Homélie de Mgr André Vingt-Trois - Fête de l’Immaculée Conception

Cathédrale Notre-Dame de Paris - jeudi 8 décembre 2005

Le 8 décembre 2005, en la fête de l’Immaculée Conception, fête du Chapitre de Notre-Dame, le Séminaire de Paris a fêté ses 20 ans. Mgr Vingt-Trois évoque longuement le 40e anniversaire de la conclusion du concile Vatican II.

Évangile selon saint Luc chap. 1, versets 26-38

Frères et Sœurs,

Que gagnons-nous dans la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception ? Elle fut le fruit d’une dévotion fort ancienne dans l’Eglise, mais beaucoup de chrétiens ne sont pas loin de penser que l’on compliquait inutilement les choses. Qu’ajoute au mystère de l’Incarnation que Marie ait été ou non conçue sans péché ? Certains même qui font profession de croire à une réelle prédestination des hommes ont du mal à croire qu’il ait pu y avoir une prédestination particulière pour la Vierge Marie. C’est vous dire si c’est compliqué.

Les lectures que nous venons d’entendre nous intriguent encore : quel rapport y a-t-il entre la réponse de Marie à l’appel de l’ange : « Voici la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon ta parole » et le récit du premier péché, ou le grand panorama théologique du début de l’Épître aux Éphésiens ? Là pourtant réside la clef de nos questions. Car le récit du premier péché et la fresque théologique qui ouvre l’Épître aux Éphésiens, sont une manière de nous faire comprendre que le sens de l’histoire des hommes lui vient d’ailleurs.

La signification des événements n’est pas le simple produit d’un jeu de causes et d’effets, du jeu des relations entre les personnes, de l’engagement ou du non-engagement des libertés. Cela, c’est ce que nous pouvons voir. Si nous voulons comprendre les événements tels qu’ils arrivent ou leur récit évangélique tel qu’il nous est donné par saint Luc, il faut que nous les regardions à la lumière du récit initial du livre de la Genèse, qui se place évidemment avant l’histoire, avant qu’Adam et Ève ne soient envoyés courir leur aventure à travers le monde en quittant l’Eden. Ou bien il faut que nous les regardions à partir du terme, de l’Apocalypse qui anticipe la fin de l’histoire, ou encore que nous les regardions dans l’interprétation théologique que saint Paul nous donne de l’histoire de l’humanité dès avant la création du monde à partir du Christ Jésus : "Béni soit Dieu le Père. Dès avant la création du monde, il nous a comblés des bénédictions de l’Esprit ". C’est seulement si nous acceptons d’entrer dans cette lumière qui ne nous appartient pas, qui nous vient de Dieu et qui est projetée sur l’histoire humaine, que les reliefs de l’histoire humaine prennent sens. C’est seulement si nous acceptons d’entrer dans ce point de vue sur l’histoire des hommes, qui est le point de vue de Dieu, que nous pouvons un peu pénétrer la signification de ce qui arrive.

Je voudrais profiter ce soir de la présence simultanée des chanoines du Chapitre et des séminaristes et de leurs formateurs, pour nous inviter à faire mémoire d’un événement qui n’est peut-être pas également présent à l’esprit de tous : l’événement qui s’est produit le 8 décembre 1965, il y a tout juste 40 ans, la conclusion du second Concile Vatican II.

Pour la plupart des séminaristes c’est un vestige d’une histoire dans laquelle ils n’ont pas trempé puisqu’ils n’étaient pas nés. Mais dès avant leur naissance, sans qu’ils le sachent, déjà Dieu fabriquait des choses qui allaient servir dans leur vie. Pour nous qui sommes beaucoup plus avancés en âge, et pour les chanoines que nous respectons pour leur plus grand âge encore, cela n’est pas de l’histoire archéologique, c’est de l’histoire vécue.

Quelle est cette histoire vécue ? Est-ce ce que pourrait montrer l’album que le jeune séminariste que j’étais à l’époque aurait pu, s’il avait été studieux, se constituer en découpant dans les journaux les échos du Concile et en les collant précieusement. Quel était l’événement ? Était-ce simplement le récit de ce qui se passait ? Comment saisir le sens et la signification de ce qui se passait ? Où était la clef de lecture ? Où était le faisceau de lumière qui dévoilait la réalité de l’événement derrière l’aspect spectaculaire de cette assemblée que nous dirions aujourd’hui multi-culturelle, mais qu’à l’époque on disait simplement multicolore, de cette assemblée de plusieurs milliers d’évêques réunis autour du Pape ? Que se passait-il ? Quelle ouvre de l’Esprit s’accomplissait à ce moment de l’histoire des hommes ? Devons-nous traiter l’événement du Concile comme les grands événements de l’histoire humaine, ou de notre histoire nationale ? Devons-nous simplement en garder la date, comme on garde la date de Marignan, ou de la fuite à Varenne ou de la bataille d’Austerlitz ? Les uns, que les plus jeunes, s’ils étaient moins révérencieux, considéreraient comme des anciens combattants mal remis, se souviennent des émotions qu’ils ont vécues à l’époque ; ils ont le sentiment que, peut-être, cette ardeur initiale s’est assoupie à travers le temps, que l’on est aujourd’hui dans une expérience d’Eglise un peu moins savoureuse que celle où nous avions l’impression d’être les pionniers d’une nouvelle ère. Les autres scrutent les textes et s’étonnent qu’il y ait eu autant de déclarations dont le quart aurait suffit à occuper leurs études. Bref nous situons-nous vis-à -vis de cet anniversaire simplement selon l’âge de notre génération ?

