Homélie du cardinal André Vingt-Trois – Nuit de Noël

Notre-Dame de Paris, 24 décembre 2008

En la cathédrale Notre-Dame de Paris - Messe de Minuit

Homélie du cardinal André Vingt-Trois

Frères et Sœurs,

Au moment où nous célébrons la fête de la Nativité du Christ, nous sommes habités par des sentiments contraires. D’un côté, nous sommes invités à la joie et à la fête. D’ailleurs autour de nous, nous voyons bien des gens qui n’ont plus aucune connaissance et aucun attachement à la personne de Jésus et qui pourtant se donnent beaucoup de mal et dépensent beaucoup d’argent pour que, au moins pendant quelques heures, la fête de Noël leur permette d’oublier la dureté des temps et les tristesses de leur vie. Le champagne et les cotillons leur tiennent lieu d’espérance. Pour nous, qui savons pourquoi cette nuit est une nuit d’allégresse, nous nous réjouissons en vérité de la naissance du Sauveur. Mais d’un autre côté, les difficultés présentes de l’histoire des hommes : les difficultés économiques, les pays en guerre, les populations soumises à la malnutrition ou à la famine, les personnes déplacées, les réfugiés regroupés dans des camps ou dans nos centres de rétention administrative, ne cessent d’être étalées dans nos informations quotidiennes. Elles provoquent chez nous une certaine gêne, comme si nous avions mauvaise conscience. Quand tant d’hommes souffrent, pouvons-nous nous laisser aller à la joie sans paraître insensibles à la misère du monde ou sans être taxés d’irréalisme ?

Il nous faut accepter ce malaise car il est révélateur de la réalité que nous vivons. Nous recevons en cette nuit sainte la promesse de Dieu annoncée par les anges aux bergers : « Paix sur la terre aux hommes que Dieu aime ! » (Lc 2, 14). Non seulement nous la recevons, mais nous croyons qu’elle est une parole authentique qui nous est destinée autant qu’aux bergers de Bethléem. Cette promesse n’est pas une sorte de formule magique qui effacerait comme par miracle toutes les difficultés de l’existence. Elle est une promesse qui nourrit notre espérance tout au long de l’histoire de l’humanité : Dieu aime les hommes et veut leur donner sa paix.

Et cette certitude nous confronte inévitablement à l’épreuve de la foi et à la question qui traverse toute la destinée des hommes : Comment croire à l’amour de Dieu pour l’humanité et à sa promesse de la paix quand nous sommes soumis à toute sorte d’épreuves par la vie ? Comment l’amour de Dieu est-il compatible avec la misère de l’humanité ? Or en cette sainte nuit, nous reconnaissons que le Dieu tout-puissant vient se manifester à l’humanité, non pas dans ce que nous savons de la puissance des empires, dont nous connaissons par ailleurs la fragilité, mais dans l’extrême faiblesse de cet « enfant nouveau-né couché dans une mangeoire. » (Lc 2, 16) Il se présente comme le Sauveur du monde, mais le salut qu’il apporte et qu’il réalise n’est pas l’écrasement des forces du mal par sa puissance. Il nous sauve non par une victoire spectaculaire sur les forces du mal mais par le don de sa vie qu’il fait dans l’amour. Il nous donne ainsi la plus grande leçon de catéchisme, celle que nous ne devrions jamais oublier : ce qui a sauvé le monde, ce qui sauve le monde, ce qui sauvera le monde, c’est l’amour.

Et nous devons encore aller plus loin dans la découverte des mœurs de Dieu qui nous sont révélées dans le Mystère de Noël. L’amour dont Dieu nous aime n’est pas une manière de posséder l’autre pour son propre bien-être ou son plaisir. Aimer, c’est se rendre dépendant de celui qu’on aime et se mettre à son service. Jésus en a donné une ultime leçon après la Cène, dans le Lavement des pieds. C’est ainsi que nous découvrons le chemin par lequel nous pouvons sortir de la contradiction qui nous habite. L’amour de Dieu et la misère de l’humanité ne s’accordent pas par des subtilités philosophiques qui maintiendraient ensemble les contraires. L’amour de Dieu assume la misère de l’humanité en épousant lui-même cette misère, en prenant chair dans la chair humaine et en s’offrant pour prendre sur lui le mal du monde. Si cette nuit est une nuit d’espérance, ce n’est pas parce qu’elle abolirait nos souffrances ou parce qu’elle nous permettrait de les oublier pendant quelques heures. Cette nuit est une nuit d’espérance parce qu’elle nous indique le seul chemin pour ne pas défaillir dans les épreuves si cruelles qu’elles puissent être. Ce chemin c’est de nous livrer à l’amour et de laisser l’amour nous transformer en serviteurs de nos frères. « Si moi, le Maître et Seigneur, je vous ai lavé les pieds, vous devez vous aussi faire de même et vous laver les pieds les uns aux autres. » (Jean 13, 14). Ainsi, la joie de cette nuit très sainte n’est pas hypocrite ni malsaine si nous la recevons comme elle nous est donnée, c’est-à-dire comme un signe de l’amour de Dieu pour nous et un appel à nous engager nous aussi dans l’amour de nos frères.

