Homélie de Mgr André Vingt-Trois - Pentecôte 2006

Cathédrale Notre-Dame de Paris - dimanche 4 juin 2006

Jn 15, 26-27 et 16, 12-15

Frères et Sœurs,

La fête des Tentes, qui était la commémoration de l’Alliance, rassemblait de nombreux pèlerins à Jérusalem, non seulement des juifs de Judée, de Samarie ou de Galilée, mais encore de tous les pays alentours où ils pouvaient être établis depuis plusieurs générations. Venaient aussi des convertis au judaïsme, et encore des païens qui s’approchaient de la Parole de Dieu à travers le témoignage rendu par Israël. Cette foule, bigarrée, internationale dirions-nous aujourd’hui, parlait toutes sortes de langues et pas seulement l’araméen. En entendant le récit de la Pentecôte, je ne pouvais manquer d’évoquer en ma tête et en mon cour la situation de notre ville de Paris. Elle aussi est en ces temps un carrefour et plus encore en ces jours et en ce lieu, un carrefour où se croisent des hommes et des femmes de tous pays, de toutes langues et de toutes cultures.

La barrière de la langue n’a plus la même importance en notre temps qu’à d’autres époques ; en revanche, les différences culturelles établissent des barrières ou creusent des abîmes entre des peuples différents. La présence et la rencontre de l’étranger, de celui qui n’est pas comme nous, suppose pour être vécue de manière positive une véritable conversion mentale. Les différentes traditions auxquelles se rattachent les hommes et les femmes qui viennent dans notre pays des cinq continents de la terre, de toutes sortes de nations, de toutes sortes d’âges, de formations, de cultures, d’éducation, cet énorme mélange peut susciter la crainte et la peur, nous le savons bien. La rencontre de ceux qui sont venus d’ailleurs peut nous donner l’impression, surtout si elle est accentuée par des campagnes d’opinion savamment orchestrées, que nous risquons notre âme au contact des autres. Cette crainte, alimentée autant qu’elle l’est pour nous prévenir contre je-ne-sais-quelle contagion, reflète plus réellement nos propres incertitudes sur ce que nous sommes que le risque que nous courons à rencontrer les autres. Car la rencontre des cultures et des traditions différentes n’est un véritable danger que pour celui qui ne sait pas quelle est sa culture et quelle est sa tradition. Il est tenté alors de défendre ce qu’il ignore, de protéger ce qu’il méconnaît, et d’essayer d’échapper aux risques qu’il imagine. Ce n’est pas ainsi que l’Eglise a été fondée le jour de la Pentecôte, et ce n’est pas dans cette perspective que l’Esprit-Saint est venu habiter chacun des apôtres. Il les a rendus capables, non pas de s’enfermer dans la chambre haute où ils étaient rassemblés, mais au contraire d’ouvrir les portes et d’aller à la rencontre de ceux qui étaient alors à Jérusalem et de leur annoncer le Christ de telle façon que chacun puisse le comprendre dans sa propre culture.

C’est évidemment pour nous quelque chose d’assez mystérieux, tellement nous avons été accoutumés à croire que le Christ, finalement, était européen, et que s’il y avait des difficultés à communiquer la Bonne Nouvelle aux Nations, elle venait de cette étrangeté culturelle. Or nous découvrons en cette fête que l’Esprit-Saint traverse les différences culturelles. Il ne les abolit pas, il n’agit pas de telle façon que les Parthes, les Mèdes, les Élamites, les Arabes, les Crétois, les Romains qui sont présents à Jérusalem cessent d’être Parthes, Mèdes, Élamites, Crétois, Romains. Il n’en fait pas des juifs, il ne les transforme pas pour les ramener à un modèle unique, mais il agit au cœur de chacun, au cœur des Apôtres d’abord, et au cœur de leurs auditeurs ensuite, pour que l’annonce du Christ qui leur est faite leur devienne intelligible. Recevoir l’Esprit de la Pentecôte, n’est pas ramener tout le monde sous une même bannière. C’est comprendre que l’Esprit, l’Esprit de Dieu, l’Esprit du Père Unique qui a voulu une unique humanité, et qui veut ramener l’humanité entière en sa famille, cet Esprit traverse les barrières culturelles, il traverse les ruptures linguistiques, il traverse les incompréhensions historiques, pour atteindre ce qui est au cœur de chaque personne : sa liberté. Il ne s’agit pas de se transmettre une culture, il ne s’agit pas de se transmettre un langage, il ne s’agit même pas de se transmettre une doctrine, il s’agit d’annoncer l’Évangile, c’est à dire le Christ, et de laisser le Christ rejoindre chacun de nos contemporains dans sa particularité, dans sa différence et dans son originalité.

