relation avec le Christ n’existe pas -, mais, justement, cela veut dire que nos critères de réflexion et d’action ne sont pas simplement les choses que l’on voit, ou les choses que l’on peut mesurer, c’est aussi ce que l’on voudrait faire exister et que l’on a comme objectif. Donc, avoir en vue cet objectif d’une relation personnelle avec le Christ me paraît très important.

Comment peut-on faire progresser cette relation personnelle avec le Christ ? C’est le deuxième point que je voulais aborder. A mon avis, d’après ma petite compréhension, voilà certainement le point le plus difficile. Il met en œuvre des éléments qui ne sont pas évidents à faire fonctionner ensemble. Cela rejoint ce que vous dites sur la relation entre les grands événements et la vie ordinaire, etc.

Un premier aspect peut être formulé ainsi : comment réfléchissons-nous, comment comprenons-nous la croissance personnelle d’un jeune à travers des activités collectives ? Nous pouvons avoir une manière de comprendre les choses d’un point de vue adulte. J’espère que nous avons une manière adulte de comprendre les choses, c’est-à-dire que, pour nous, les distinctions entre personnel, groupe, collectif, communautaire, intime, sont des distinctions relativement bien mises en place, que nous arrivions à faire à peu près la différence entre une question qui relève de notre liberté personnelle, une question qui relève de nos relations avec d’autres, une question qui relève d’un engagement dans un groupe, etc. Je ne suis pas sûr que de jeunes adolescents vivent les choses d’une façon aussi analytique. Je pense même que, pour eux, ces distinctions seront le fruit de leur développement, de leur croissance et de la manière dont ils prennent leur dimension personnelle. Petit à petit, ils apprennent à identifier leurs différences, leurs spécificités par rapport aux autres, leur capacité d’autonomie et leur implication dans une vie de groupe. Beaucoup d’entre eux, vous le savez, ne participent à quelque chose que s’ils sont avec d’autres. On peut donc avoir toutes les idées que l’on veut, si nous ne sommes pas capables de constituer un noyau attractif, cela ne sert à rien, car ce ne sont pas les activités qui vont attirer, ce n’est pas parce que l’affiche sera meilleure qu’ailleurs que les jeunes viendront, c’est parce qu’il y aura quelqu’un qui ira. Ce qui va permettre à des jeunes de se décider à faire quelque chose, à participer à quelque chose, c’est qu’un copain ou une amie déjà y aille ou de pouvoir dire : « On y va ensemble ». Et si l’un d’eux, en définitive se désiste, on en perd trois ! Cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas personnellement impliqués ; cela veut dire que leur façon personnelle d’être impliqués dans une activité à ce moment de leur développement, c’est d’y être avec les autres. Par conséquent, nos propositions pour faire progresser une relation personnelle avec le Christ ne peuvent pas se ramener à les mettre un par un devant l’Évangile, ils ne fonctionnent pas ainsi. Nous devons être capables de développer une participation commune à travers laquelle un engagement personnel grandit.

Ce lien, cette dépendance entre l’expérience commune et l’expérience personnelle, est certainement un critère utile pour nos activités : comment sommes-nous capables d’ouvrir des espaces personnels dans des activités communes ? Sommes-nous capables de permettre que chacun et chacune trouve son chemin, sa manière d’être, son appel personnel par le Christ à travers des activités communes ? Nous devons chercher ces chemins tout en sachant bien que nous n’allons pas les accrocher individuellement s’il n’y a pas un minimum de communautés et, (il faut bien le penser), de conformisme. Car cet âge de l’identification est l’âge où l’on veut être différent des autres mais en étant comme les autres, en étant « conforme », en étant accepté et en étant reconnu. L’expérience de l’aumônerie, du groupe, d’une équipe, est précisément celle d’un lieu où l’on est reconnu et accepté. Si un jeune n’est pas reconnu et accepté, il ne peut pas se situer personnellement. Si nous voulons que des jeunes se situent personnellement, il faut accepter qu’ils aient ces lieux d’acceptation, de reconnaissance, de respect mutuel, et qu’existe la matière même d’une action et d’une activité collective, communautaire, d’une activité de groupe.