Si notre cœur est capable de s’attendrir devant le dénuement de l’enfant Jésus dans la crèche, nous devons approfondir le message qu’il nous livre dans cette histoire d’amour. Le salut de l’humanité vient de l’amour et l’amour est indissociable d’un réel appauvrissement comme nous le dit saint Paul : « Pour vous, le Seigneur Jésus Christ, de riche qu’il était, s’est fait pauvre pour vous enrichir de sa pauvreté. » (2 Cor. 8, 9). En partageant notre condition humaine, le Fils Unique de Dieu nous donne un nouveau critère de la réussite d’une vie donnée pour le salut. Quand chacun cherche à posséder plus, quand nous rêvons d’assurance et de garanties pour l’avenir, au mépris même de notre intérêt bien compris ; il nous montre que l’amour et la confiance en Dieu mettent ailleurs l’espérance de notre vie.

Les crises diverses que nous traversons, et notamment la crise financière et économique dont nul n’est aujourd’hui capable de prévoir les conséquences et la fin, peuvent aussi nous faire réfléchir sur les incohérences de nos manières de vivre. Habitués à une certaine prospérité, à une progression constante de nos moyens économiques et à une protection sociale garantie, nous risquons de perdre de vue les finalités même de notre existence. Les mois qui viennent risquent d’être très difficiles pour quantités de nos contemporains, non seulement dans les pays pauvres de la planète, mais même dans nos pays riches, pour nous. Une fois de plus, le modèle d’un fonctionnement qui repose sur une croissance continue de la consommation a montré ses limites. Jusqu’où faudra-t-il aller pour nous convaincre de réviser nos critères de réussite et nos modèles de fonctionnement ? Comment cette menace pourrait-elle ne pas planer aujourd’hui sur les fêtes que nous vivons ? Nous sommes face à une réalité que notre culture admet difficilement : notre univers est limité, limité dans ses ressources naturelles comme dans ses possibilités de développement. Tout n’est pas possible à la famille humaine si nous voulons établir et développer un minimum d’équité dans la gestion des biens du monde et exercer une véritable responsabilité à l’égard des générations futures. A moins de renoncer à l’avenir ou de s’en désintéresser, nous savons bien que nous devrons inventer des manières de vivre moins destructrices du bien commun et du patrimoine de l’humanité. Et Dieu nous montre justement en cette nuit comment ceux qui, comme Jésus, acceptent par amour de se dessaisir de ce qu’ils pouvaient légitimement revendiquer, deviennent source de vie et de Salut pour leurs frères.

L’amour qui sauve n’est pas compatible avec l’amour de l’argent et de ses promesses car l’amour qui sauve ne repose pas sur la séduction des cadeaux, mais sur la fidélité de celui qui aime. Ainsi Dieu ne nous manifeste pas son amour en aplanissant tous les obstacles devant nous, mais en venant partager avec nous les contraintes de cette vie et les partager jusqu’au bout. Dieu est fidèle à son alliance.

Frères et Sœurs, en cette sainte nuit recevons le message de l’amour de Dieu qui se donne jusqu’à la mort. Laissons-nous emporter par la joie de la Nativité en acceptant d’entrer avec Jésus dans une vie de partage qui va au plus près de ceux qui souffrent et qui ne fuit pas devant l’épreuve. Pourrions-nous être joyeux si nous fermions nos cœurs et nos vies à la misère de nos frères ? Pourrions-nous être joyeux si notre amour s’évaporait aux premières difficultés ? Que la faiblesse de l’enfant nouveau-né soit pour nous une source de force et de persévérance, une source de paix et de fraternité, une source de la joie promise par Jésus à ses disciples.

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