Homélie de Mgr André Vingt-Trois – Semaines Sociales 2005

CNIT La Défense – Dimanche 27 novembre 2005

« Ah ! Si tu déchirais les cieux, si tu descendais, les montagnes fondraient devant toi ! »

Combien de fois nous est-il arrivé de rêver que les cieux s’ouvrent et que Dieu descende pour apporter aux hommes un peu de soulagement et de bonheur ? Combien de fois nous sommes-nous tournés vers Lui pour Lui dire : « Alors, fais quelque chose par pitié. Nous n’y arrivons plus ».

C’est ainsi que nous risquons de gauchir la promesse de Dieu et de passer à côté de son avènement quand il vient et qu’il agit. C’est peut-être un moment légitime de notre foi que d’imaginer Dieu comme Celui qui va tout arranger. Mais si nous en restons là , c’est certainement le chemin le plus sûr pour connaître la déception et nous détourner de l’espérance.

Dieu agit comme notre Rédempteur et notre Père en envoyant son Fils pour sauver l’humanité. Mais « il est venu chez lui et les siens ne l’ont pas reconnu ». Qu’a-t-il manqué pour qu’il puisse être reconnu et accueilli ? Peut-être tout simplement de « pratiquer la justice avec joie et de se souvenir de lui en suivant son chemin ».

Mais peut-être encore plus profondément et plus simplement la foi. Croyons-nous vraiment que Dieu s’intéresse à cette humanité qu’il a lancée dans la vie, à nous qui sommes « l’ouvrage de ses mains ? » Ce temps de l’avent qui nous est offert pour nous préparer à accueillir Celui qui vient est d’abord un temps pour renouveler notre foi et notre espérance.

L’humanité, notre humanité, le temps des hommes, notre temps, ne sont pas livrés à l’irrationalité des forces de l’histoire et des intérêts concurrents des individus ou des états. Ils ne sont pas une jungle à la merci du plus fort et du plus chanceux. Ils sont un espace pour construire la justice et le droit, pour construire sur l’espérance humaine.

Nous avons besoin de nourrir et de fortifier cette espérance de partager son contenu et nous sommes appelés à mener notre vie sur la certitude de la venue du Seigneur pour la vie des hommes. C’est une des tâches prioritaires de notre Eglise en ce temps de faire vivre cette espérance et d’en témoigner devant les hommes.

Je n’ai pas besoin aujourd’hui de décrire les signes de malaise et de désespoir qui traversent notre société. Ils sont hélas bien présents, trop présents, à la conscience de chacun. Mais il me semble que notre mission est bien plutôt de faire partager notre espérance. Malgré tous les éléments de détresse qui frappent nos contemporains, que ce soit dans le domaine du travail et de la vie sociale ou dans le domaine de la vie familiale et affective, notre foi et notre espérance résident dans un autre regard sur l’histoire des hommes. Dieu nous a créés pour la vie et le bonheur et ce projet d’amour aboutira, même si ses chemins peuvent en rester mystérieux à nos yeux à certains moments.

Pouvons-nous réfléchir quelques instants sur la mission des chrétiens dans ce monde et sur les valeurs qu’ils souhaitent transmettre à la génération qui vient et à leurs contemporains ? Je voudrais retenir trois aspects de cette mission à la lumière des lectures que nous venons d’entendre.

1. Les richesses de la grâce que nous a donnée Jésus-Christ, pour reprendre les termes de saint Paul : « celles de la Parole et de la connaissance de Dieu ». Pour trop de chrétiens la foi est encore une activité de loisirs, sans prise sur leur manière de vivre, et, parfois, un fardeau dont ils se déchargeraient volontiers. Ils perçoivent mal comment ce qu’ils ont reçu est une richesse, non pas un capital pour leur bien-être, mais une richesse pour la conduite de leur vie et pour le monde, un moyen de suivre les chemins de la justice. Comment seraient-ils convaincus qu’il y a un enjeu décisif à transmettre cette richesse, à la partager avec les autres, si elle n’est pas d’abord richesse pour eux-mêmes ? Si la foi n’est qu’une vague opinion discutable sur Dieu ou sur le ciel, elle ne peut pas devenir une richesse utile aux hommes. Si elle est une connaissance de la Parole et de la Sagesse de Dieu, opérante dans nos manières de vivre, alors elle devient un bien destinée à tous.

