Homélie de Mgr André Vingt-Trois - 28e dimanche du temps ordinaire - année B

Saint-Etienne du Mont - dimanche 15 octobre 2006

Messe d’installation du Père Jacques Ollier, curé de St Etienne du Mont

Messe d’installation du Père Jacques Ollier, curé de St Etienne du Mont
Evangile selon saint Marc au chap.10, versets 17-30

Frères et Soeurs, le passage de l’évangile selon saint Marc que nous venons d’entendre fait partie d’un ensemble qui explique les conditions de l’accueil de la venue du Règne de Dieu, ou les conditions pour entrer dans le Royaume de Dieu. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre le dialogue que nous rapporte saint Marc entre l’homme riche et Jésus.

Je voudrais vous proposer quelques réflexions au sujet de ce dialogue. D’abord, commençons par la fin. C’est la fin de l’épisode qui nous donne la clef pour comprendre comment nous pouvons progresser à la suite du Christ : "Pour les hommes, cela est impossible mais pas pour Dieu, car tout est possible à Dieu ". Cette phrase du Christ répond à la question un peu angoissée des disciples : "Qui peut être sauvé ? " Cette question des disciples rejoint bien celle qui monte en nos coeurs à mesure que nous entendons exprimer les exigences de l’Evangile et que nous mesurons quel écart sépare notre vie, notre manière d’être, notre pratique, de ce que Jésus attend de nous.

Si nous devions évaluer cet écart et l’affronter, en le considérant simplement comme le résultat de nos faiblesses, de nos défauts, de nos péchés, de nos incapacités à répondre à l’amour de Dieu, cet écart ne pourrait être qu’une source de désespérance. Effectivement, l’Evangile formule pour nous des exigences qui dépassent le cadre ordinaire des possibilités humaines telles que nous les comprenons. Dimanche dernier nous avons entendu le passage de l’évangile de saint Marc sur le mariage unique et définitif ; beaucoup aujourd’hui pensent qu’un tel idéal n’est pas accessible. Aujourd’hui nous entendons l’appel à tout quitter pour suivre le Christ et beaucoup pensent que vivre ainsi n’est pas possible. Jésus répond : "Cela n’est pas possible si vous le vivez comme une performance personnelle qui s’appuie sur votre bonne volonté, sur vos capacités, sur vos forces, sur votre désir ". Nous ne deviendrons pas des saints à force d’efforts, nous deviendrons des saints à force d’accueillir la plénitude de l’amour de Dieu qui seul peut réaliser dans notre vie ce qui paraît impossible à nos yeux.

C’est pourquoi, quand l’homme riche répond à Jésus qu’il a observé tous les commandements depuis sa jeunesse, il ne faut pas supposer de la part de l’Evangile mépris ou critique. Observer les commandements depuis sa jeunesse, ce n’est pas rien. àŠtre réellement un fidèle observant des dix commandements, ce n’est pas rien. C’est pourquoi l’Evangile nous dit que Jésus "pose son regard sur lui et se met à l’aimer ", non pas que Jésus trouve cet homme extraordinaire, mais parce qu’il juge que c’est déjà un beau signe de conviction et de fidélité que de mettre en pratique les commandements de la Loi. Cet effort, sous la conduite, la stimulation, et la contrainte, il faut bien le dire, de la Loi extérieure, est déjà un beau résultat. Il ne faut pas mépriser ce qu’est en nous la capacité de répondre aux commandements et de les vivre.

Mais le pas supplémentaire auquel Jésus veut inviter cet homme, et auquel il invite tous ceux qui déjà essayent de le suivre selon leurs moyens, c’est de changer de registre. Quand il l’invite à vendre tout ce qu’il a, à donner son bien aux pauvres et à le suivre, il ne l’invite pas simplement à faire un peu plus, il ne l’invite pas simplement à faire un effort de plus, à donner un coup de plus pour avancer ; il l’invite à basculer, à changer de registre, à entrer dans le registre, non plus de l’obéissance à la Loi qui reste dans l’ordre des possibilités humaines, mais à entrer dans un abandon total à la puissance de Dieu qui dépasse ce que nous pouvons faire de nous-mêmes.

La vie à laquelle Jésus invite cet homme n’est plus la vie de quelqu’un de juste et d’observant ; c’est la vie de quelqu’un qui est complètement remis, abandonné, donné à la conduite de Dieu en son âme et en son existence. Ce basculement est exprimé symboliquement, mais de manière très réaliste, par l’abandon de tous ses biens, tant il est vrai que rien ne nous donne davantage l’illusion d’avoir une puissance, d’exister par nous-mêmes, que les biens que nous possédons. Si nous voulons vraiment entrer dans l’attitude radicale de la foi, il faut que nous apprenions à nous appuyer non pas sur nos biens, mais sur l’amour de Dieu. C’est pourquoi le Christ fait passer ce basculement dans la logique de la foi par l’abandon des biens et la distribution de tous aux pauvres.

