Homélie du cardinal André Vingt-Trois – 29e dimanche du temps ordinaire - Installation de Mgr Patrick CHAUVET, curé de St François Xavier

St François Xavier - dimanche 19 octobre 2008

- Is, 45, 1.4-6a, Ps 95, 1.3-5.7-10, 1 Th 1, 1-5b
- Mt 22, 15-21

Homélie du Cardinal André Vingt-Trois

« Que doit-on à César ? »

Frères et sœurs,
« Je suis le Seigneur, il n’y en n’a pas d’autre, en-dehors de moi il n’y a pas de Dieu » (Is 45, 5). C’est ce que nous venons d’entendre dans le livre d’Isaïe. Cette proclamation prophétique est le cœur de l’alliance conclue entre Dieu et Israël : « Ecoute Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique, tu le serviras de tout ton cœur, de toute ta force et de tout ton esprit » (Dt 6, 4-5). C’est aussi là le cœur de notre foi : il n’y a qu’un seul Dieu et un seul Seigneur. Le piège tendu par les pharisiens dans la question qu’ils posent au Christ s’éclaire à la lumière de cette profession de foi au Dieu unique. Car il ne s’agit pas simplement de savoir s’il était légitime de payer l’impôt à César. (Cette question déjà était un piège dans le contexte où elle était posée. Car elle revenait à poser la question de la légitimité de l’occupation de la terre d’Israël par les troupes romaines.) Mais plus profondément, et nous le savons mieux à distance grâce aux études historiques qui ont entouré cette période de l’Empire, la reconnaissance de César n’était pas simplement celle de la légitimité plus ou moins grande d’un pouvoir politique. Il s’agissait de la reconnaissance d’un pouvoir religieux. César ne se contentait ni d’être la tête de l’Empire de Rome, ni du suffrage des citoyens romains, ni de la soumission des pays qu’il occupait. Il voulait être vu comme Dieu, comme celui qui a pouvoir de vie et de mort sur l’humanité.
A la lumière de l’expérience historique et des siècles passés, il serait intéressant de réfléchir pour nous demander s’il n’y a pas dans tout pouvoir la tentation de se revendiquer comme absolu et divin. Ce n’est pas notre propos, mais nous connaissons bien des exemples, en particulier au cours du XXème siècle à peine écoulé, d’empires qui ont voulu devenir des religions. Nous avons la chance, car cela en est sans doute une, de vivre dans un état démocratique. Nous pouvons nourrir l’espérance, et j’espère que cela n’est pas une illusion, que les femmes et les hommes que nous portons au pouvoir par nos votes ne se prennent pas pour Dieu. Mais il ne s’agit pas simplement de savoir subjectivement ce qu’ils pensent et comment ils se voient. C’est, beaucoup plus profondément, une question de système : le pouvoir politique peut-il se concevoir autrement que comme un pouvoir absolu ? Même s’il ne nourrit pas l’illusion de prendre la place de Dieu, sa responsabilité est de veiller à bien des aspects de la vie des hommes. Et, de proche en proche, comment peut-il échapper au fait que cette responsabilité légitime sur l’organisation de la vie collective, ne devienne une emprise, non plus simplement sur les fonctionnements de l’ordre public, mais sur les consciences et sur les libertés. Cette tentation est peut-être conjurée dans un régime démocratique comme le nôtre. Mais il est possible aussi qu’elle se répande d’une manière moins violente qui consiste à conditionner la vie des hommes par des décisions qui engagent bien au-delà de l’ordre public. Ainsi, les citoyens que nous sommes, comme tous les hommes et toutes les femmes à travers les temps, se trouvent nécessairement un jour ou l’autre habités par la question qui a été posée par les pharisiens à Jésus et qui touche à la destinée même de l’homme : « Que doit-on à César ? » (Mt 22, 17). Le discours de l’évangile, le dialogue et le piège tendu à Jésus ne sont plus simplement l’évocation historique d’une question difficile posée par l’occupation romaine en Palestine. Ils deviennent une question intérieure inévitable pour les hommes et les femmes libres de notre temps : Jusqu’où doit-on aller ? Où doit-on s’arrêter ?