2. Comment se manifeste cette richesse ? Un des signes que nous en donne saint Paul, c’est que le Christ nous fait « tenir solidement jusqu’au bout ». Cette endurance et cette persévérance ne sont pas comme des qualités personnelles ou une force de caractère particulière. Elles sont les fruits de la grâce du Christ qui est notre force. C’est grâce à lui que nous ne succombons pas au dégoût ou au désespoir devant les malheurs qui surviennent inévitablement ni que nous ne cédons au fatalisme devant les difficultés rencontrées dans nos existences personnelles ou dans la vie sociale. Si notre foi est active, nous ne pouvons pas réduire notre compréhension du monde et de l’homme à l’écume des événements et des jours. Nous croyons que tout ce qui survient peut constituer un signal et un appel à une plus grande ambition pour l’homme, pour tous les hommes.

Ce regard de croyant sur le monde et sur l’histoire se nourrit de la méditation de la Parole qui nous est donnée et de la communion au Christ vivant en nous par son Esprit. Là où beaucoup de nos contemporains ne voient que les signes de l’échec insurmontable, des signes de mort, l’Esprit nous donne de discerner des signes de renouveau, des signes de vie.

3. Mais cet avènement du Christ dans l’histoire des hommes n’est pas un phénomène observable comme les catastrophes ou les éclipses de soleil. Il arrive au moment et d’une manière que nous ne connaissons pas, à l’improviste. C’est pourquoi le chrétien doit d’abord être un veilleur et ne pas être endormi quand l’événement survient s’il veut en déchiffrer le sens. Il y a bien des manières d’être endormi. On peut l’être parce que l’on a laissé la foi s’assoupir et se dévitaliser. On peut être endormi parce que l’on se laisse absorber par la monotonie des jours. On peut être endormi parce que l’on s’est laissé gagner par la lassitude devant les difficultés à changer le monde. On peut être endormi parce que l’on est devenu fataliste : il n’y a plus rien à faire.

L’appel qui nous est adressé aujourd’hui est de devenir des veilleurs dans notre monde de scruter et d’espérer l’aube au cœur de la nuit, d’être des sentinelles vigilantes attentives, non à l’ennemi qui menace, mais au règne de justice qui germe dans les cours des hommes de bonne volonté. Même si la nuit est obscure, même si aucune étoile ne perce les nuées, nous croyons, et donc nous savons, que l’esprit est à l’œuvre dans les gémissements de la création. Nous croyons, et donc nous savons, que le Christ travaille ce monde pour son retour. Nous croyons, et donc nous savons, que nous sommes appelés à prendre notre part de la construction de ce monde nouveau, monde de justice et de paix.

Voilà , chers amis, comment nous sommes appelés à transmettre des valeurs et à susciter des libertés. Voilà comment nous pouvons être non seulement des veilleurs, mais encore des éveilleurs. Que notre espérance surmonte le désespoir mortifère, qu’elle suscite en nous la détermination à faire quelque chose pour que le monde change et soit meilleur pour l’homme, qu’elle ravive nos énergies quand l’échec épuise les courages, alors la vraie question ne peut manquer de se poser ! D’où vient que ces hommes et ces femmes, aussi démunis que les autres ne cèdent pas à l’adversité, mais continuent à se battre et à travailler non seulement pour eux-mêmes mais encore pour l’humanité entière ? D’où vient qu’ils tiennent bon jusqu’au bout et recommencent au matin ce que la nuit a défait ? D’où vient qu’ils ne se replient pas sur leur seul bien-être ou la seule défense de leurs intérêts particuliers ou de leurs avantages acquis ou hérités ? D’où vient qu’ils affrontent les problèmes du monde en espérant les résoudre ? Bref, d’où vient leur espérance ?

Si chacun de nous, selon ses responsabilités et ses moyens, peut contribuer à ce que cette question soit posée, alors il aura été un éveilleur et il aura transmis la valeur la plus précieuse qui lui a été donnée : la foi en Jésus-Christ qui est source de foi en l’avenir de l’homme.

+ André Vingt-Trois,
archevêque de Paris

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