Nous retrouvons là le premier critère de notre action : au service de quoi nos activités communes sont-elles construites ? En vue de quoi ? Autrement dit, pensons-nous, quand nous organisons une activité de groupe, que nous faisons quelque chose qui ne fait pas progresser la liberté personnelle ou l’intégration et la capacité de se déterminer personnellement, avec toujours l’idée qu’il serait meilleur de les prendre un par un, ou bien développons-nous au contraire une capacité pour chacun d’être lui-même dans une activité de groupe ? Je sais par exemple que dans un certain nombre de mouvements, de pédagogie de mouvements, la tradition est de gérer la liberté personnelle et de la mettre en œuvre à travers une activité commune. Ce n’est pas toujours le cas dans un certain nombre d’aumôneries qui n’ont pas cette tradition. Il nous faut essayer de voir comment nous pouvons développer cette capacité d’interrogation personnelle à travers une activité de groupe. La même question, ou la même interrogation, se pose quant à l’alternance de ce qu’on appelle des temps forts, des événements importants, et la vie ordinaire. C’est le second aspect que je relève quant à la réflexion sur la construction d’une relation personnelle avec le Christ.

Nous avons tendance, - ce que je dis là n’est pas simplement vrai par rapport aux jeunes, c’est aussi vrai par rapport aux chrétiens en général -, à penser que l’intensité peut s’identifier et s’isoler et par conséquent se reproduire en toutes circonstances. L’intensité ne se reproduit pas dans toutes circonstances pour une raison très simple : les gens ont des capacités de concentration différentes et des capacités d’expression différentes ; ils ne sont pas forcément capables de vivre intensément dans toutes circonstances et ils ne sont pas forcément capables de théoriser l’intensité qu’ils vivent. Prenons un exemple qui ne touche pas les jeunes, cela aidera à comprendre : la dame pour qui la messe du dimanche est apparemment le seul moment de piété de la semaine, le reste de la semaine n’est pas devenue païenne ! Si elle vit une certaine intensité le dimanche à travers une forme de prière qui est une forme moins personnelle, cette intensité est au service du reste de sa vie. Imaginez que l’on puisse transformer en militants des braves gens qui viennent à la messe, c’est du rêve ! La question est plutôt de savoir comment nous-mêmes nous vivons la continuité entre des formes différentes de vie d’Église, des moments différents, et des modes d’expressions différentes.
Ainsi, on va aller au Frat, on va vivre quelque chose de très fort, de très grand, de très beau, de mémorable, mais avec le sentiment qu’ensuite il n’y aura plus de Frat, ce sera fini, il aura eu lieu. Est-ce ainsi que les choses se vivent ? Le garçon ou la fille qui vient au Frat ne peut-il, ne peut-elle, vivre quelque chose de fort que dans le cadre du Frat ? Ou bien, à partir de ce qu’il vit ou de ce qu’elle vit dans le cadre du Frat, lui donne-t-on des moyens de vivre autre chose ? C’est toujours la même question. Comment la pédagogie mise en œuvre à travers le Frat, - je ne parle pas de l’organisation générale : l’organisation générale, c’est l’organisation d’un grand événement, elle comporte forcément des trucs massifs qui mobilisent, qui captent, qui associent par le symbole, par le chant, par le mouvement, par la prière, - comment à travers tout ce qui est mis en œuvre, essaie-t-on de faire progresser les jeunes. Ce qui progressera, ne le fera pas forcément à travers la participation aux grandes manifestations communes, mais peut-être beaucoup plus par ce qui se sera passé tans tel petit groupe où l’on va aider des jeunes à relire, à rediscuter, à échanger ce qu’ils ont vécu pendant le temps fort de la journée.