A travers des décisions en partie légitimes et argumentées, l’orientation des vies est mise en cause, et la forme des libertés est conditionnée. C’est ce qui se produit quand le mariage devient une alternative parmi d’autres, quand le jour du Seigneur devient un jour banal entre les autres jours, quand la personne humaine peut devenir un instrument au service de ceux qui peuvent tirer profit de ses cellules et de ses gênes, et quand la revendication de reconnaître Dieu comme l’unique maître de nos existences est considérée comme un acte de fanatisme inadmissible. En évoquant rapidement ces situations, vous entendez que je ne suis pas loin de ce que nous vivons. Vous saisissez qu’à travers ces questions qui sont légitimement discutées, il n’en va pas seulement de l’organisation de la société mais aussi de la manière dont nous reconnaissons que Dieu est l’Unique. Alors, quel témoignage sommes-nous appelés à rendre dans ces débats qui traversent notre société, nos consciences, et nos libertés ? Que sera notre profession de foi ? Sera-t-elle seulement la confession du nom de Dieu ou conduit-t-elle à une certaine façon de comprendre la vie et la manière dont les hommes et les femmes vivent ensemble ? Entraînera-t-elle une évaluation de la compatibilité entre l’organisation de la vie sociale et la reconnaissance du Dieu unique ?
Ce témoignage est requis de chacun d’entre nous. Chacun doit un jour ou l’autre se demander : ‘Si je suis chrétien, si j’essaye d’être chrétien, si je veux être chrétien, jusqu’où puis-je aller dans la soumission aux normes collectives ? Dois-je accepter que le dimanche ne soit plus le jour du Seigneur, même si pour cette trahison je suis payé plus cher, double ou triple ? Dois-je accepter que l’être humain soit mis en vente sur internet, par morceaux, pour le bénéfice de ceux qui ont les moyens de se soigner, quand une partie importante de l’humanité n’a même pas les moyens de se nourrir ? Dois-je accepter que n’importe quelle union entre un homme et une femme, ou entre deux hommes, ou entre deux femmes soit considérée comme la forme normale d’une famille ? Et si je ne l’accepte pas qu’est-ce que cela fait ? Qu’est-ce que cela change ? Comment puis-je vivre cette rupture ? Et dans ma propre vie encore, comment puis-je essayer d’être fidèle à une conception de l’homme qui reconnaît Dieu comme unique Seigneur ? Finalement, jusqu’où ma foi m’appelle-t’elle à entrer en contestation et en rupture avec les idées correctement répandues et généralement admises ?’ Vous le voyez la mission des chrétiens dans notre société n’est pas une sorte de supplément ornemental qui donnerait un peu de générosité à notre foi. Mais il s’agit vraiment du cœur de la foi. Si Dieu est vraiment Dieu, toutes les manières de vivre ne font pas de ceux qui les pratiquent des interlocuteurs dignes de Dieu. Si je veux manifester que je crois au Dieu unique, je dois essayer, pour moi et si possible avec les autres, de construire une société dans laquelle tout homme devient digne de Dieu.
Frères et sœurs, vous le savez, notre Église est en mission. Je l’ai souligné il y a trois ans maintenant et le Pape nous l’a rappelé il y a peine deux mois. Au cours de cette année, je vous invite à faire le point sur notre engagement missionnaire. Il ne consiste pas à forcer les gens à devenir chrétiens. Il se nourrit d’abord de notre foi au Dieu unique. Ainsi grandissent notre confiance, notre liberté et la conviction que les hommes et les femmes que nous sommes et qui nous entourent ne sont pas faits pour vivre n’importe comment, mais pour vivre en fils et en filles de Dieu. Cette vocation entraîne des choix qui peuvent être couteux mais que nous devons porter ensemble.
Rendons grâce au Seigneur puisque par lui, comme l’écrit saint Paul, « notre foi est active, notre charité se donne de la peine et notre espérance tient bon en notre Seigneur Jésus-Christ » (1 Th 1, 3). Acceptons avec confiance et sérénité les défis de notre temps pour confesser que Dieu est l’unique, et qu’il mérite que nous le reconnaissions comme le seul maître de nos vies. Amen.

+André cardinal Vingt-Trois

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