Si nous croyons cet événement tellement important pour l’Eglise, c’est qu’il ne fut pas une sorte de mise en scène en technicolor, ni non plus la réunion pendant quelques années d’une espèce de parlement. Il fut vraiment un événement spirituel, de même que le dialogue entre Marie et l’Ange n’est pas simplement un épisode de la vie privée de la Sainte Vierge. Certes, c’est un événement de la vie privée de la Sainte Vierge, mais à travers lequel le salut de l’humanité était en cause, et s’est mis en mouvement. A travers le Concile du Vatican, une certaine expérience de l’Eglise était en cause, une étape de la maturation de l’identité spirituelle de l’Eglise du Christ qui a été vécue par l’engagement collectif du collège épiscopal. Derrière les patriarches et les évêques des cinq continents du monde, ce sont les douze apôtres qui étaient réunis comme au jour de la Pentecôte, et à travers ce collège apostolique, c’était le Christ lui-même qui essayait de tirer son Eglise vers les eaux du large, comme il l’avait fait jadis au bord du lac de Tibériade : « Avancez en eau profonde et jetez vos filets » (Lc 5,4,).

La succession des deux papes, Jean XXIII et Paul VI, qui ont mené à bien cette ouvre conciliaire suffisait déjà à nous montrer qu’il ne s’agissait pas d’un événement anecdotique de l’histoire de l’humanité mais vraiment d’un projet de Dieu qui s’accomplissait à travers des personnalités aussi contrastées. Quand Jean-Paul II et maintenant Benoît XVI, tous deux de manière différente acteurs du Concile, disent qu’ils veulent poursuivre sa mise en ouvre, ils ne sont pas simplement des esprits fixes qui seraient arrêtés au 8 décembre 1965. Nous voyons, à travers leur manière d’annoncer le Concile et de le mettre en ouvre, une dynamique de la fécondité de l’Esprit qui se déploie à travers la vie de l’Eglise.

Nous ne sommes plus en 1965, mais l’événement de 1965 est un événement d’aujourd’hui ; nous ne sommes plus au temps de l’Annonciation, mais l’événement de l’Annonciation est un événement aujourd’hui pour nous. De même qu’à travers la petite phrase que Marie dit à l’ange est engagée l’aventure de l’Incarnation et de la rédemption du monde, de même à travers les mots que les évêques ont fixés au moment du Concile, quelque chose était engagé qui dépassait de beaucoup l’image que les pères conciliaires eux-mêmes pouvaient s’en faire. Nous avons deux manières de faire mémoire, non seulement du Concile Vatican II, mais aussi de ceux qui l’ont précédé.

Une première manière consiste à en faire l’assimilation théologique et conceptuelle. On lit, on essaie de comprendre, on essaie d’entrer dans l’intention du texte et dans sa forme, dans son esprit et dans sa lettre. On essaie d’accueillir le dynamisme qu’il nous propose, on essaie d’exploiter et de développer les ouvertures, les percées théologiques qui ont été réalisées au moment du Concile. La deuxième manière concerne plus largement le peuple chrétien qui ne s’adonne pas tous les jours à l’étude des textes, elle consiste à faire mémoire de l’événement comme d’un acte ecclésial qui nous dit quelque chose sur notre Eglise aujourd’hui.

Nous avons la grâce particulière, nous chrétiens du XXIe siècle, de n’être pas passés à côté de l’événement. Vous imaginez bien que les contemporains du Concile de Trente, en dehors des quelques dizaines de personnes qui y ont été directement associées, n’en ont pas eu une connaissance immédiate. Les contemporains du Concile de Vatican I en 1869 ou 1870 n’étaient pas non plus saisis par l’événement de la manière dont nous l’avons été au milieu du XXe siècle. C’est une chance pour nous que la connaissance que nous avons eue de cet événement nous introduise à l’intelligence de sa signification, nous incite à chercher la clef divine qui donne le sens de l’histoire humaine. A ce niveau, nous ne pouvons pas nous contenter d’interpréter les textes, nous devons entrer plus profondément dans le sens spirituel du Concile. C’est une conversion qu’il nous faut vivre continuellement et que nous devrons poursuivre encore. Ultimement, l’évangile selon saint Luc nous donne la clef de l’articulation entre la vision grandiose du salut de l’humanité, tel que Dieu l’a conçu dès avant la création du monde, avant l’histoire humaine, et tel qu’il l’accomplira au terme de cette histoire, et la matérialité triviale des événements quotidiens de la vie. On peut vivre tout cela sans y voir de sens ; on peut vivre ces événements comme une aventure spirituelle. Mais alors on ne peut pas échapper à la question de la Vierge Marie : « Comment cela se fera-t-il ? » et on ne peut pas ne pas utiliser la clef que nous donne saint Luc : « Rien n’est impossible à Dieu ». S’il a pu rendre féconde Elisabeth dans sa vieillesse, s’il a pu rendre féconde Marie dans sa virginité, s’il a pu rajeunir son Église par un Concile œcuménique, alors vraiment rien n’est impossible à Dieu aujourd’hui, maintenant et pour nous.

Amen.

+ André Vingt-Trois,
archevêque de Paris

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