D’où l’enjeu de l’alternance des types d’activités : elle permet aussi qu’au retour les jeunes soient aidés à intérioriser ce qu’ils ont vécu de manière un peu inconsciente. On va leur demander : « A ce moment-là, tu as senti qu’il s’était passé quelque chose, c’était quelque chose de fort qui t’a marqué, etc. : qu’en dis-tu maintenant ? Qu’en fais-tu ? » A travers des formes différentes, il s’agit toujours de poursuivre l’objectif de la croissance personnelle, de l’identité personnelle et de la capacité personnelle à intégrer ce qui a été vécu. Ce n’est pas la masse des activités, ni leur volume, ni leur intensité qui sont déterminantes. La masse, le volume et l’intensité sont faites pour intégrer, pour associer par toutes sortes de cheminements de l’affectivité, de l’enthousiasme, de la mobilisation, pour intégrer personnellement quelques éléments, quelques bribes. Les jeunes ne vont pas revenir en ayant mémorisé complètement ce qui s’est passé au Frat mais chacun ou chacune va revenir avec une chose, peut-être deux, peut-être une demie. Cette chose-là, il faut qu’ils arrivent à l’identifier car c’est sur son fondement qu’ils pourront vivre. Il est important qu’ils puissent mettre en pratique ce qu’ils ont reçu. S’ils reviennent avec une phrase de l’Évangile, il faut qu’ils arrivent à l’identifier, à l’apprendre par cœur, à la posséder et la mettre en pratique. S’ils reviennent avec le souvenir extraordinaire de ce qui s’est passé le soir à la veillée, c’est avec cela qu’il va falloir qu’ils vivent : il faut qu’ils objectivent ce qui a été vécu de manière irréfléchie.

Car le temps fort, l’événement important fait vivre au-delà de nos capacités de réflexion, il nous permet de nous associer à un acte communautaire qui dépasse nos moyens. Une fois que ceci est vécu, il reste à ré-identifier ce que le Seigneur a voulu dire, non pas à la terre entière mais à moi. Que m’a-t-il dit à moi ? Y a-t-il un mot, une phrase, un moment où j’ai été vraiment touché ? J’ai été atteint et je peux dire : mon message, ce que je rapporte du Frat, ce qui va devenir un élément de base pour moi, c’est cela. Il faut à la fois s’efforcer d’identifier cet élément, cette espèce de grâce particulière et devenir capable de la partager, au moins un peu, c’est-à-dire de se dire ce que chacun, ce que chacune rapporte, avec quoi il ou elle revient. On peut dire la même chose de tout événement que l’on vit de manière communautaire, cela peut être la même chose en sortant de la messe : que rapportes-tu de la messe aujourd’hui ? Ce peut être la même chose en sortant d’une réunion d’aumônerie : qu’as-tu tiré de la réunion d’aumônerie d’aujourd’hui ?

Le troisième aspect que je voulais souligner dans la croissance vers une relation personnelle avec le Christ, c’est l’importance des temps construits en vue de cette relation personnelle. Il serait intéressant d’avoir parmi les critères un critère de régularité, c’est-à-dire d’arriver à identifier clairement ce qui se passe de manière régulière. Qu’un jeune vienne une fois toutes les trois semaines passer un quart d’heure à l’aumônerie, c’est une chose ; que l’on puisse avoir un temps fort réel de manière régulière, hebdomadaire, c’en est une autre, il ne se passe pas la même chose. Il est important de repérer qui est régulier. Car ceux qui sont réguliers doivent, normalement, faire un autre chemin que ceux qui ne le sont pas. C’est d’eux dont il faut s’occuper. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas s’occuper de celui qui vient toutes les trois semaines, mais cela n’a pas le même sens, ce n’est pas le même objectif, et cela n’a pas le même résultat. Faire faire des partages d’Évangile à des jeunes qui viennent une fois de temps en temps, cela ne servira à rien ; en revanche, ceux qui viennent régulièrement, il ne faut pas les laisser s’ennuyer régulièrement, il faut vraiment leur donner quelque chose qui les aide à progresser dans une relation personnelle avec Dieu.