Qu’est-ce que cela veut dire pour nous ? Le Christ nous invite-t-il tous à nous débarrasser de tout ce que nous avons, à vendre nos maisons, à quitter nos travaux, à passer d’une vie "normale " à la vie un peu étrange du mendiant perpétuel ? Je ne crois pas que nous ayons à entendre l’appel du Christ de cette façon. Nous devons l’entendre d’une manière plus intérieure, plus fondée sur le choix de notre liberté. Comment sommes-nous capables de vivre librement dans les conditions de vie qui sont les nôtres ? Jusqu’à quel point sommes-nous devenus, non plus propriétaires de nos biens mais propriétés de nos biens ? Jusqu’à quel point maîtrisons-nous ce que nous possédons et jusqu’à quel point sommes-nous possédés par ce que nous ne maîtrisons plus ? Celui qui veut suivre le Christ doit progresser dans cette liberté que seule peut donner la puissance de Dieu qui nous détache intérieurement de ce que nous possédons pour nous attacher totalement à la communion et à l’amour de Dieu.

Cet acte de liberté passe nécessairement par des choix, par des ruptures, par des renoncements. Que Jésus ne nous demande pas de tout quitter aujourd’hui, qu’il ne le demande pas à tous, c’est un fait. Mais il demande à tous de progresser dans la liberté par rapport aux biens, il demande à chacun de devenir quelqu’un qui n’est pas enfermé, emprisonné, englué dans ses possessions, mais qui au contraire s’appuie sur les moyens qu’il a reçus pour devenir davantage disponible à l’amour de Dieu.

Mais l’appel du Christ porte encore plus loin. S’il ne demande pas à tous de tout quitter, il est cependant une Parole qui s’adresse à certains et à certaines, pour les inviter à tout quitter pour le suivre, pas simplement en vue d’un progrès dans la liberté à l’égard des biens de ce monde, comme je viens de l’évoquer, mais par un détachement effectif en quittant, comme le dira en un autre endroit l’évangile selon saint Marc, "maison, frères, soeurs, mère, père, enfants ou terre ". C’est-à -dire en quittant tout ce qui constitue l’environnement et l’encadrement d’une existence humaine, pour s’en remettre totalement à la foi en Dieu. Agir comme si Dieu était la seule source de vie et s’en remettre totalement à Lui. Vous le savez, cet appel radical à tout quitter pour suivre le Christ s’accomplit par la vocation religieuse, dans laquelle des hommes et des femmes renoncent tout ensemble à la possession des biens, à la constitution d’une famille et à la liberté de conduire leur vie selon leurs désirs.

L’Eglise latine, depuis des siècles, recrute ses prêtres parmi des hommes qui ont entendu cet appel à tout quitter pour le Christ. Elle appelle des hommes qui renoncent à la vie sociale commune de la profession, de la famille et de la liberté de conduite individuelle. Elle recrute ses prêtres parmi des hommes qui s’engagent personnellement à la pauvreté, à la chasteté et à l’obéissance. Ils ne le font pas à la manière des religieux, mais ils répondent à cet appel radical du Christ pour le service de son Eglise.

Tout à l’heure, le vice-président du Conseil pastoral a évoqué devant vous la grande tristesse d’un grand nombre de communautés chrétiennes en France. Grâce à Dieu, et grâce à un effort constant depuis plus de 25 ans, le diocèse de Paris n’est pas dans cette situation de pénurie extrême. Mais la vitalité de nos communautés chrétiennes ne pourra se développer que si des hommes nombreux et solides répondent à cet appel du Christ en se proposant pour être les prêtres de son Eglise. Aujourd’hui, je veux dire devant vous, au moment où j’installe votre nouveau curé, que j’attends, - je n’ose pas dire avec impatience, mais j’ose dire avec espérance -, que j’attends que se lèvent plus nombreux qu’ils ne le sont aujourd’hui des hommes prêts à tout donner pour l’annonce de l’Evangile.

Il en est parmi vous qui se sont posés la question, il en est parmi vous qui ont commencé d’y répondre, et il en est qui hésitent encore. Je ne voudrais pas qu’à l’exemple de l’homme de l’Evangile, ils soient réduits à partir tout tristes parce qu’ils ont de grands biens. Je voudrais au contraire qu’ils connaissent la joie de suivre le Christ chaque jour de leur vie et de devenir les ministres de son Eglise, pour la vie de cette Eglise, pour le bonheur des chrétiens, pour l’espérance du monde.

Amen.

+ André Vingt-Trois
Archevêque de Paris

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