Homélie de Mgr André Vingt-Trois – Solennité de Marie, Mère de Dieu

Cathédrale Notre-Dame de Paris - 1er janvier 2007

"Si l’homme est devenu si précieux qu’il doit être défendu en toute circonstance, c’est parce que, dans le Christ et par le sacrifice du Christ, il a pris une valeur incomparable."

En établissant cette solennité de Marie, Mère de Dieu, au jour du premier janvier, une semaine après la naissance de Jésus, l’Eglise n’a évidemment pas voulu faire oublier le rite de la circoncision. Elle a voulu souligner une dimension plus théologale peut-être de la méditation sur la nativité du Christ.

En effet, le titre de Mère de Dieu attribué à Marie depuis les conciles anciens est le résultat d’une réflexion approfondie sur l’identité de l’enfant qui est né à Bethléem. On n’appelle pas Marie mère de Dieu dans le sens où les religions païennes antiques imaginaient qu’un dieu aurait pu être enfanté par une femme. Si Marie est appelée mère de Dieu, c’est en conséquence de la conviction acquise par l’Eglise que Jésus, l’enfant qu’elle a mis au monde, est à la fois pleinement homme et pleinement Dieu. Parce que ces deux natures, la nature humaine et la nature divine, sont indissociables dans la personne unique de Jésus, on ne peut pas dire que Marie serait la mère de l’humanité de Jésus dissociée de son humanité, pas plus d’ailleurs qu’on ne pourrait dire que Dieu est le Père de la divinité de Jésus dissociée de son humanité.

Si la foi chrétienne repose sur ce fondement des deux natures rassemblées en l’unique personne de Jésus, sa mère selon la chair, Marie de Nazareth, doit être indissociablement perçue comme la mère de l’humanité du Christ et la mère de sa divinité. C’est pourquoi les Pères anciens ont tant tenu à appeler Marie mère de Dieu. Ils combattaient en particulier les hérésies qui se développaient en prétendant impossible que la divinité du Christ soit aussi réelle que son humanité ou, inversement, que son humanité soit aussi réelle que sa divinité.

Dans ce débat sur la double nature de Jésus, contrairement à ce que l’on pourrait penser, nous ne sommes pas simplement dans un débat entre des écoles théologiques dont, finalement, les subtilités et les résultats ne changent pas grand-chose à la vie des hommes. Au contraire, ce débat théologique touche directement notre existence et ceci de plusieurs façons.

D’abord, comme l’ont expliqué à travers les générations beaucoup de Pères de l’Eglise, que Jésus soit réellement Dieu et réellement homme, pleinement Dieu et pleinement homme, est la condition préalable et indispensable à sa mission de Sauveur. Car c’est l’union de la divinité du Christ avec son humanité qui entraîne notre humanité dans la divinisation à laquelle Dieu l’appelle depuis la création du monde. S’il n’était pas pleinement homme, la toute-puissance de sa divinité ne toucherait pas notre humanité. S’il n’était pas pleinement Dieu, qu’il vive parmi nous n’aurait eu aucun effet sauveur pour notre humanité. C’est donc cette conjonction indissociable de Jésus vrai Dieu et vrai homme qui est la source et de sa mission et du salut qu’il apporte à l’humanité entière.

Par ailleurs, que ce salut se réalise dans une nature humaine authentique, authentiquement humaine, confère à l’humanité de chacun d’entre nous, une valeur inestimable. Si, dans la tradition de notre culture occidentale, la personne humaine a pris une valeur telle qu’elle est devenue une référence sacrée sur laquelle veillent à tous les instants les droits de l’homme, tels qu’ils ont été énoncés dans les derniers siècles, c’est précisément parce que dans l’être humain la divinité du Christ a apporté une valeur inestimable et conféré à chaque personne humaine une valeur sans comparaison avec aucun objectif, aucun projet, aucun souci sur cette terre. Si l’homme, si l’être humain, a pris une telle valeur dans notre civilisation, c’est parce que, dans la personne de Jésus, l’être humain est reconnu dans sa dimension divine, absolument inestimable. Le défunt pape Jean-Paul II dans sa première encyclique Redemptor Hominis a développé ce point de vue de façon très éclairante. Si l’homme est devenu si précieux qu’il doit être défendu en toute circonstance, c’est parce que, dans le Christ et par le sacrifice du Christ, il a pris une valeur incomparable. Si bien que, année après année, à mesure que les peuples avancent à travers l’histoire de l’humanité, on peut juger de l’authenticité de leurs croyances, de la valeur de leur religion, et de l’espérance qu’elles peuvent susciter, à la manière dont elles se situent par rapport à l’être humain, par rapport à l’homme et à la femme.

Il ne sert de rien de prêcher et d’annoncer une sorte d’équivalence entre toutes les religions. Si un système religieux se révèle, non par choix ou par théorie mais simplement en raison de la logique interne de sa dogmatique, inapte à reconnaître la valeur suréminente de la personne humaine, il ne peut pas être le témoin et le héraut d’un salut de l’homme. Il ne s’agit pas d’établir des comparaisons entre les religions pour dire : "La nôtre est la meilleure ", mais il s’agit de savoir laquelle apporte l’espérance la plus forte à l’histoire humaine, laquelle apporte la promesse la plus crédible pour le bonheur de l’humanité, laquelle présente au regard de tout homme la valeur de chaque personne humaine. Nos infidélités par rapport à cette valeur suprême de la personne humaine, notre manque de respect envers les êtres humains, notre blasphème quand nous dénaturons la valeur de l’être humain, notre mépris quand nous essayons de négocier sournoisement le seuil en deçà ou au-delà duquel il n’y a plus de personne humaine, notre incapacité à exprimer de manière forte et claire ce qui nous paraît le plus décisif pour les hommes de notre temps, n’enlève rien à la pureté limpide du salut apporté en Jésus-Christ. Ce n’est pas parce que nous sommes de mauvais défenseurs de l’être humain que le Christ n’est pas le sauveur de l’être humain.

Si nous voulons vraiment être témoins de la divinité et de l’humanité du Christ en ce monde, nous le serons par notre manière de nous situer à l’égard de nos contemporains, et c’est sur elle que nous serons jugés. Les hommes et les femmes de l’univers pourront croire que Jésus est pleinement homme et pleinement Dieu s’ils voient, chez ceux qui se réclament de lui, la capacité de manifester et de mettre en oeuvre un respect radical pour chaque personne humaine. Ce respect s’exprime à travers notre manière d’être et notre manière d’agir. C’est donc bien à nos comportements de chaque jour que la double nature du Christ renvoie et on pourrait dire que ce sont aussi nos comportements de chaque jour qui nous rendent difficile d’accepter cette double nature et de la reconnaître dans la vocation qu’elle définit pour nous.

Nous ne sommes pas des animaux sur-doués, nous sommes des créatures appelées à la divinisation. Si nous ne sommes pas capables d’accepter cette vocation et de la laisser construire notre liberté, alors il importe peu que Jésus soit Dieu et homme, il importe peu que Marie soit mère de Dieu. Mais si vraiment nous sommes déterminés à répondre à cette vocation divine, alors nous devons nous réjouir que Dieu ait pris existence humaine dans la chair de Marie de Nazareth et que, devenue la mère de Jésus, elle soit devenue en même temps mère de Dieu et mère des hommes. Amen.

+ André Vingt-Trois
Archevêque de Paris

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