En tout cas, il faut avoir comme objectif prioritaire d’avoir des temps de prière. Une façon utile, c’est d’avoir régulièrement, une fois par trimestre, deux fois par an, un moment long où on fait la pédagogie de la prière. On ne fait pas la pédagogie de la prière simplement parce qu’on fait un signe de croix une fois par semaine. Pourquoi ? Parce que la pédagogie de la prière réclame que l’on passe du temps à essayer, que l’on passe du temps à s’entraîner. Passer du temps à s’entraîner veut dire qu’il faut avoir le temps de se purger de ce qui encombre l’esprit, avoir le temps d’apprendre à lire l’Évangile, avoir le temps de rester en silence seul, avoir le temps de se poser des questions, avoir le temps de regarder le Christ, avoir le temps de prier,… tout cela, on ne peut pas le faire dans n’importe quelles circonstances. Si on ne le fait pas, il n’y a pas de rencontre personnelle avec le Christ. On ne dit pas que l’on a rencontré le Christ personnellement parce qu’on a eu un échange d’une demi-heure sur un sujet religieux. La rencontre personnelle avec le Christ, cela veut dire un temps de silence, de solitude. Pour que ce temps de silence et de solitude puisse être vécu vraiment, il faut s’en donner les moyens, il faut accompagner, il faut soutenir, il faut encourager. Quand on a réussi, au moins avec quelques-uns, reste à faire fructifier l’investissement. Il faut relancer ceux-là qui ont fait l’expérience car ceux sont eux qui amèneront les autres. Ce n’est pas nous qui décidons les autres à venir, mais ceux qui ont fait une partie du chemin sont capables de témoigner de ce qu’ils ont fait, de dire que cela vaut la peine et de convaincre quelqu’un de venir. Cela, c’est ne pas rester dans l’événementiel, c’est-à-dire ne pas se laisser enfermer dans ce que l’on a vécu mais passer à une autre attitude, à une attitude plus intérieure. Il est évident que ce processus ne se passe pas de la même manière ni avec des 6e ou avec des 3e ou avec des 2nd cycle.

Nous devons être capables d’ajuster nos propositions en fonction des âges : le sérieux relatif et la gravité de la grande enfance commence déjà à vaciller au collège ; il y a une certaine gravité de l’enfant qui fait que l’on peut éduquer des gestes, des attitudes, une capacité de recueillement. Ce n’est plus la même chose en 4ème ou en 3e : l’entraînement ne peut pas être le même, et non plus avec des lycéens qui sont normalement sensés avoir fait un bout de chemin. En résumé, la proposition d’une expérience de la relation personnelle avec le Christ me paraît être un des critères principaux de notre pastorale des jeunes. Là non plus, il ne s’agit pas de nombre mais il s’agit de savoir si on le fait. On peut le faire à 5, à 6 à 7. Vous produisez spirituellement beaucoup plus si vous arrivez à passer une journée avec 7 ou 10 jeunes à faire cet entraînement de la pédagogie de la prière que si vous rassemblez 40 jeunes pour un quart d’heure. C’est l’objectif numéro 1 car c’est cela qui va devenir un élément fondateur de leur progrès personnel et de leur progrès spirituel. Comment allumer la flamme et le désir d’une qualité de vie : c’est comme cela, en arrivant à soutenir cet effort personnel vers une vie de rencontre avec le Christ.

L’autre question qui me paraît bien difficile pour les raisons déjà dites, c’est la question de la place des jeunes dans les communautés et par voie de conséquence dans les célébrations eucharistiques. C’est très difficile car cette question ne concerne pas simplement les aumôneries, elle concerne toute la société. Il faudrait pouvoir réfléchir, et réfléchir à partir des expériences que vous avez, mais peut-être plus largement des contacts que vous avez avec les parents : comment les jeunes trouvent-ils leur place dans leur famille ? S’ils sont des corps étranges, s’ils sont des spécimens étranges dans la vie ordinaire, il sera très difficile pour nous de trouver le moyen de les intégrer dans la vie de la société et de l’Église. Il y a là vraiment une question qui traverse toute notre société : celle de la place des jeunes dans notre monde.

