Homélie de Mgr André Vingt-Trois - Jour des défunts 2006

Bruxelles - 2 novembre 2006

Mgr André Vingt-Trois présidait la messe du 2 novembre en la basilique du Sacré-Cœur de Koekelberg, au coeur du Congrès International pour la Nouvelle Evangélisation qui se tenait à Bruxelles.

 2 Co 4, 13-17 - Ps 22 (23) - Jn 6, 51-58

Frères et soeurs, au milieu de cette grande ville, de cette agglomération, quel signe pouvons-nous donner aujourd’hui ? Nous laissons-nous enfermer dans l’image des visiteurs de cimetières, ou essayons-nous de dire quelque chose d’original au nom du Christ, au delà du pot de chrysanthème ? Pourtant, nous ne sommes pas faits autrement que les autres. Nous aussi nous voyons l’homme extérieur aller vers sa ruine. Non seulement parce que nous jetterions un regard désabusé sur l’évolution du monde, mais parce que chaque jour, du moins pour les anciens d’entre nous, sinon pour les plus jeunes, nous éprouvons dans notre chair la ruine qui commence à se réaliser.

Cela peut prendre un peu de temps, je vous le concède, mais c’est quand même commencé. Cela se détraque, et le chrétien n’est pas fait autrement que les autres. Il a des bronchites, des rhumatismes, et toutes sortes de misères, comme tout le monde. Il voit son être extérieur aller vers sa mort, comme tout le monde.

Vous savez que saint Paul donne de ce chemin inéluctable et commun à tous les hommes une interprétation : si nous allons tous vers notre mort, c’est pour témoigner de la vie. "Si la mort fait son oeuvre en nous, c’est pour que la vie fasse son oeuvre en vous ". Comment pouvons-nous comprendre cette phrase, comment pouvons-nous la vivre, comment pouvons-nous ne pas rester muets devant les tombes ouvertes, devant les cercueils de nos proches, devant la mort qui fait son oeuvre dans le monde ? Comment pouvons-nous sortir de notre mutisme ? Comme le dit l’Ecriture : "J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé " et saint Paul commente : "Nous, les Apôtres, animés de cette même foi, nous croyons nous aussi et c’est pourquoi nous parlons ".

Si donc nous ôtons la main de devant notre bouche, pour reprendre l’image du livre de Job, et ouvrons la bouche et parlons, ce n’est pas que nous ayons eu des révélations extraordinaires, ni que nous soyons faits d’une autre pâte que le reste des hommes. C’est parce que nous sommes animés d’une certitude, qui est une certitude tout à fait particulière : la foi au Christ ressuscité. Seulement, voilà : cette foi n’arrange pas tout. La foi au Christ ressuscité que nous essayons en ces jours de célébrer et d’annoncer paisiblement et joyeusement, à Bruxelles comme à travers le monde, est regardée comme une auto-suggestion, qui permet à quelques-uns de se consoler des misères de cette vie. Si notre foi nous paraît un motif suffisant pour ouvrir notre bouche et pour parler, elle n’est pas toujours un motif suffisant pour ceux qui nous voient ouvrir la bouche et nous entendent. Ils ont envie de nous répondre : "Tu dis de belles choses, mais cela, tu l’as dans la tête. Ce n’est pas la réalité. "

"Comment cet homme peut-il dire qu’il nous donne sa chair à manger ? " Ce n’est pas la réalité. Peut-être une manière de parler, un symbolisme puissant, pour alimenter notre suggestion. Il nous fait croire que le symbole, le pain, coïncide avec la réalité de la chair et de la vie ! Vous voyez comment la réaction même de ceux qui nous entourent, leur scepticisme ou leur incrédulité, nous acculent à aller nous-mêmes au fond de notre foi. Nous ne croyons pas parce que nous sommes convaincus, nous croyons parce que Dieu nous fait croire. La foi, ce n’est pas nous qui la décrétons, c’est la parole de Dieu qui la suscite. La foi, ce n’est pas nous qui en définissons l’objet, c’est Dieu lui-même qui se manifeste à travers notre histoire. L’Eucharistie, ce n’est pas nous qui décrétons que c’est le corps du Christ, c’est vraiment que le pain est devenu le corps.

Car si nous n’entrons pas dans cette logique de la manifestation que le Christ a énoncée dans l’évangile selon saint Jean tel que nous venons de l’entendre, c’est-à -dire si le corps n’est pas réellement donné dans le pain, alors sa chair n’est pas donnée, alors la vie n’est pas donnée, alors la mort vaincra. S’il y a quelque chose comme une métamorphose de la mort dans l’histoire humaine ; si la parole de saint Paul a quelque fondement ; si quand l’homme extérieur s’en va à la ruine, l’homme intérieur grandit ; si donc la réalité ultime de l’homme ne correspond plus à l’apparence ; si au moment où l’apparence se défait et se déshumanise pour ne rester plus qu’un homme ou une femme défiguré, si à ce moment-là la personnalité profonde et réelle du fils ou de la fille de Dieu devant son Père prend sa dimension plénière ; si nous sommes en quelque sorte devant une transfiguration de l’existence humaine, alors il faut qu’il y ait aussi transsubstantiation du pain dans le corps du Christ.

Si nous ne voyons dans le pain que le symbole du partage de l’amour, si nous ne voyons dans le pain que l’évocation lointaine de la dernière Cène, si nous ne voyons dans le pain partagé qu’un symbole de la volonté du Christ de réunir son Eglise, mais non pas la réalité de sa chair donnée en nourriture, non pas sa vie livrée pour la vie du monde, non pas l’offrande qu’il fait de lui-même pour l’existence de chacun d’entre nous, alors il faut remettre la main devant notre bouche et ne plus rien dire, car nous n’avons rien à dire. Nous sommes les plus malheureux de tous les hommes. Comme le dit saint Paul : "Si le Christ n’est pas ressuscité, nous sommes les plus malheureux de tous les hommes " (1 Co 15, 19).

Mais si le Christ est ressuscité, - et il est ressuscité, Paul et les Apôtres en sont témoins -, si le pain qu’il partage n’est pas seulement une évocation lointaine de sa présence mais la réalité de son sacrifice opéré pour la vie du monde, partagé et actualisé aujourd’hui dans notre Eglise, si la destruction de l’homme extérieur selon les lois de la nature n’entraîne pas par une sorte de fatalisme la destruction de la personnalité mais ouvre au contraire une nouvelle espérance pour que l’homme intérieur atteigne la plénitude de sa dimension, alors nous avons une espérance à annoncer en ce monde. Alors nous sommes témoins que la destruction inéluctable de tout ce qui existe sur cette terre n’est pas la fin de l’homme, que nous ne vivons pas sous la menace des dangers réels et moins encore sous la menace des dangers imaginaires qui peuplent l’avenir de catastrophes potentielles comme si l’écroulement de notre système économique, énergétique, écologique, était la fin de l’humanité.

Si nous ne vivons pas sous la hantise du dépouillement de ce qui nous fait paraître, alors la puissance de Dieu agissant dans nos coeurs fait grandir l’homme intérieur et fait de nous des colonnes vivantes de sérénité, d’apaisement, d’espérance et de volonté de construire un monde nouveau, un monde qui n’est pas accablé sous le signe de la destruction mais rempli d’espérance sous le signe de la croissance inéluctable du dynamisme que Dieu met au coeur de l’humanité pour conduire les hommes à la plénitude de leur existence et rassembler toutes choses sous un seul chef, le Christ.

Amen.

+ André Vingt-Trois
Archevêque de Paris

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