Comment l’Esprit-Saint peut-il trouver le langage qui va transcender les particularités culturelles et linguistiques ? Comment va-t-il rejoindre la liberté humaine dans ce qu’elle a de plus intime et de plus personnelle ? Comment va-t-il toucher le cœur des hommes comme le récit des Actes des Apôtres le décrit un peu plus loin, après le discours de Pierre : « Les auditeurs eurent le cœur transpercé et ils demandaient à Pierre et aux apôtres : Frères, que devons nous faire ? » (Ac 2 ; 37) ? Qu’est-ce qui est de nature à briser en nous les protections des particularismes, des traditions et des cultures pour rejoindre l’identité humaine dans ce qu’elle a de plus universel et de plus commun en nous ? Certainement pas l’appareillage des discours et des concepts, même s’il suppose évidemment un langage commun. Beaucoup plus profondément, comme notre Pape nous l’a rappelé par son Encyclique, c’est par le langage de l’Amour que nous pouvons atteindre le cœur des hommes. Ce langage de l’amour, l’Esprit-Saint l’élabore comme un signe visible parmi les hommes que l’amour que Dieu porte à l’humanité.

Vous avez entendu tout à l’heure ce que produit l’Esprit en nous : « amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, foi, humilité, et maîtrise de soi ». En entendant l’énumération du fruit de l’Esprit, nous comprenons très bien qu’il ne s’agit pas d’une production de vertus humaines que nous serions capables de faire grandir par notre effort. Il s’agit d’un don que Dieu fait aux hommes, de la grâce qu’il met en nos cours, pour faire avec les êtres que nous sommes, pauvres pécheurs, faibles et misérables, des gens capables d’aimer, capables de porter la joie, capables d’être des artisans de paix, capables d’endurer avec patience, capables de manifester la bonté divine, capables de bienveillance, de foi et d’humilité, capables de maîtrise de soi. D’aucun de ces fruits aucun de nous n’est capable, sinon par la puissance de l’Esprit qui nous habite. C’est le premier signe, le premier témoignage que l’Esprit rend à la puissance de Dieu à travers l’humanité : nous qui sommes faits de la même pâte que tous les êtres humains, avec nos limites, nos faiblesses et nos péchés, nous devenons capables d’aimer, d’endurer, de vivre dans l’allégresse et de nous mettre au service des autres.

Ce témoignage que l’Esprit construit à travers chacune de nos existences, se manifeste encore à travers une autre figure : le corps de l’Eglise. L’Esprit ne se contente pas d’ajouter les uns aux autres les fruits que la grâce produit en chacun d’entre nous. Par le don de l’Esprit, Dieu transforme un groupe humain comme celui des douze apôtres, comme celui que nous constituons aujourd’hui, en ce vingt-et-unième siècle, en un unique corps rendant témoignage au Christ. Nous l’avons entendu à plusieurs reprises dans l’Évangile : c’est l’Esprit lui-même qui met en nos cours les pensées et les prières que nous devons adresser à Dieu. C’est l’Esprit qui met sur nos lèvres les paroles que nous devons nous dire les uns aux autres. C’est l’Esprit qui constitue notre défense quand nous sommes attaqués, c’est lui qui est notre défenseur, notre conseiller. Il est la vérité plénière que Dieu veut révéler en ce monde. Le témoignage de l’Eglise, composée de pauvres pécheurs mais constituée en peuple saint, manifeste au milieu des hommes qu’il y a d’autres règles pour conduire la vie collective que les règles qu’impose habituellement : la volonté de puissance, le désir de la domination ou de la possession.

Frères et Sœurs, en ce jour où l’Esprit est répandu sur nous, comme il l’a été au moment de notre confirmation, en ce jour où l’Esprit constitue son Eglise comme témoin et apôtre du Christ, en ce jour où nous reprenons notre place dans la main du Père et dans la communion du Père et du Fils, rendons grâce à Dieu qui fait de nous des témoins de la vérité et des témoins de son amour.

Amen.

+ André Vingt-Trois
Archevêque de Paris

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