Il y a à leur égard un vrai problème, un problème culture profond : nous sommes une société qui ne désire pas avoir une jeunesse nombreuse. Même si chacun de ceux que vous connaissez sont tout à fait bien accueillis, aimés, entourés, etc., ils ne peuvent pas ne pas subir l’effet second du climat de la société qui les entoure. Notre société désire une jeunesse peu nombreuse et qui ne pose pas trop de problèmes. Notre société a fait le pari depuis plusieurs dizaines d’années qu’il valait mieux avoir peu d’enfants et bien réussir. On a affaire à des enfants qui ne réussissent pas forcément bien, qui ne correspondent donc pas au modèle culturel, car ce n’est pas parce qu’ils sont peu nombreux qu’ils réussissent mieux. Vous entendez tout ce que l’on raconte aujourd’hui sur les fermetures de classes, les réductions de postes… : dans une société dynamique, on peut avoir une classe de 40 qui fonctionne, ce n’est pas un problème ; donc le problème est ailleurs. Que veut dire le fait qu’on est en train de constituer de petits laboratoires très perfectionnés dont on pense que plus il y aura de professeurs, plus il y a de réussite ? Là n’est pas le problème. Nos jeunes sont confrontés inconsciemment, même s’ils ne sont pas capables de le théoriser, à la difficulté que notre société rencontre par rapport à son système éducatif. Si nous ne savons pas trouver une formule éducative, c’est que nous ne savons pas quoi faire de nos jeunes. Comment peuvent-ils se sentir à leur place, intégrés, comment peuvent-ils sentir qu’ils sont attendus, comment ils peuvent sentir une perspective d’avenir dans une société qui donne des diplômes sans travail ? Nos petites questions de savoir si on peut leur trouver une place dans la célébration de l’Eucharistie sont beaucoup plus relatives : il faut d’abord qu’ils trouvent leur place dans ce monde. Par voie de conséquence aussi, comment peuvent-ils trouver leur place, - mais c’est un peu la même question qu’ils rencontrent dans leur entourage familial -, comment peuvent-ils trouver leur place avec des adultes qui soient non pas leurs grands-parents mais leurs parents ? C’est aussi une question sérieuse. Beaucoup de jeune aujourd’hui se reposent plus sur leurs grands-parents que sur leurs parents. S’ils viennent à l’Église, ils reposent sur des grands-parents plus que sur des parents. Comment notre manière de fonctionner permet-elle à des gens de la génération des parents, de leurs parents, de participer à leur intégration à la communauté ? S’ils ne se retrouvent à la Messe qu’avec des gens de la génération de leurs grands-parents ou de leurs arrière-grands-parents, cela ne va pas faciliter les choses.

Au moins dans un certain nombre de quartiers de Paris, nous connaissons un genre de ségrégations (peut-être ce mot n’est-il pas le meilleur ?). Les jeunes des familles les plus motivées ou les plus équilibrées ne sont pas dans notre circuit : voilà quand même une question. Si les plus « cathos » sont ailleurs, quelle est l’Église qui va les accueillir ? Si on a des aumôneries qui fonctionnent avec des jeunes sympathiques mais qui ont peu de liens ecclésiaux, comment vont-ils être accueillis, si les jeunes qui ont des liens ecclésiaux sont tous ailleurs ? Je ne suis pas sûr que la répartition du travail telle qu’elle a fonctionné depuis quelques dizaines d’années favorise la situation. D’un côté des établissements catholiques certainement très performants et dont la productivité fait l’admiration du monde entier mais nous ne sommes pas confrontés dans le fonctionnement des aumôneries et des paroisses à cette jeunesse-là : nous sommes confrontés à une autre jeunesse par rapport à cette jeunesse-là. S’il n’y a personne avec eux, que vont-ils découvrir ? De tout cela je conclue à la nécessité pour moi d’affronter la question de renouer les contacts entre les différents circuits de jeunes. C’est-à-dire entre les jeunes qui fréquentent l’Enseignement Catholique et qui en tirent tout le profit qu’ils peuvent, des jeunes qui fréquentent des mouvements de jeunes comme le scoutisme ou d’autres du même genre dont ils tirent aussi du profit, et puis des jeunes qui ne sont dans rien de tout cela. Où vont-ils se voir ? Où vont-ils se rencontrer ? En prenons-nous notre parti ? Nos réseaux ecclésiaux sont complètement séparés les uns des autres : d’un côté l’Enseignement Catholique qui fait sa part de travail, de l’autre côté le scoutisme qui a une influence importante sur beaucoup de jeunes et puis une troisième catégorie de jeunes qui n’est rattachée à rien et que nous essayons de traîner comme nous pouvons avec nos moyens. Mais ils ne se rencontrent pas.

Un des enjeux des grands rassemblements que nous proposons est précisément d’aider à ce que des jeunes de circuits différents se retrouvent au moins dans des événements, qu’ils découvrent qu’il y a d’autres jeunes. Je pense que cela peut être aussi une fonction de la vie paroissiale, de permettre que des jeunes de circuits différents se rencontrent sur des activités communes. Quelles activités communes ? Les paroisses sont-elles capables d’être ce lieu de rencontre de jeunes qui sont dispersés dans différents circuits de formation ? Cela suppose que l’on investisse, du point de vue de la paroisse, c’est-à-dire qu’il faut que les conseils pastoraux des paroisses assument cette responsabilité en se disant : « Que pouvons-nous proposer à des jeunes ? »

Je vois par exemple des paroisses où il y a de nombreux servants d’autel qui font l’admiration de la foule, mais bizarrement ces servants d’autel sont tous des enfants du catéchisme, des petits, et s’il n’y a jamais que des petits. Dès que l’on cesse d’être un petit, on en sort. Si on veut que l’existence des servants d’autel ait un effet, il faut tenir, il faut franchir la barrière et tenir pendant l’adolescence. Mais un adolescent ne tiendra pas s’il n’a rien à faire. Voilà une pédagogie à mettre en œuvre pour qu’ils aient une activité réelle, qu’ils ne soient pas là simplement comme des piquets plantés au coin du bois. Il faut s’en occuper, que quelqu’un fasse quelque chose. Si on ne leur propose rien, s’ils n’ont rien à faire, ils sont là et comme ils ne connaissent rien à ce qui se passe et qu’on ne leur a pas appris, ils regardent passer les wagons. A la paroisse d’avoir un petit projet pédagogique par rapport à eux. Je prends le cas des servants d’autel parce que c’est le plus visible, mais il y aura peut-être d’autres activités qui seraient intéressantes aussi.

D’où l’importance d’avoir des instruments, des lieux, des moyens de loisirs, là aussi. Si on ne se préoccupe des jeunes que quand ils viennent au catéchisme parce qu’on est persuadé que, si on les tient au catéchisme pendant trois ans, on aura sauvé le monde et qu’une fois qu’ils ont fait leurs trois ans de catéchisme ensuite on dit : « Tant pis, ils font ce qu’ils veulent, cela n’a plus d’importance », nous n’irons pas loin. A nous de mettre en place des instruments pour essayer de soutenir le catéchisme du mercredi, mais il serait bon que ces instruments fonctionnent aussi au-delà du catéchisme du mercredi et que nous trouvions un moyen d’avoir une certaine continuité, sinon les adolescents se défileront, ils iront ailleurs ou nulle part.

L’articulation de plus en plus étroite entre la vie paroissiale et la pastorale ou l’activité des jeunes, que nous avons essayé de mettre en route progressivement et qui va se développer j’espère, veut conduire à ce que la pastorale des jeunes ne soit pas une activité extérieure à laquelle personne ne s’intéresse mais vraiment quelque chose qui tient au cœur de la paroisse. C’est pour cela que dans le programme des Assises pour la Mission a été placé un thème : « enfance-adolescence », parce qu’on ne peut pas séparer l’enfance et l’adolescence. Il faut vraiment que dans les objectifs pastoraux d’une paroisse ces questions soient constamment présentes.

Je dirais de manière irrévérencieuse que, des retraités, il y en aura toujours et ils auront toujours besoin de s’occuper. Ce n’est pas une innovation pastorale d’avoir 15 équipes du Mouvement Chrétien des Retraités c’est à la portée de n’importe qui, il suffit pour une bonne part de laisser faire la nature des choses. Mais arriver à constituer des équipes de jeunes, à partir de gens qui n’en veulent pas, ça, c’est un effort plus difficile, cela demande un investissement beaucoup plus fort. Je crois que nous devons développer cette capacité de collaboration entre les aumôneries et les autres circuits de pastorale de jeunes, cela d’autant plus que la réduction pratique de nos moyens ne nous permet pas de développer tant de circuits autonomes les uns par rapport aux autres. Quand je parle de nos moyens, je parle des moyens humains : vous voyez bien vous-mêmes, à travers votre activité dans les aumôneries, la difficulté qu’il y a à trouver des animateurs, à les former, à les suivre, etc. Cela ne va pas s’arranger par un coup de baguette magique. Cela veut dire que si nous nous voulons, non pas réduire notre capacité d’action en fonction de nos moyens, mais plutôt que ce que nous mettons en place permette à des gens de participer à la vie de l’Église d’une façon plus unifiée, il faut que notre organisation pastorale soit plus unifiée. On voit bien d’ailleurs comment ce travail de collaboration, d’unification se réalise mieux dans les paroisses plus pauvres en moyens. Car elles n’ont pas la possibilité de se permettre d’avoir des gens qui naviguent dans tous les sens. Quand on a la richesse d’avoir beaucoup de gens prêts à agir en des activités différentes, on voit moins l’urgence de les faire travailler ensemble, surtout lorsqu’ils sont incompatibles de caractère ou de tendances. La difficulté est plutôt alors de trouver comment favoriser cette collaboration entre les différents systèmes. Comment va-t-on aider les chrétiens à vivre d’un même mouvement leur participation à l’Eucharistie, à la vie paroissiale, à l’animation de la pastorale des jeunes ? Cela, c’est un travail de longue haleine qu’il faut reprendre continuellement.

Je voudrais relever une dernière chose dont je pense qu’elle représente une dynamique importante du travail de l’accompagnement des jeunes. Cela a été dit une ou deux fois mais je crois qu’il faut le souligner très fortement. Il faut souvent nous demander : qu’attendons-nous des jeunes ? On se demande souvent : que leur donnons-nous ? On ne fait pas grandir quelqu’un simplement en améliorant sa pitance mais en développant ses capacités de faire quelque chose. Il faut donc que nous connaissions mieux ce qu’ils sont capables ou pas capables de faire, ce qu’ils pourraient devenir capables de faire, et que nous soyons en mesure de leur demander de le faire. Car il est plus difficile de demander à un jeune de faire quelque chose : ce ne sera en général pas très bien fait, quelqu’un devra venir en suppléance ou devra lui tenir la main afin qu’il aille jusqu’au bout, mais si on ne fait pas ce travail élémentaire, les jeunes ne sont pas dans une dynamiques de développement. Ils sont dans une dynamique d’assistance. Ensuite ils vont râler parce que le menu ne leur plaît pas : le menu, en dehors du steak haché et des frites, ne leur plaît jamais. Ce n’est donc pas la peine de se fatiguer à faire des recettes. La question n’est pas : va-t-on trouver ce qui va les allécher ? La vrai question est : allons-nous savoir les motiver ? Ce qui va les motiver, c’est de faire quelque chose.

Que peuvent-ils faire ? Que peuvent-ils montrer de ce qu’ils font ? D’où l’intérêt de toutes les tentatives possibles et inimaginables de réalisation, même des micros réalisations, même des choses qui ne sont pas indispensables, pas même utiles, pas spectaculaires mais qui peuvent être montrées. Ils ont fait quelque chose, ils ont réussi quelque chose.

On sait tout cela très bien quand on a vécu dans une famille. Ce n’est pas plus compliqué que cela mais encore faut-il le faire C’est encore plus vrai avec les adolescents et encore plus vrai avec les plus grands. C’est encore plus vrai avec ceux qui sont dans les aumôneries. Il ne suffit pas de leur faire faire quelque chose il faut que cette chose soit reconnue, qu’elle soit appréciée, valorisée. Quand il y a une activité commune importante, quelle part leur y donne-t-on ? A-t-on besoin d’eux quelque part ? La question de toutes les familles avec les adolescents est bien : va-t-on trouver la manière de leur faire faire quelque chose ou bien vont-ils toujours être un embarras ?

Voilà pour prolonger vos questionnements et que vous puissiez progresser quand même avec joie dans votre mission, car on sait combien elle est ingrate mais aussi combien elle est importante. Il arrive quelque fois, quand on commence à devenir vieux comme moi, que l’on rencontre des gens qui se souviennent avec émotion de ce que l’on a fait avec eux ou pour eux quand ils avaient 12 ou 14 ans. Et c’est une belle récompense !
Bon courage.

+André cardinal Vingt-Trois
archevêque de Paris

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